Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

L’exposition Wang Bing à Paris

L’exposition de Wang Bing se tient à la galerie espace temps à Paris jusqu’à la fin novembre. C’est Jean Loh qui nous la présente. Mais je voudrais ajouter à cette présentation occidentale une chose qui s’impose à moi dans ces photographies à savoir la manière dont la nuit et le chaos engendrent le monde chinois dans son aspiration à l’universel. Il suffit de se souvenir de ce mythe de la création du monde, celui de “savants regroupés autour du philosophe taoïste Huainan Zi qui mettent au point une théorie des origines : “du chaos sortirent les premières formes et les plus anciens matériaux connus“. L’époque où le ciel et la terre étaient encore sans forme fut appelé le grand éclat, car tout était vaste, immense, obscur et sans aspect. Le dao commença dans les immensités vides. Celles-ci engendrèrent l’étendue et le temps qui engendrèrent les souffles. Les souffles eurent alors des contours. Ce qui était léger et pur se dispersa pour constituer le ciel, ce qui était lourd et grossier s’aggloméra pour former la terre. La réunion et la condensation du léger et du subtil fut aisée, mais la solidification et l’agglomération du lourd et du grossier fut délicate. Ainsi le ciel fut-il achevé avant que la terre ne fut formée. Il y a dans l’approche de l’histoire et des événements, des personnages eux-mêmes toujours quelque chose de ces contradictions mythiques, la force de Wang Bing c’est de les mettre à l’œuvre dans les clair obscurs du héros, le paysan, l’ouvrier chinois. Sa dissidence est un peu comme celle de Kontchalovsky un retour au bolchevisme dans son chamanisme. (note de Danielle Bleitrach pour histoire et société)

Wang Bing qui est plus connu par ses films et documentaires que par ses photographies, expose pour la première fois les trois séries les plus singulières de son œuvre photographique.

En pénétrant dans l’Espace-Temps, il y a, de prime abord, une exigence du regard dans l’obscurité, d’apprendre à voir dans le noir, cette obscurité que Wang Bing privilégie représente en fait le déni, l’oubli, c’est-dire l’amnésie collective institutionnalisée. Dans la série TiexiQu 铁西区 – littéralement le district métallurgique de l’ouest, qui marque le début du travail documentaire vidéo et photographique de Wang Bing qui, en 1994, était encore à l’école des Beaux-Arts de Lu Xun à Shenyang. Dans ses négatifs, il a effectivement consigné la fin de l’économie planifiée et l’effondrement de l’industrie lourde. En brossant à l’encre noir-de-chine une fresque des machines des ateliers de fonderie tout en y parsemant de paillettes de lumière du jour si rare, et en plaçant bien l’ouvrier au travail ou au repos comme des ombres chinoises au milieu de ce paysage bientôt effacé de la mémoire collective. Le nom de TiexiQu qui était glorifié comme « La Ruhr de l’Orient », vestige de l’époque des occupations russo-japonaises, est devenu le synonyme des licenciements massifs de centaines de milliers d’ouvriers de la fin des années 1990 en Chine, avant son entrée dans l’OMC.

Les tirages en noir et blanc de Wang Bing nous invitent à déceler dans le noir les traces de la mémoire, longtemps effacée, de quelques-unes des tragédies systémiques dans l’histoire trouble de la Chine, que ce soit des dynasties anciennes que de la dynastie contemporaine, les plus meurtrières certainement grâce à l’apparition de la statistique.

En 2014 Wang Bing s’est mis à suivre un nomade SDF de Pékin muré dans son mutisme, cet « Homme Sans Nom » (无名者) dont on ne sait rien, et qui ne raconte rien, était-il un de ces ouvriers mis au chômage par les réformes économiques, ou un laissé pour compte du développement économique accéléré de la Chine ? Ce sans-famille, nomade solitaire, se couche à la belle étoile, loin des hôtels et boutiques de luxe de l’avenue Wangfujing de Pékin. Dans ce poignant portrait le cadrant en panoramique dans un abri de fortune, au-milieu d’un bric-à-brac de ses maigres possessions, cet Homme sans nom, tenant son bol de riz et deux baguettes mal-assorties, nous interpelle sous son double bonnet de laine, d’un œil grand ouvert et d’un œil à demi clos. A-t-il quelque chose à nous dire ? Wang Bing ne nous fournit aucun commentaire, aucun indice, il se contente de le photographier. Peut-être, avons-nous là un véritable homme sans mémoire, une incarnation de l’amnésie ?

De 2006 à 2017 Wang Bing s’intéresse aux survivants des Lao Gai (camps de rééducation par le travail) dont il fera trois films, mais en 2009 et 2014 il est retourné sur place à ces camps de la mort, aux goulags de Jiabiangou, et à Mingshui, lieux célèbres dans l’histoire des persécutés de la campagne anti-droitiste, cette fois-ci sans caméra de vidéo, mais avec ses appareils photo. A la manière d’un archéologue, il inventorie sur pellicule couleur, dans ses fouilles de tumuli et de sépultures sans marque et sans nom, comme s’il voulait faire ressurgir, au-milieu des ossements sortis du sable par le vent du Gobi, les mémoires des âmes mortes (titre de son documentaire en trois disques de DVD) de ces victimes mortes sans motifs et sans raison, une absurdité de la campagne anti-droitiste de 1957 qui précèdera les trois années terribles de la Grande Famine de Chine.

