Tant qu’un conflit n’est pas terminé, on ne peut qu’esquisser des scénarios et ceux-ci ne valent que tant que la situation n’a pas fondamentalement évolué.
Lorsque les parties en conflit commence à porter leur attention sur la périphérie de l’action et à parler de l’avenir, cela indique toutefois que l’après-conflit est en train de mûrir. Les double-jeux des acteurs et les arrières-pensées se révèlent. L’analyse, toujours très fouillée de M. K. BHADRAKUMAR, consultant indien en stratégie internationale, nous révèle quelques axes clés de ces scénarios.
On voit alors le centre de gravité se déplacer : s’il se confirme que l’Ukraine (et les chaînes logistiques et financières de l’OTAN qui la tiennent en vie) est en voie d’épuisement, l’attention géopolitique va se focaliser vers un autre point très dangereux : la zone baltique, avec la Pologne et la Lituanie d’un côté, la Russie et la Biélorussie de l’autre, et le coeur historique du militarisme prussien au milieu, Königsberg, devenue depuis la victoire de l’URSS sur le nazisme, Kaliningrad. Le gouvernement polonais a d’ailleurs décidé, le 10 mai dernier, de dénommer désormais la ville de Kaliningrad en utilisant son ancien nom polonais Krolewiec.
M. K. BHADRAKUMAR, semble, avec optimisme, considérer que l’option d’une fin de conflit est probable. J’avoue être plus prudent. Comme le souligne l’auteur “les folies de Washington, (découlent) de son besoin désespéré de sauver la face après une défaite humiliante dans la guerre par procuration. Or, comme l’avait noté Emmanuel Todd, les USA sont des joueurs de poker. Habitués à bluffer, leur réputation de super-puissance est une carte maîtresse dans leur grand jeu. L’enlisement en Irak et en Syrie (où la question d’un retrait définitif se pose avec de plus en plus d’acuité) et la défaite humiliante en Afghanistan pouvaient être justifiée par des arguments d’ordre économique (“ça coûte trop cher”, avec le sous-entendu qu’une super-puissance ne peut pas perdre son temps et son argent dans des zones de seconde importance). Une défaite supplémentaire en Ukraine serait une autre paire de manches. D’une part, des sommes considérables ont été engagées (70 milliards d’aide officielle pour les seuls USA et depuis mars 2022 seulement, auxquels ils faut ajouter une somme équivalente apportée par les alliées des USA, et les dizaines de milliards de dollars de prêts du FMI depuis 2014 pour soutenir l’économie exsangue de l’Ukraine depuis 2014). D’autre part, les USA et leur président Biden ainsi que leurs principaux alliés en Europe, ont fait de cette affaire un symbole d’importance mondiale et systémique dont on ne pourra se défaire facilement. C’est ce qu’a bien compris Zelenski (autre joueur de poker) qui a dicté avec morgue aux occidentaux la ligne à suivre (en tous cas, jusqu’au dernier sommet de l’OTAN), en rappelant régulièrement que la défaite de l’Ukraine serait d’abord et avant tout la défaite de l’OTAN et des USA.
Tout bluff a une fin. Mais, la question qui va alors se poser est la suivante : est-ce qu’une défaite de l’OTAN face à la Russie ne sera pas le domino qui fera tomber la réputation de super-puissance des USA, les entraînant dans une crise quasi-existentielle ? La force militaire des USA est la garantie in fine du statut de monnaie mondiale du dollar. Elle arrime à la puissance économique étasunienne un grand nombre de pays dont les élites bourgeoises cherchent ainsi protection. L’Arabie Saoudite a déjà engagé, constatant l’incapacité des USA à faire face à la puissance iranienne, un réalignement de sa politique. Cela s’est immédiatement traduit par l’abandon du dollar comme monnaie unique de transaction pour le pétrole de ce pays. De quelles folies serait-alors capable l’oligarchie états-unienne pour préserver un temps supplémentaire ses privilèges exorbitants ?
Le pire n’est pas sûr, mais au fond, le déséquilibre fondamental du monde, l’hégémonie occidentale, n’est pas encore réglé. -Note de Franck Marsal pour Histoireetsociété)
Aperçu d’une fin de partie en Ukraine, par M. K. BHADRAKUMAR
Le problème de la guerre en Ukraine est qu’elle n’a été que de la poudre aux yeux. Les objectifs russes de “démilitarisation” et de “dé-nazification” de l’Ukraine ont pris une allure surréaliste. Le discours occidental selon lequel la guerre se déroule entre la Russie et l’Ukraine, où la question centrale est le principe westphalien de la souveraineté nationale, s’est progressivement étiolé, laissant un vide.
