Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Le choc de la relecture du Voyage en Hollande d’Aragon

« Je ne suis que le cri terrible où tu t’éloignes de ma plaie »


Le choc de la relecture du Voyage de Hollande d’Aragon dans cette nouvelle édition (2023) lève tous les scrupules du rédacteur mesurant l’enjeu de composition : écrire un compte rendu dans Commune, revue fondée par le poète, d’un texte puissant préfacé – et avec quelle acuité ! – par Olivier Barbarant. L’émotion de la redécouverte impose de relever le défi pour convaincre que ce bref ensemble poétique réédité aujourd’hui chez Seghers est un chef d’œuvre. Non pas au sens banal de l’expression, mais en référence au terme qu’utilisent les Compagnons du Devoir, point ultime de compétences, de techniques acquises, de connaissances rassemblées qui érige le travail accompli en œuvre d’art. Traversé par les thèmes à la fois lumineux et douloureux associés à l’œuvre connue – l’amour d’Elsa, la difficulté à sauver ce sentiment du temps, de la perte, du mystère insondable de l’autre – Le Voyage de Hollande fait ressentir l’essence même de l’art poétique d’Aragon, son point d’aboutissement, son expression lyrique et technique la plus maîtrisée, la plus haute. Il n’ajoute rien à sa gloire, diront les blasés. A ceci près qu’il la justifie, qu’il la consacre. Comme le note Olivier Barbarant : « C’est là un livre court, mais d’une prodigieuse diversité ; un livre faussement transparent, et d’une redoutable profondeur. Nous ne désespérons pas de le donner enfin à entendre, à découvrir, parmi les œuvres de la décennie prodigieuse de la poésie aragonienne, du Roman inachevé (1956) aux Chambres (1969) ».


Étonnamment ce monument n’est ni le plus célèbre pour le lecteur même curieux, ni le mieux célébré par la critique. Quelques poèmes ont certes été mis en musique, mais le grand public ignore généralement d’où ils sont issus. De cette relative indifférence, on peut rechercher les causes. Elle tient sans doute d’abord à son titre qui évoque des formes mineures, carnet de voyages, « choses vues », croquis esquissés, cartes postales coquettement troussées. Le malentendu est total. Certes, de la Hollande, Aragon capte des images, des impressions, des paysages et des couleurs, « un brin de lumière », quelques portraits dessinent un pays contrasté. Les réminiscences poétiques nourrissent l’imaginaire (« Wassenaar » fait surgir Baudelaire), tout autant que la redécouverte de tableaux (Paysages de Meindert Hobbema, « Le labyrinthe bleu et blanc » à la Wermeer… de Delft, ou un entassement de vivres dont « Intérieurs » dresse un inventaire humoristique : « Harengs cerfeuil et crudités / Un canard pendu des couverts / Sur le linge l’éclat des verres / Le faste des pièces montées/ / […] Mais d’où venaient les ananas / Mis dans cette nature morte »). Nourrie de-sensations, cette somme de poèmes, qui fustige en les croquant avec verve « les armateurs et les banquiers » qui dans leurs « petits palais de la banlieue {… ] grignotent de chambre en chambre / Une existence de gingembre » in « Petits palais de la banlieue »), cette somme est surtout chronique d’un amour qui ne saurait être heureux, conscience aiguë de l’âge mur, exploration jouissive, rassérénée d’un art poétique abouti qu’Aragon revisite et enrichit, méditation sur le bilan d’une vie sentimentale consacrée par l’écriture, jeu de tension entre la perte et la reverdie, l’amertume du cœur et la plénitude du faire. Et la difficulté à embrasser toutes les pistes de cette œuvre, brève, cohérente, mais protéiforme a pu contribuer à minimiser sa portée.


