Cahiers du Cinéma / Actualités / Oppenheimer, l’emphase atomisée
Une critique des Cahiers du cinéma où l’on se croit revenu et avec quel délices au temps glorieux où Godard dénonçait Hollywood avec “mépris” : oui ! les Etats-Unis, Hollywood sont une monstrueuse nullité, le vide abyssal d’un cerveau mais il n’en demeure pas moins que ce vide nous révèle ce dont personne ne parle : le crime d’Oppenheimer, celui assumé par Truman c’est d’avoir appuyé sur le bouton alors que nul n’était assuré de pouvoir arrêter les effets de la scission de l’atome… et que par voie de conséquence quand il a été osé larguer la bombe à Hiroshima il était impossible de s’opposer à la destruction de la planète. Depuis ce crime-là, Hollywood est condamné aux blockbusters, à une déficience largement partagée qui vide le cerveau de l’humanité avec une “emphase atomique”. Il n’y a qu’à voir l’adhésion enthousiaste des mêmes critiques à la guerre de l’OTAN en Ukraine, leur art de fermer les yeux sur l’ombre de Staline et autres, navets de la haine supposée du stalinisme qui vous a fait la conscience si molle face au cirque qui justifie les invasions de l’OTAN, pourvu que votre music hall des âmes nobles, bénéficie des subventions. Konchalovsky a tenté de vous dire ce que vous étiez devenus ô critiques vertueux dans Les nuits blanches du facteur, dans Michel Ange et enfin dans Chers camarades, là le “formalisme” qui vous permettait de feindre de ne pas entendre ce qu’il vous disait réellement ne vous gênait pas… vous vous êtes obstinés à vous raccrocher à Nanni Moretti et pire encore, les plus stupides d’entre vous ont suivi les errances du couple sacré Guediguian et Ascaride loin très loin d’Angelopoulos… tout en cherchant de vaines querelles à Kubrick … Oui la nullité existe et le pacte de Faust (Sokourov) se paye par l’organisation d’un public qui n’existe plus pour Dziga Vertov, vous vous êtes mis politiquement dans un ghetto esthétique et rien de plus. (note de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)
Publié le 25 juillet 2023 par Herve Aubron
Oppenheimer de Christopher Nolan
États-Unis, Grande-Bretagne, 2023. Avec Cillian Murphy, Emily Blunt, Matt Damon, Robert Downey Jr., Florence Pugh. 3h10.
Sortie le 19 juillet.
La nullité n’est pas forcément le symptôme d’une incapacité ou d’une déficience, ce peut être aussi, au contraire, la marque d’une maîtrise ou d’une virtuosité, du formalisme suprême : on peut par exemple bâtir une cathédrale pour finalement la faire imploser, la laisser aspirer par un point de fuite jusqu’à sa complète disparition – un vide parfait. Le cinéma de Christopher Nolan a une nette inclination pour cela : des films monumentaux qui se mordent la queue, se bouclent, se retournent comme un gant, imposent au temps une marche arrière (Memento, Tenet et ses explosions à l’envers, ainsi transmuées en implosions).
Biopic du maître d’œuvre de la première bombe atomique, Oppenheimer n’échappe pas à la règle, même s’il apparaît formellement plus sage que ses prédécesseurs. On va et vient entre différentes strates temporelles de la vie du physicien, entre le noir et blanc et la couleur, entre les échelles aussi : immensité du désert de Los Alamos où est testé l’engin, gros plans de visages concentrés ou défaits, agitation microscopique des particules élémentaires. Tout comme l’État américain construit une éphémère ville secrète à Los Alamos (et Nolan un immense décor), Oppenheimer édifie, une nouvelle fois, pour mieux défaire. Son cœur de réacteur, « la » bombe, doit en effet concentrer un maximum de densité et d’énergie, avec pour seule perspective une annihilation complète, le vide absolu – il n’est pas indifférent que le premier objet d’étude de Robert Oppenheimer ait été les trous noirs, dont Interstellar fit son miel.
