Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

De la reproduction illusoire de mai 68 à partir de la question palestinienne, par Danielle Bleitrach

Nous sommes dans une autre ère, celle où l’impérialisme agit moins à travers une gauche largement déconsidérée par des décennies de collaboration qu’à travers la manipulation des questions centrales de souveraineté par l’extrême droite. Aux Etats-Unis, à travers l’indignation provoquée par le massacre mené contre les Palestiniens à l’ombre de la protection des Etats-Unis, on assiste à une sorte de remake atténué de ce qui s’était passé au moment du Vietnam : Il y a une vague de politisation sur les campus, une prise de conscience qui rejoint l’anti-impérialisme, et les mouvements pacifistes. Cela ouvre un débat dans les médias qui jusqu’ici s’intéressait peu aux mouvements pacifistes.

Les Étudiants pour la Justice en Palestine, ou S.J.P., sont sans doute le groupe de défense pro-Palestine le plus important en Amérique, non seulement parmi les groupes de campus, mais en général. Au cours des deux derniers mois, la visibilité de l’organisation s’est considérablement accrue. Il y a la crise dans les Universités mais le malaise va bien au-delà, en particulier sur la dénonciation du racisme aux Etats-Unis. Il y a aux Etats-Unis non seulement des problèmes très concrets concernant les salaires, la dégradation des services publics, avec des mobilisations syndicales importantes mais une inquiétude plus générale sur le devenir de l’Amérique y compris face à ce que le pays peut attendre des élections.

Dans le monde universitaire, l’ensemble s’est sublimé à propos de ce qui se passe en Israël et à Gaza en débats remplis de rage sur les campus universitaires américains et qui est devenu lui-même un enjeu idéologique dans les médias. À la fin du mois d’octobre, le Sénat des États-Unis a adopté une résolution condamnant plusieurs sections du SJP pour les déclarations qu’elles ont faites après le 7 octobre, qualifiant leur rhétorique d’« antisémite, répugnante et moralement méprisable ».

Les sections du SJP ont été la principale force dans la mobilisation de manifestations étudiantes majeures et généralisées en faveur de Gaza et des droits des Palestiniens – et elles ont fourni les cadres intellectuels pour ces protestations. Bon nombre des groupes de défense pro-palestiniens les plus virulents comprennent des organisateurs juifs qui sont traditionnellement des combattants de la paix. Et le fait que ces étudiants et professeurs juifs se soient retrouvés la cible des “donateurs” juifs qui ont pesé grâce à la privatisation des Universités sur la carrière et l’éviction de protestataires a été bien souvent dénoncé et mis en avant dans la description de ce qui se passait sur les campus. Il y a eu focalisation sur le fait que d’autres étudiants et professeurs juifs sur les mêmes campus se sentent personnellement visés par une propagande qui met en cause les Juifs y compris sous le terme à peine déguisé de sionistes. Parfois c’est explicite en disant qu’Israël est un État créé pour placer les juifs au-dessus des autres mais le plus souvent cela se contente de créer un équivalent entre Israël et l’holocauste et de mettre des croix gammées sur toute dénonciation. De nombreux étudiants juifs qui se souciaient des droits des Palestiniens et critiquaient le gouvernement israélien, mais n’avaient pas l’impression qu’il y a de l’espace pour eux pour s’engager dans les manifestations. Très rapidement il y a eu un déplacement qui n’a rien d’innocent des responsabilités du gouvernement israélien et de celle des Etats-Unis à la question de l’antisémitisme et à celle de l’adhésion à la politique du Hamas.