Elsa et Louis entreprennent un voyage en Hollande du 29 juillet au 26 août 1963. Et le recueil suit l’itinéraire des deux époux. Le premier poème s’intitule « Le Départ » et de jour en jour on peut suivre en filigrane le chemin emprunté et les découvertes que dispense « Ce royaume de semblances / Qui fait égale balance / Entre la terre et les eaux / Entre le mourir et l’être » (« Le Départ »). Ses paysages deviennent des offrandes à l’aimée : « Je te donne à dormir ce pays de traîneaux / Ce pays de jardins et de peintes fenêtres / Ses moulins que le vent semble ne point connaître / Et ses berges glissant la torpeur des canaux ». (L’Août soixante-trois). Mais des interrogations qui se donnent sans secret apparent sourd une inquiétude que voilent à peine les références littéraires ou la capture d’un instant: « Sommes-nous cet été venus / Ici comme aux jardins d’Armide ! Trouver ce que jamais l’on n’eut / Un certain silence inconnu / La dernière des Thébaïdes » (L’Août soixante trois) ou « Qui donc s’y soucie / De qui se brise / L’oiseau même ici / Passe par méprise ». (Meindert Hobbema). Il est vrai que le climat ne se prête guère à l’exaltation : cet été là est « L’été pourri »
(titre d’une section) et suscite des allégories burlesques, frôlant la prosopopée : « Le Roi-Pluie a des dents d’acier / Des pieds de vacarme / Et pis qu’un pâtissier- glacier / Fait rouler des larmes / […] Il jure comme un charretier / En jouant aux billes / Et court de chantier en chantier / Tordant ses chevilles ». Il faudrait citer tous ces quatrains d’octosyllabes persifleurs qui pointent la désillusion des voyageurs devant l’incessant déluge : « Avouez au moins que c’est farce / De compter au barème d’août / Les hallebardes la gadoue / Qui font carême au mois de mars // Encore une saison pourrie /Priez pour les pauvres campeurs / Comme pommes à la vapeur / A mariner dans les prairies » (« L’Été pourri VI) » Mais foin de fausse compassion drolatique pour les touristes détrempés.
L’insomnie sur fond de vent et d’eau battante conduit à l’introspection désabusée : « Les gens de ma sorte / Il en est beaucoup / Savent-ils qu’ils portent / Une pierre au cou // Un destin banal / Une âme blessée / Comme un vieux journal / Un veston froissé» (« L’Été pourri III). Nous sommes bien loin des champs de tulipes, des canaux riants et des peintres flamands. La pittoresque déconvenue donne naissance à un malaise plus profond et le vers va prendre dans la section « Le labyrinthe bleu et blanc » une longueur inhabituelle (quinze syllabes) et par la même une forme de boiterie qui danse à tâtons. « Je suis venu par à travers le pays de nulle part / Je suis venu par un chemin de vent vide et glacé / De fatigue d’appels sans réponse et de pas effacés / De fondrières comme une étoffe tout à coup qui part […] // Je suis venu vers toi comme à l’aimant la sombre limaille / Comme la pierre qui n’a de loi divine que son poids / Ou ce vers ne frappant sa rime qu’à la quinzième fois / Le poisson dans le filet qui se débat contre les mailles » (« Le Labyrinthe bleu et blanc I »). Un « désespoir infini de tendresse » submerge le cœur au delà des mots : « Cela ne s’appelle d’aucun nom d’homme et ne se compare / À rien Rien n’y est son remède rien n’y est son silence / Rien n’y fait contrepoids dans l’autre plateau de la balance / C’est sans envers comme à la pluie un manteau de part en part » Id. II). Et le cri jaillit, bouleversant : « Même toi qui ne m’entends plus Toi surtout Cela m’écrase / Est-ce qu’il faut un jour arriver au bout de ce qu’on pense / Au bout de ce qu’on fut au bout de ce qu’on est perdre sens / De ce qu’on sent qu’on dit s’arrêter au beau milieu des phrases » (Id.). «L’été pourri » du Voyage de Hollande ravive ainsi le tragique du sentiment amoureux. Les mêmes expressions, la même image – celle d’un drap usé qui s’effiloche et se déchire – conclut l’étrange poème « Eierland », île des oiseaux visitée qui vibre d’abord de croquis ornithologiques amusés, saisis sur le vif. Mais un commentaire en italiques et en décapentasyllabique réfute toute lecture naturaliste « Cette île des oiseaux porte couronne de cris et d’ailes / Je parle de notre vie et non pas de l’île Texel / De quels océans lointains échoue ici la nostalgie / Où nous voilà transpercés par l’effet de mille magies / […] Nous sommes au bout du monde bousculés des vents sauvages / Nous sommes au bout de nous mêmes comme à l’âme est le chant / Quand l’étoffe en montre la trame et part à tout bout de champ » (« Eierland »). Le corps du poème ne semblait pas moins amer dans sa syntaxe chantournée de la plus élégante façon : « Et pour belle qu’ait l’air au fond des yeux fermés / La lumière d’aimer / Elle tombe toujours sur d’amers paysages / Dont voir n’est que présage / Si bien que ce pauvre bonheur qu’on a / Semble un assassinat » (Id. ).

