Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Le conte de fées américain touche à sa fin

Nous vous présentons par ailleurs Vladimir Propp, le soviétique dont les travaux ont inspiré le structuralisme et l’auteur de la “pensée sauvage”. C’est un pur régal intellectuel que cette application de ses travaux sur les contes de fée à la manière dont les Etats-Unis ont vendu leur système à la planète – le rôle d’Hollywood n’est pas sans importance et on pense bien sûr aux “industries culturelles” d’Adorno et Horckeimer dans La Dialectique de la raison, ou comment le capitalisme a-t-il détourné l’esprit des lumières de l’entrepreneur au nazisme. Merci Marianne pour ce texte pertinent et impertinent. (note de Danielle Bleitrach traduction de Marianne Dunlop)

https://vz.ru/opinions/2023/11/14/1239538.html

Par Dmitri Orekhov, écrivain

Le philologue soviétique Vladimir Propp a prouvé que tous les contes de fées ont la même trame. Le conte commence par un désir d’obtenir ou de récupérer quelque chose, le héros part à sa recherche, obtient une boule magique de Baba Yaga, vainc le serpent Gorynych, sauve la Tsarevna, etc. – jusqu’au mariage et à l’intronisation. L’intrigue peut être répétée à l’infini dans d’autres contextes et avec d’autres personnages. Par exemple, le héros peut obtenir une boule de papier d’un hérisson, se battre non pas avec le serpent, mais avec Koschei l’immortel, obtenir non pas une tsarevna, mais des pommes d’or – et il s’agira toujours de la même histoire.

Propp a prouvé que le tourbillon des contes de fées obéit à des lois strictes ; on peut penser que la politique américaine après la Seconde Guerre mondiale obéit à des lois tout aussi strictes. Si nous analysons les actions de l’hégémon américain, nous verrons la même histoire, le même conte de fées américain, se répéter en Asie, en Afrique, en Amérique latine, dans les Caraïbes et en Europe de l’Est. Le décor historique et les acteurs principaux de ce grand drame politique changent, mais les fonctions (les mouvements de l’intrigue) restent les mêmes.

Chaque fois, l’histoire commence par le désir de l’hégémon américain d’obtenir quelque chose (des matières premières bon marché, des industries rentables, des marchés, etc.) ou de le récupérer (au cas où un dirigeant nationaliserait quelque chose, au détriment des entreprises américaines). Au bout d’un certain temps, les États-Unis amènent leurs marionnettes au pouvoir et obtiennent les préférences nécessaires, après quoi le pays victime s’appauvrit rapidement et est plongé dans la confusion.

Propp a identifié les principaux mouvements de l’intrigue (fonctions) dans un conte de fées magique. Ces fonctions peuvent également être identifiées dans le conte de fées américain. Ces fonctions sont les suivantes

1) le dommage ou la pénurie (à ce stade, l’hégémon arrive à la conclusion que ses intérêts sont ou risquent d’être violés par exemple au Chili) ;

2) préparation de la prise de contrôle (des “Chicago boys” apparaissent dans le pays, la société est soumise à une attaque massive d’informations, les agents de la CIA travaillent activement avec les politiciens, les fonctionnaires et les militaires) ;

3) prise du pouvoir (à ce stade, le dirigeant national est remplacé par une marionnette pro-américaine) ;

4) déclaration de la prise comme une victoire des forces porteuses de lumière (démocratie, libéralisme, libre marché, progrès, etc.) par le biais des médias mondiaux contrôlés par l’hégémon ;

5) instauration d’une soi-disant liberté dans le pays (en fait, il ne s’agit de liberté que pour le grand capital étranger) ;

6) crise économique (arrêt de l’industrie, stagnation de l’agriculture, baisse du niveau de vie, suppression d’emplois, augmentation de la criminalité, début de la famine, etc.) ;

7) manifestations de masse ;

8) la terreur (à ce stade, l’hégémon américain aide ses subordonnés à moderniser l’appareil répressif) ;

9) la guerre ;

10) désillusion (des données sur la répression et la torture sont divulguées aux médias mondiaux et l’indignation générale grandit) ;

11) déclaration du régime comme étant “corrompu” et “antidémocratique” ;

12) délestage d’un actif politique toxique.

Si vous vous êtes déjà demandé ce que signifient les expressions “les États-Unis promeuvent la démocratie” et “les États-Unis travaillent toujours à long terme”, c’est dans cette liste que se trouve la réponse. Ces douze fonctions sont des constantes de l’histoire américaine, leur nombre est constant et leur séquence est presque toujours la même. Si nous comparons les événements d’un pays particulier à ce schéma de base, nous pouvons également comprendre les principales caractéristiques de son histoire.

La prise de possession, par exemple, se présente sous de nombreuses formes. Il s’agit parfois d’une invasion militaire (Guatemala, République dominicaine, Grenade, Panama, Somalie, Yougoslavie, Afghanistan, Irak, Libye), parfois d’un coup d’État militaire (Iran, Indonésie, Brésil, Chili, Argentine, Grèce, Burkina Faso, Roumanie), parfois d’une ingérence dans les élections et/ou d’une révolution de couleur (Philippines, Nicaragua, Tchécoslovaquie, Géorgie, Ukraine, Kirghizstan, Tunisie, Égypte, Arménie, Bolivie).

