Je n’ai pas vu l’exposition et je ne connais pas le travail de Franck Delorieux, mais je trouve étonnement judicieux d’associer les vanités, cette représentation de la mort et de la Vie avec La Havane, avec Cuba. La représentation la plus aboutie de la vanité est dans le tableau d’Holbein (les ambassadeurs). L’exposition est sous le parrainage de l’Alliance française, l’ambassade de France. Dans ce tableau, où deux hommes disent leur amitié dans une conception humaniste du progrès, dans le temps où Christophe Colomb arrive à Cuba, il y a tous les arts, les connaissances de la renaissance, la rationalité mais aussi la référence au contexte politique qui place la France au cœur d’un espace divisé, mais aussi au contexte religieux avec l’émergence du protestantisme qui remet en question la place de l’Homme dans le monde et son rapport à Dieu. Et il y a au bas du tableau ce jeu de perspective auquel on a donné le nom d’anamorphose et qui consiste à déformer une image (dans ce cas un crâne) jusqu’à l’anéantissement de son pouvoir de représentation, mais de sorte qu’elle se redresse lorsqu’on la regarde d’un autre point de vue. Lacan et bien d’autres historiens de l’art en ont parlé au premier rang desquels Jurgis Baltrusaïtis, cet immense recenseur d’insolite esthétique, toujours à l’affût de l’anormal et du merveilleux dans l’art, parce qu’il apporte une solution à tous les décentrement des champs de la vision et du regard. Cuba et singulièrement La Havane est cette rationalité scientifique et politique, mais aussi une anamorphose. Nous sommes pris, absorbé par cette île, cet accident souverain de l’Histoire, qui nous saisit alors que nous croyons en touristes la connaitre en huit jours. “La patrie ou la mort”, étrange cri pour ce respect de la vie sous toutes ses formes, appel à l’universel par la cubanéité. Un tour de passe-passe dans lequel Lacan retrouvait le « fort-da » de Freud (parti revenu), le petit enfant reproduisant avec une bobine qu’il jette et reprend avec jubilation, passant d’une position de détresse passive par une action créative il devient maitre de l’absence de la mère. C’est la démarche même de l’art, mais c’est aussi ce qui fait de Cuba ce joyau de l’humanité, dans sa résistance stupéfiante. (note et traduction de danielle Bleitrach)
NOEL BONILLA-CHONGO – ESPAÑA | Journal Cubarte | 01 août 2023
Vanités/Vanités : prétextes photographiques pour chanter la vie
La photographie est avant tout une façon de regarder.
Ce n’est pas le regard lui-même.
Susan Sontag
De même, avant les photographies de Franck Delorieux dans l’exposition Vanités/Vanités, exposées à la Galerie de l’Alliance Française au Prado jusqu’à fin août, le grand penseur américain affirmerait que la condition moderne du regard est de voir dans les fragments. On a l’impression que la réalité est essentiellement illimitée et que la connaissance n’a pas de fin. Il s’ensuit que toutes les limites, toutes les idées unificatrices doivent être trompeuses, exagérées, au mieux provisoires ; presque toujours, et à long terme, fausses. Mais, quand la ruée du vivre nous rappelle combien il est important d’entreprendre des transactions généreuses avec la Nature au profit de gagner du temps et de négocier notre pérennité en tant qu’espèce sur terre, prétendre percer le mystère des splendides images de l’artiste Franck Delorieux dans cette exposition photographique, nous plongerait dans le plaisir d’une énigme aux multiples trous. Peut-être comme les fragments que Sontag suggère, regarder la réalité à la lumière de certaines prémisses unificatrices a l’avantage indéniable de donner contour et forme à nos expériences (leçons, désirs, expériences, défis). Ici, dans la vingtaine de photographies organisées par Marc Sagaert pour l’exposition, le concept traditionnel de « vanitas », en tant que genre artistique qui s’interroge sur le vide de la vie et la pertinence de la mort et de sa fin des plaisirs mondains, explose également en fragments. Elle, la mort, ne se révèle à nous que comme ce qui est de l’autre côté de la route. Alors que la vie qui passe si vite dans notre ici et maintenant, même sans s’en rendre compte, place le binôme vie/mort dans une dimension étrange, aussi symbolique et allégorique, aussi triviale et audacieuse.
Son curateur, également écrivain, traducteur et directeur de l’Alliance Française à Cuba, nous dira que le soi-disant crâne, la fleur terne habituelle, le sablier, la bougie consommée, le fruit usé, sont des symboles de la nature éphémère de la vie que Delorieux ré-émantise, déplace et redessine pour notre présent, comme une nature morte dans un mouvement parfait qui défie la mort et, aussi (pourquoi pas) la vie.
Avec cette exposition, la Galerie du Palais du Prado, qui abrite des salles de classe pour l’enseignement de la langue française, revient pour relier le vaste réseau d’espaces destinés à exposer du bon art entre les quartiers de Centro Habana et de la Vieille Havane. De la rue Galiano aux centres culturels et aux musées de la maison du grand complexe d’institutions du centre historique de La Havane, en passant par les installations du Musée national des beaux-arts, il y a plusieurs expositions où la photographie ressemble à la vie de ceux qui admirent la ville, la vie et ses habitants.
Peut-être, dans le même ordre et éloignées des démons, des peurs et des fureurs, des vestiges religieux ou rituels, ces Vanités/Vanités semblent être de brèves stations suspendues sur le large mur blanc du Palais qui accueille désormais paisiblement l’exposition. Peut-être ici, comme dans ces « Regards sur La Havane » que Delorieux nous a proposés en mars 2022 dans une vision très particulière de la ville, aujourd’hui nous réinvite à participer avec lui à cette aventure de sentir qu’est le duo vie/mort, prétexte subtil à la richesse que ses photographies impliquent. Celles-ci, diverses et énigmatiques, égales et distinctes, traditionnelles et étranges, ajoutent des significations non moins mystérieuses et quotidiennes. Elles, les images de Franck Delorieux, sont un clin d’œil à l’Histoire, peut-être parce qu’elles savent la raconter à partir du sérieux qui tisse et défait leur jeu permanent à travers les détails. Elles, les images dans leur contenu, leur couleur, leur texture, leur mise au point et leur flou sont, après tout, une réinvention festive de la vie. Eh bien, comme Sontag l’a bien certifié, la photographie enregistre l’apparent, le détail, le changement. Être un fragment : un aperçu. Et ici, derrière l’ingéniosité du photographe, on voit comment collecter reflets, fragments, flashs. Ensuite, comme dans le quotidien, au-delà de l’horaire, au-delà du cadre et de l’objectif, il n’y aura pas de photographie définitive à chanter à la vie.
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