Cela a contribué à diviser la gauche y compris celle qui est la plus critique à l’égard des démocrates et à renforcer au contraire le courant du consensus atlantiste et l’extrême droite de Trump. On pourrait donc dire que grâce aux antisémites et à ce courant irresponsable qui existe également en France, sa manipulation médiatique, la question de la Palestine est apparue à la fois comme celle d’une possible politisation des jeunes et dans le même temps celle à travers laquelle s’opère une marginalisation du courant anti-impérialiste et en faveur de la paix. Tout est fait pour rendre impossible un rassemblement qui irait dans le sens d’une solution qui correspond à celle qui devrait être défendue au plan international et que l’on retrouve y compris dans les votes de l’ONU : forcer l’extrême-droite israélienne et son mentor les Etats-Unis à respecter les résolutions de l’ONU, reconnaitre l’État Palestinien, aller vers deux États. Et ce débat rendu impossible divise ceux qui ont toutes raisons de se retrouver sur d’autres questions de plus en plus prégnantes. Pourtant nous ne sommes plus en mai 68 et l’opération de dévoiement a ses limites.

Cette idéologisation à travers des références à l’antisémitisme, à la dictature contre la liberté pour diviser les protestataires joue son rôle de division, en particulier en occident mais elle a aussi ses limites. Elle se heurte à la transformation des rapports de forces internationaux, à l’apparition d’un monde multipolaire, à la volonté pour les peuples du sud de s’approprier leurs ressources, et du refus des monstrueuses inégalités entre le capital et le travail.

Tout cela est aussi à l’œuvre en Israël. Cette extrême-droite israélienne contestée par ses propres citoyens, ne voit que dans l’exaspération du conflit avec les Palestiniens les bases de sa propre survie. Elle bénéficie de deux atouts, la protection des Etats-Unis, et les extrémistes du Hamas, qu’elle a littéralement portés à bout de bras. On peut noter qu’elle bénéficie également au niveau international en France en particulier d’une gauche qui ne relaie pas la gauche israélienne mais celle de l’extrême-droite. Comme elle bénéficie de la propagande antisémite ouverte ou à peine cachée des pseudos défenseurs des Palestiniens qui sont de vrais malades proches de fait de Soral et Dieudonné, un courant qui dans sa nocivité trouve son exact répondant dans les pseudos défenseurs des juifs et vrais porte paroles de la CIA comme Glucksmann, Bernard-Henry Levy et Cohn Bendit.

Je me suis toujours demandée comment des gens dénués d’antisémitisme pouvaient relayer de pareilles imbécilités ? Peut-être est-ce parce qu’ils souhaitent dire aux Israéliens : comment pouvez-vous faire aux autres ce qu’on vous a fait? Si tel était le cas s’ils en sont à s’interroger sur l’origine de cette situation, il serait bien plus utile de s’interroger sur les responsabilités à eux citoyens de France, des Etats-Unis entre autres et sur la manière dont les gouvernants de ces pays ont historiquement et encore aujourd’hui créé les conditions concrètes de cette opération impérialiste et néo coloniale qui est à l’œuvre contre les Palestiniens comme dans l’ensemble du monde. Qui servent-ils en limitant la question à la seule responsabilité des “juifs” (aux victimes de l’holocauste devenues uniformément bourreaux ou au contraire ce qui revient au même ayant tous les droits) ? Qui est alors opposé à qui ?

Les racines d’un tel antagonisme fictif se retrouvent exploités dès le conflit vietnamien et mai 68 dans le contexte à l’époque du retournement de l’échec de l’impérialisme au Vietnam qui fut transformé alors y compris avec les boat people en un mouvement contrerévolutionnaire. On a vu d’ailleurs une reconversion très rapide des gauchistes les plus virulents, qui portaient tous leurs coups sur l’insuffisance de l’URSS et des partis communistes se reconvertir à travers l’anticommunisme en soutien les plus actifs de l’atlantisme.

Pourtant nous ne sommes pas en mai 68 et la situation de l’impérialisme des Etats-Unis n’a rien à voir avec celle de cette époque, même si la manière dont les médias en rendent compte, si les campus y font songer.