On se rend compte aujourd’hui que la guerre est en fait entre la Russie et l’OTAN et que l’Ukraine a cessé d’être un pays souverain depuis 2014, lorsque la CIA et les agences occidentales apparentées – l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France, la Suède, etc.
Le brouillard de la guerre se dissipe et les lignes de combat deviennent visibles. Au niveau des autorités, une discussion franche s’engage sur la fin du jeu.
La vidéoconférence du président russe Vladimir Poutine avec les membres permanents du Conseil de sécurité à Moscou vendredi dernier et sa rencontre avec le président biélorusse Alexandre Loukachenko à Saint-Pétersbourg dimanche deviennent certainement le moment décisif. Les deux transcriptions sont placées dos à dos et doivent être lues ensemble. (ici et ici)
Il ne fait aucun doute que les deux événements ont été soigneusement chorégraphiés par les responsables du Kremlin et qu’ils visaient à transmettre de multiples messages. La Russie est convaincue d’avoir dominé le front, d’avoir écrasé l’armée ukrainienne et d’avoir relégué la “contre-offensive” de Kiev dans le rétroviseur. Mais Moscou prévoit que l’administration Biden pourrait avoir en tête un plan de guerre encore plus ambitieux.
Lors de la réunion du Conseil de sécurité, M. Poutine a “déclassifié” les rapports de renseignement qui parviennent à Moscou de diverses sources et qui font état de manœuvres visant à insérer un corps expéditionnaire polonais dans l’ouest de l’Ukraine. Poutine l’a qualifié d'”unité militaire régulière bien organisée et équipée devant être utilisée pour des opérations” dans l’ouest de l’Ukraine “en vue de l’occupation ultérieure de ces territoires”.
En effet, le revanchisme polonais a une longue histoire. Poutine, lui-même féru d’histoire, en a longuement parlé. Il s’est montré stoïque en déclarant que si les autorités de Kiev devaient acquiescer à ce plan américano-polonais, “comme le font généralement les traîtres, c’est leur affaire. Nous n’interviendrons pas”.
Mais, a ajouté M. Poutine, “le Belarus fait partie de l’État de l’Union, et lancer une agression contre le Belarus reviendrait à lancer une agression contre la Fédération de Russie. Nous y répondrons avec toutes les ressources dont nous disposons”. M. Poutine a averti que ce qui se prépare “est un jeu extrêmement dangereux, et les auteurs de tels plans devraient réfléchir aux conséquences”.
Dimanche, lors de sa rencontre avec M. Poutine à Saint-Pétersbourg, M. Loukachenko a repris le fil de la discussion. Il a informé Poutine des nouveaux déploiements polonais près de la frontière biélorusse – à seulement 40 km de Brest – et d’autres préparatifs en cours – l’ouverture d’un atelier de réparation pour les chars Leopard en Pologne, l’activation d’un aérodrome à Rzeszow sur la frontière ukrainienne (à environ 100 km de Lvov) pour l’utilisation d’armes transférées par les Américains, de mercenaires, etc.
Loukachenko a déclaré : “C’est inacceptable pour nous : “C’est inacceptable pour nous. L’aliénation de l’Ukraine occidentale, le démembrement de l’Ukraine et le transfert de ses terres à la Pologne sont inacceptables. Si les habitants de l’Ukraine occidentale nous le demandent, nous leur apporterons notre soutien. Je vous demande [à Poutine] de discuter et de réfléchir à cette question. Naturellement, j’aimerais que vous nous souteniez à cet égard. Si le besoin d’un tel soutien se fait sentir, si l’Ukraine occidentale nous demande de l’aide, alors nous fournirons une assistance et un soutien aux habitants de l’Ukraine occidentale. Dans ce cas, nous les soutiendrons de toutes les manières possibles”.
M. Loukashenko a ajouté : “Je vous demande de discuter de cette question et d’y réfléchir. Bien entendu, j’aimerais que vous nous souteniez à cet égard. Avec ce soutien, et si l’Ukraine occidentale demande cette aide, nous fournirons sans aucun doute une assistance et un soutien à la population occidentale de l’Ukraine”.
Comme on pouvait s’y attendre, Poutine n’a pas répondu, du moins pas publiquement. M. Loukachenko a caractérisé l’intervention polonaise comme équivalant au démembrement de l’Ukraine et à son absorption “en pièces détachées” dans l’OTAN. M. Loukachenko a été direct : “Cette démarche est soutenue par les Américains. Il est intéressant de noter qu’il a également demandé le déploiement de chasseurs Wagner pour contrer la menace qui pèse sur le Belarus.