Le blockbuster (littéralement le désintégrateur de blocs) tire précisément son nom de la Seconde Guerre : ainsi les Anglais surnommaient-ils, alors, les bombes d’une telle puissance qu’elles pouvaient faire sauter un pâté de maisons. Le blockbuster de cinéma est le film qui fait sauter tous les compteurs, mais aussi, le plus souvent, celui qui tire sa force de la dépense spectaculaire, de la destruction des décors qu’il a édifiés. Une fois lancé son bouquet final, il ne reste plus rien. Il fait aussi sauter tous les cerveaux, fascinés, captés, sidérés par son gâchis – et non seulement par son apparat comme dans les anciens triomphes hollywoodiens. Ainsi rejoint-il sans doute dans l’esprit de Nolan, le « cinéma du cerveau » dont parlait Deleuze à propos de Kubrick et Resnais. Le spectacle de l’annihilation, ici, n’est pas d’abord celui du cataclysme japonais (qui restera hors champ), mais avant tout celui de la personne d’Oppenheimer, de plus en plus vidé par ses tourments et dilemmes, et endossé par un Cillian Murphy pris dans un devenir-Nosferatu cireux : son cerveau explose ou implose, on ne sait. Plus qu’à Kubrick et à son Docteur Folamour, Oppenheimer pense beaucoup à Resnais : les plans de particules rappellent ceux qui scandent L’Amour à mort et on n’a toujours rien vu à Hiroshima. Soyons justes : dans l’une des plus fortes séquences d’Oppenheimer, alors que le physicien, après le largage réussi de la bombe sur le Japon, prononce un discours devant son équipe euphorique, son esprit est envahi par la lumière blanche de la bombe, qui mange et irradie les visages devant lui.
Nouvelle physique du blockbuster
Le blockbuster tire son nom de bombes certes puissantes, mais encore classiques dans leur conception. La bombe atomique, lâchée pour clôturer la guerre, ne relevait pas des blockbusters passés. Sa différence essentielle tient au fait que sa dévastation ne se cantonne pas aux décombres et morts de son explosion initiale : ses radiations la fait perdurer dans le temps et les corps. Le blockbuster cérébral est peut-être, lui aussi, nucléaire : sa force de frappe ne tient pas seulement aux explosions dévastatrices, mais à leur réverbération et contamination. Telle est la logique du métacinéma – toutes ces reprises, parodies, mises en abyme, autrefois figures élitistes, devenues quasiment obligatoires dans les blockbusters contemporains.
Entendu pour la théorie, mais quid de la pratique ? Les collègues comme les circonstances ne cessent de rappeler à Oppenheimer que ce n’est pas la même chose. Durant ses trois heures, le film, tel un bulldozer languissant, lâche ses prises les unes après les autres, et se repose bien souvent sur ce qu’il ne filme pas. On dira que c’est là la grandeur du cinéma en général (ah, le hors-champ), de celui de Nolan en particulier (ah, le méta, l’abstraction), et d’autant plus lorsqu’il se mesure à la physique fondamentale – ce qui ne se voit pas. Ces ficelles rhétoriques ne suffisent pas. Où réside l’énergie d’Oppenheimer ? Toujours hors de lui, en espérant que les radiations fassent leur effet.
Même le réalisme devient méta chez Nolan. Il ne cesse de clamer son attachement viscéral à l’argentique, la nécessité pour lui de reconstituer, par exemple, le premier test de la bombe A sans effets numériques. Si le segment de Los Alamos est sans doute le meilleur du film, il se caractérise par un extrême découpage, des raccords abstraits, que n’aurait en rien perturbé le numérique. L’analogique apparaît dès lors chez Nolan, comme une simple invocation, le réel comme une citation de l’histoire du cinéma, revendiquée plus que déployée. La physique quantique ? On n’en apprendra pas grand chose, et les vues particulaires apparaissent à la longue comme un économiseur d’écran, le simple emblème, à la limite du jingle, d’une révolution scientifique. La vie d’Oppenheimer ? Pas davantage. Si l’on en reste à ses amours, les deux femmes de sa vie sont des spectres schématiques (la dépression de l’une, l’alcoolisme de l’autre ne sont que des cases fugacement cochées). À vrai dire, tous les personnages sont squelettiques, à l’image du mortifié Oppenheimer (excepté peut-être le général de Los Alamos, incarné par Matt Damon, à la fois bourrin et futé).