Dans cette exposition focalisée sur ses photographies, ce ne sont pourtant pas des photogrammes extraits ou découpés de ses films vidéo, ce sont de véritables photographies argentiques qu’il a prises avec ses appareils de photo à pellicule, successivement un Yashica, un Nikon F2, puis un Hasselblad 6×6, sans oublier le Horseman 6×12, son appareil panoramique de prédilection, le plus apte à saisir l’immensité du désert de platitude de Gobi, cette plaine de sable aux vents hurlant comme des cris des Ames Mortes (死灵魂). Au terrain vague de Jiabiangou (voir son film « le Fossé ») l’éclairage nocturne au LED de Wang Bing révèle un paysage étrange et surréaliste, une scène quasi lunaire, qui nous rappelle avec frisson la phrase de Neil Armstrong « un petit pas pour l’homme, un pas de géant pour l’humanité ». Car une petite douleur nous pique quand on réalise que sous nos pas on est en train de piétiner des ossements de ces malheureux ex-droitistes morts de façon « ignoble et indigne » (citations des survivants) que Wang Bing prit la peine d’exhumer – au sens photographique d’« exposer » bien évidemment.

Ses photographies minimalistes démontrent sa maitrise du « temps long », comme s’il avait laissé l’obturateur ouvert, le temps nécessaire à sa plongée dans le noir, à l’opposé de l’instant décisif. Le « temps long » de Wang Bing se traduit par la durée exceptionnelle de ses films qui demandent des projections de trois à neuf heures voire plus, et par ses investigations et recherches qui prennent souvent plusieurs mois et plusieurs années. Si Wang Bing dans ses documentaires pratique une cinématographie de photographe, l’on peut dire qu’il pratique une photographie de cinéma. Quand Jean-Louis Comolli le critique de cinéma désigne par le mot « oublis » les photogrammes qui défilent dans une projection de film, les photographies de Wang Bing sont alors des instantanés de mémoire. Il s’agit donc d’une photographie de respiration, on sent ses inspirations et ses expirations, et entre les deux quand il retient son souffle pour appuyer sur le déclencheur. C’est à cet instant Kumbhaka qu’il a l’esprit le plus clair, et la pleine conscience, malgré l’air souvent irrespirable de ses lieux de tournage ou de prise de vue, c’est à ce moment critique qu’il enregistre cette mémoire, en nous demandant de ne jamais oublier.

Ce ne sont que trois séries extraites de l’œuvre déjà immense et monumentale de Wang Bing, mais la descente dans l’espace confiné du couloir et du « caveau » de l’Espace-Temps se prête parfaitement à propos à notre expérience d’immersion visuelle et corporelle, voire émotionnelle, du génie humaniste de Wang Bing.

Comme avant-propos à une exposition de photographie d’Andy Sommer (guitariste du groupe Police) appelée « The Bones of Chuang Tzu » je me suis servi de cette parabole de Zhuangzi (4e siècle avant JC) :

Cheminant vers le Royaume de Chu, le philosophe chinois Zhuangzi aperçut au bord de la route un crâne desséché mais encore entier. Il le tâtonna du bout de sa cravache, et l’interrogea ainsi : « La passion de vivre t’a-t-elle fait commettre des excès, que tu en sois arrivé là ? Ou en es-tu là parce que tu as mal agi et que tu n’as pas supporté d’avoir déshonoré les tiens ? Ou est-ce simplement que tes années étaient arrivées à leur terme ? » Il se tut, emmena le crâne à lui, s’en fit un oreiller et s’allongea pour dormir. Au milieu de la nuit, le crâne lui apparut en rêve et lui dit : « Tes propos de tout à l’heure n’étaient que de la rhétorique. Tu as évoqué les servitudes auxquelles sont soumis les vivants, mais rien de tel n’existe plus dans la mort. Dans la mort, il n’y a plus ni princes au-dessus, ni sujets au-dessous, ni travaux de saisons. On est détaché de tout cela et l’on a pour soi la durée du Ciel et de la Terre. Même le plaisir royal de régner n’approche pas de cette joie-là. » Zhuangzi fit, incrédule : « Si, à ma demande, le Maître des destinées était prêt à reconstituer ton corps, à te refaire les os, la chair, les muscles et la peau, à te rendre, père, mère, femme, enfants, voisins et amis, accepterais-tu ? » Le crâne se rembrunit et répondit : « Comment pourrais-je renoncer à une joie royale pour me soumettre à nouveau aux peines de l’existence humaine ? »

Jean Loh – curateur
Paris, octobre 2023

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