L’essentiel est que Poutine et Loukachenko aient tenu une telle discussion publiquement. Il est clair que tous deux se sont exprimés sur la base de renseignements. Ils anticipent un point d’inflexion à venir.
C’est une chose que le peuple russe soit bien conscient que son pays combat de facto l’OTAN en Ukraine. Mais c’est une toute autre chose que cette guerre puisse dégénérer en guerre contre la Pologne, une armée de l’OTAN que les États-Unis considèrent comme leur partenaire le plus important en Europe continentale.
En s’attardant longuement sur le revanchisme polonais, qui a un passé controversé dans l’histoire moderne de l’Europe, Poutine a probablement calculé qu’en Europe, y compris en Pologne, il pourrait y avoir une résistance aux machinations qui pourraient entraîner l’OTAN dans une guerre continentale avec la Russie.
La Pologne doit également hésiter. Selon Politico, l’armée polonaise compte environ 150 000 hommes, dont 30 000 appartiennent à une nouvelle force de défense territoriale qui sont des “soldats du week-end qui suivent une formation de 16 jours suivie de cours de recyclage”.
Encore une fois, la puissance militaire de la Pologne ne se traduit pas par une influence politique en Europe, car les forces centristes qui dominent l’UE se méfient de Varsovie, qui est contrôlée par le parti nationaliste Droit et Justice, dont le mépris des normes démocratiques et de l’État de droit a nui à la réputation de la Pologne dans l’ensemble de l’Union.
La Pologne a surtout des raisons de s’inquiéter de la fiabilité de Washington. À l’avenir, la préoccupation des dirigeants polonais sera, paradoxalement, que Donald Trump ne revienne pas à la présidence en 2024. Malgré la coopération avec le Pentagone dans le cadre de la guerre en Ukraine, les dirigeants polonais actuels restent méfiants à l’égard du président Joe Biden, tout comme le Premier ministre hongrois Viktor Orban.
Tout bien considéré, il est donc logique que les coups de sabre de Loukachenko et la leçon de Poutine sur l’histoire européenne puissent être considérés comme un avertissement à l’Occident en vue de moduler une fin de partie en Ukraine qui soit optimale pour les intérêts de la Russie. Un démembrement de l’Ukraine ou une extension incontrôlable de la guerre au-delà de ses frontières ne serait pas dans l’intérêt de la Russie.
Mais les dirigeants du Kremlin tiendront compte de l’éventualité que les folies de Washington, découlant de son besoin désespéré de sauver la face après une défaite humiliante dans la guerre par procuration, ne laissent pas d’autre choix aux forces russes que de traverser le Dniepr et d’avancer jusqu’à la frontière polonaise pour empêcher l’occupation de l’Ukraine occidentale par le “triangle de Lublin”, une alliance régionale à l’orientation anti-russe virulente comprenant la Pologne, la Lituanie et l’Ukraine, formée en juillet 2020 et encouragée par Washington.
Les réunions consécutives de M. Poutine à Moscou et à Saint-Pétersbourg éclairent la pensée russe quant à trois éléments clés de la fin de la partie en Ukraine. Premièrement, la Russie n’a pas l’intention de conquérir le territoire de l’Ukraine occidentale, mais elle insistera pour avoir son mot à dire sur la manière dont les nouvelles frontières du pays et le futur régime se présenteront et agiront, ce qui signifie qu’un État antirusse ne sera pas autorisé.
Deuxièmement, le plan de l’administration Biden visant à transformer in extremis la défaite en victoire est voué à l’échec, car la Russie n’hésitera pas à contrer toute tentative continue des États-Unis et de l’OTAN d’utiliser le territoire ukrainien comme tremplin pour mener une nouvelle guerre par procuration, ce qui signifie que l’absorption de l’Ukraine “en pièces détachées” dans l’OTAN restera un fantasme.
Troisièmement, et c’est le plus important, l’armée russe aguerrie, soutenue par une industrie de défense puissante et une économie robuste, n’hésitera pas à affronter les pays membres de l’OTAN limitrophes de l’Ukraine s’ils empiètent sur les intérêts fondamentaux de la Russie, ce qui signifie que les intérêts fondamentaux de la Russie ne seront pas pris en otage par l’article 5 de la Charte de l’OTAN.
Article original sur IndianPunchline (https://www.indianpunchline.com/glimpses-of-an-endgame-in-ukraine/)
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