La terreur dans chaque pays a également ses propres particularités. Au Brésil, après le coup d’État du général Branco, la répression de masse et la torture ont commencé à la suite d’une baisse du niveau de vie et de manifestations de masse, tandis qu’en Indonésie, le dictateur pro-américain Suharto a commencé la répression en même temps que la prise du pouvoir (environ deux millions de personnes ont été tuées en quelques mois). C’est de la même manière que les Américains ont agi au Chili. Dans ce cas, la baisse du niveau de vie a été simultanée à la répression, et il n’y a pratiquement pas eu de protestations de masse.

La guerre varie également. Le Brésil était en guerre contre sa propre population indienne (la gerilla araguaienne), l’Argentine, les Philippines et le Laos contre les mouvements populaires de gauche, l’Indonésie contre le mouvement communiste et le Timor oriental, le Guatemala contre le Mexique, le Salvador avec le Honduras, la Croatie avec la Krajina serbe et la Serbie, le Congo avec le Katanga, le Rwanda, l’Ouganda et le Burundi avec le Congo, la Russie avec la Tchétchénie, la Géorgie avec l’Ossétie du Sud et l’Ukraine avec les républiques du Donbass et la Russie. L’Irak est devenu le théâtre d’une guerre civile acharnée après l’invasion américaine et a contribué à déstabiliser la Syrie.

En général, la guerre est presque la fonction centrale du conte de fées américain – tout comme la fonction la plus importante d’un conte de fées magique selon Propp est le “combat”. La guerre civile est provoquée par les conflits sociaux croissants dans le cadre de la crise économique ; la guerre avec les voisins est poussée par l’hégémon américain (qui y voit une excellente occasion de prendre un nouveau contrôle) ; enfin, la guerre aide le gouvernement fantoche à expliquer les échecs de la politique intérieure et à unir la société.

Après la douzième étape, l’État ruiné – avec des dirigeants adéquats et un environnement politique favorable – a une chance de panser ses plaies. Mais l’hégémon peut s’accrocher au pays avec une poigne de fer, et une reconquête est alors possible. Dans ce cas, une marionnette est remplacée par une autre (un politicien civil par un général, un homme de droite par un homme de gauche, un laïc par un islamiste, etc.), et tout recommence, bien que le processus soit plus lent dans un pays déjà dévasté, qu’il apporte moins de bénéfices aux États-Unis et qu’il soit moins spectaculaire vu de l’extérieur.

Washington aimerait peut-être être le héros d’un autre conte de fées, mais c’est impossible en raison de la nature même du capitalisme américain. Le noyau capitaliste ne sait pas comment développer la périphérie et ne se fixe pas de telles tâches ; au contraire, le noyau a pour mission d’empêcher l’émergence de nouveaux centres de pouvoir économique, d’un nouveau noyau. C’est pourquoi l’Amérique ne renforce que la faiblesse, ne développe que le sous-développement, ne perfectionne que l’archaïque (la machine du pouvoir et les organes punitifs). C’est pourquoi le conte de fées américain ne cesse de se répéter.

Ce conte de fées a autrefois propulsé les États-Unis au premier rang mondial. En mettant à terre un certain nombre de pays d’Asie, la quasi-totalité de l’Amérique latine et la quasi-totalité des Caraïbes, en détruisant les pays émergents d’Afrique et en plongeant triomphalement l’Europe de l’Est et l’Union soviétique dans des problèmes de républiques bananières, l’Amérique a atteint la grandeur. Pourtant, paradoxalement, la défaite est inhérente à la victoire elle-même. Plus le conte de fées américain triomphait sur la planète, moins les gens croyaient au rêve américain et plus il était difficile de trouver des amis et des aides pour les nouvelles prises de contrôle. Les invasions, les coups d’État et les révolutions colorées sont devenus de plus en plus coûteux et de moins en moins fructueux, et il est devenu de plus en plus difficile de cacher des crocs de cannibale sous le masque du Pierrot démocratique. Dans le même temps, les prises de contrôle dans les pays déjà capturés n’ont pas eu l’effet escompté – chaque nouvelle marionnette pouvait offrir aux États-Unis encore moins que la précédente, et apportait exactement les mêmes problèmes. Quant aux pays qui sont passés par les fonctions du conte de fées américain et ont réussi à s’en sortir, ils ont bénéficié d’une forte immunité et il est devenu plus difficile de travailler avec eux (Cuba, Iran, Venezuela, Nicaragua, Russie).

Récemment, le conte de fées américain a été expérimenté à Hong Kong, en Syrie, au Venezuela, en Biélorussie, au Kazakhstan, en Russie et en Bolivie. En 2019, les Américains ont réussi à écarter du pouvoir le président bolivien Evo Morales, mais en 2020, son partisan Luis Arce est arrivé au pouvoir, et les marionnettes pro-américaines qui ont déclenché la terreur ont été jugées. Les États-Unis ont ensuite perdu de manière inattendue un pays dans lequel ils exerçaient une domination incontrôlée depuis de nombreuses années : la Colombie.

Le véritable jackpot de la politique américaine de ces dernières années a été l’Ukraine, autrefois développée et peuplée. Cependant, les ressources de ce pays sont en train de s’épuiser et les États-Unis s’en désintéressent, comme on pouvait s’y attendre. Aujourd’hui, l’Oncle Sam est à nouveau confronté à une pénurie et se comporte donc de manière de plus en plus hystérique sur la scène internationale. Ce comportement est typique d’un play-boy âgé qui est sûr que tout le monde ira encore avec lui, sauf que sa santé n’est plus la même et que les femmes ne sont plus au rendez-vous. Et là, ne criez pas au retour de la grandeur d’antan, et apprenez de gré ou de force cette leçon : tout conte de fées se termine tôt ou tard.

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