Mai 68 est intervenu au sommet de la vague de prospérité de l’Occident, aujourd’hui les USA et les pays occidentaux ne sont plus dans la même situation : les données du Bureau du recensement des États-Unis, publiées en septembre, le confirme avec un taux de pauvreté officiel aux États-Unis en 2022 de 11,5 %, et le taux pour les enfants – 12,5 % – avait doublé en un an. Cela signifie que 37,9 millions d’Américains, vivant dans le pays le plus « riche » de la planète, sont désespérément pauvres. Par ailleurs, 28,9 millions de personnes dépendent de la sécurité sociale pour sortir de la pauvreté. Le revenu médian des ménages a chuté de 2,3 % et on estime que 25,9 millions de personnes n’ont pas d’assurance maladie. La possibilité pour des générations de jeunes d’accéder à un statut meilleur voire équivalent à leurs parents est remis en cause, alors même que le terrain d’exercice du pillage et des chances de victoire sur des pays plus faibles est menacé, le rapport qualité prix de l’intervention belliciste n’est plus garanti.

Le paroxysme de certains affrontements internationaux comme l’Ukraine et Israël Palestine ne doivent pas nous faire ignorer la réalité du contexte international. Les défaites en Afghanistan, au Moyen Orient, correspondent à l’existence d’un monde multipolaire qui a vu naître une alternative. Déjà des capacités de négociations régionales sont apparues avec l’ouverture de discussion entre les Saoudiens et l’Iran, mais aussi d’exemples récents comme la négociation entre le Guyana et le Venezuela, ou encore ce que nous décrivons dans l’Afrique de l’ouest.

Le rôle de la Chine qui s’emploie à éviter les conflits armés, les pseudos prétextes idéologiques pour faire apparaitre les intérêts objectifs, créent une situation nouvelle. Celle-ci est d’autant plus conquérante que les Etats-Unis et l’Europe n’ont plus grand chose à offrir à ceux qu’ils tentent d’attirer dans leurs coalitions, eux-mêmes, l’Europe comme le Japon, les partenaires monétaires et militaires des Etats-Unis tentent de conserver des solutions alternatives.

Israël lui-même tente de ne pas perdre pied dans ce monde nouveau en train de naître en jouant sur le fait que le monde arabe et musulman est disponible pour un autre ordre international, il a joué sur la perte d’intérêt pour la cause palestinienne. Mais ce faisant on sait qu’il a incité le Hamas à tenter de rendre impossible toute négociation dont il serait exclu. Le pari a été à la fois gagné et perdu. Gagné en ce sens que la vague d’indignation face au 7 octobre s’est retournée devant le massacre de Gaza, la volonté du gouvernement israélien de chasser et anéantir tout État palestinien. Le masque des Etats-Unis et de l’occident feignant de soutenir un État palestinien est tombé, d’une manière encore plus évidente que tombait en Ukraine les pseudos accords de Minsk, et apparaissait la réalité de l’OTAN contre la Russie. Derrière les alliances fondées sur la défense de la démocratie est apparu l’intérêt du contrôle des routes de l’énergie. Le tout dans un contexte de crise du dollar et d’inflation provoquée par les manipulations des Etats-Unis sur leur puissance monétaire.

Tout cela montre à quel point nous sommes loin des formes idéologiques qu’a pu prendre la contrerévolution dans les années soixante pour devenir à partir du Chili la contre révolution impérialiste du néolibéralisme. Là aussi les aspects liberal libertaires tentent d’être remises au goût du jour comme instrument de la reconquête on le voit avec l’Argentine, mais la fragilité de toutes ces utopies à travers lesquelles les Etats-Unis tentent de conserver leur hégémonie se traduit par leur incapacité à manipuler les leviers qui ont été les leurs depuis les années soixante.

Nous sommes dans une autre ère où l’impérialisme agit moins à travers une gauche largement déconsidérée par des décennies de collaboration qu’à travers la manipulation des questions centrales de souveraineté par l’extrême droite.

Danielle Bleitrach

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