Bon sang, mais c’est bien sûr ! Oppenheimer se voue à l’épuisement d’un personnage prométhéen (l’attendue référence mythologique est hâtivement stabylotée), irradié de l’intérieur : le monstre de théorie et de feu nucléaire, finit nécessairement dépersonnalisé, comme tout demi-dieu (le grand horizon des personnages nolaniens). Ce serait faire prendre une vessie pour une lanterne, un schéma pour une vision animée. À cet égard, une comparaison est cruelle : dans Watchmen, la BD d’Alan Moore et Dave Gibbons adaptée au cinéma et en série, le personnage de Dr Manhattan a une tout autre ampleur. Tirant son nom du projet de Los Alamos et inspiré d’Oppenheimer, il est un physicien littéralement atomisé, après avoir été accidentellement enfermé dans une chambre de test nucléaire. Devenu une sorte de Monsieur Propre indigo, capable de prendre toutes les formes, de se volatiliser et de se projeter en tous lieux et temps, il n’éprouve plus rien, si ce n’est la mélancolie des sentiments perdus. Voilà un personnage qui ne renonce pas à la mythologie tout en prenant en compte l’âge atomique.
Fission et fusion
Mais quoi alors ? La plus grande part du film ne se voue pas, en vérité, aux équations physiques mais au calcul politique. Le juif Oppenheimer se résout à la bombe car il sait que les nazis y travaillent également ; il refuse d’en laisser le monopole à Hitler. Il serait en revanche favorable à une mutualisation de ses recherches avec les Anglais et les Soviétiques, et il est surtout après la guerre fermement opposé au lancement de la bombe H, qui représente pour lui une surenchère mortelle. Cette position lui vaut l’inimitié de Lewis Strauss (Robert Downey Jr., tout en postiches) : le patron de la Commission de l’énergie atomique fait remonter à la surface les amitiés communistes passées d’Oppenheimer qui, en plein maccarthysme, est suspecté d’être un agent soviétique et convoqué par une commission de sécurité.
Cette audition, tout en gros plans de têtes inquisitrices ou oppressées, est fastidieuse (comme plus tard celle de Strauss au Sénat). Elle tambourine inutilement arguties et arguments et creuse surtout cette lourde scission chromatique élue par Nolan : les plans en couleurs sont plutôt du côté, si l’on peut dire, d’Oppenheimer, tandis que le noir et blanc est dévolu à son ennemi Strauss – certaines séquences pouvant être ainsi redoublées. En prime, au début du film, le premier plan en couleurs est accompagné de l’intertitre « Fission » (principe sur lequel est basé la bombe A), tandis que le noir et blanc est coiffé de « Fusion » (la bombe H). Soit, Oppenheimer est un personnage en fission, déchiré entre diverses temporalités, échelles et logiques, en proie à une polychromie douloureuse, tandis que le politique Strauss fusionne tout, mélange et simplifie tout dans un noir et blanc manichéen. L’appareillage est tout de même bien tape-à-l’œil au regard de ce qu’il produit, d’autant qu’il n’est pas le seul vecteur de lourdeur : inutile longueur, orchestre symphonique qui ne fait jamais de pause, solennité des mines, plans plus illustratifs qu’abstraits des vibrations atomiques…
Oppenheimer, évoquant un Malick athée, confine à la croûte, ce qui n’est pas en soi rédhibitoire. Le champignon atomique est somme toute une boursouflure apocalyptique. Mais Nolan ne fait rien de cette conjonction entre le kitsch et l’atome, la grandiloquence et le microscopique, quand d’autres cinéastes ont eux récemment fait entendre que nous étions toujours pris dans le rayonnement des années 1950, qu’il existait une alliance objective entre l’industrie nucléaire et celle des clichés, ces images irradiées, cancéreuses. Dans Asteroid City, sorte de Los Alamos version Playmobil, Wes Anderson suggère que les essais nucléaires ne sont pas étrangers à la plastification du décor. David Lynch, dans le splendide huitième épisode de Twin Peaks: The Return (dont Nolan pompe quelque peu la bande-son) plonge lui dans le champignon du premier essai du projet Manhattan mais n’y distingue pas que des particules abstraites : en elles naissent des images mutantes et démoniaques qui demeurent agissantes dans l’Amérique contemporaine. Lynch révèle au passage que sa fréquente figure de la syncope lumineuse, du flashage aveuglant, rayonne peut-être depuis Los Alamos ou Hiroshima. Pendant ce temps, Nolan tourne en rond sur un pédalo géant.
Hervé Aubron
Vues : 132