Certes dans maints autres poèmes – dans Elsa (1959), Le Fou d Elsa (1963) et plus encore Les Chambres (1969), le chant est déchirant, déchiré. Certes dans Le Voyage de Hollande, subsistent des hymnes à Elsa : « Car soient mes yeux ou non fermés / Je n’ai que toi de paysage » (« L’Août soixante-trois »). « Breughel d’Enfer ou de Velours / Moulins tulipes diableries / N’est Hollande à ma songerie / Que mon amour que mon amour ». (id.). Et dans les « Autres poèmes », « Je n’ai de nuit que ton absence / Blessure qu’où tu m’es partie / Rien que de toi n’a pour moi de sens / Et tout sans toi n’est que menti / Sans toi tout m’est anéanti » (« Du peu de mots d’aimer II). Mais le recueil, une fois encore, dit la tragédie du temps qui fait inlassablement son œuvre destructrice, à la fois d’effacement et de mort.

À l’occasion de la parution récente des Adieux (Poésie / Gallimard, novembre 2022), dernier recueil poétique d’Aragon (1981), Olivier Barbarant dans un entretien éclairant cite un vers dont l’écho résonne chez le lecteur du Voyage de Hollande : « Un jour vient que le temps ne passe plus / Il se met au travers de notre gorge ». Dans le recueil de 1963, les temps verbaux – inventés ou conjugués – cherchent inlassablement à tendre la corde musicale du chant amoureux : « Le temps m’est écharde / Il pleut il a plu / L’aube tant me tarde / Le temps ne bat plus /» (L’Été pourri, V) ; ou « Cette vie aura passé sur nous dans un vol noir de macreuses / Nous laissant nus et déchirés comme noyés aux roches creuses / Mais ensemble et c’est pour cela qu’à ce monde nous sommes nés » (« Ah la toux atroce »). Le dernier quatrain, superbe, du poème initial du Voyage, invente le presque-parfait, annonciateur dans la seconde section de « Du peu des mots d’aimer » : « Ce que je dis de toi n’est que l’ombre d’un songe / non la chose à peine l’effet / Mon corail je ne suis que le pêcheur d’éponges / Qui te parle au presque-parfait ».


L’ajout d’Autres poèmes au recueil composé ne doit bien entendu rien au hasard et confirme en l’accentuant le registre dominant de l’ensemble, noir et désespéré. Regroupés sous le titre « D’un enfer », onze poèmes déclinent une traversée des cercles dantesques d’angoisse et de solitude. Loin de la Hollande, ils explorent un univers, telle « La mer de sanglots et de sel» (Enfer VI), que peuple une humanité errante : « C’est à peine au fond qu’ils remarquent / S’il fait du soleil ou s’il pleut / Ils sont animaux que l’on parque / Sous le ciel noir ou le ciel bleu / En attendant qu’on les embraque // Pour quel bagne pour quel destin / Pour quelle nuit qui n’a limite » (Enfer IV). Le poète n’est guère mieux loti, en proie à des visions de cauchemar et à une quête du sens de vivre : « Je parle d’un pays qui tousse et des escaliers qu’on y monte / Je parle d’une valise oubliée à midi sur un banc / Je parle de l’inutilité d’être et de ce pain dont je m’étrangle / Je parle du temps qui passe avec une soupière vide sous le bras / Je parle des souliers lourds de vivre au seuil des chambres louées / De ce signe de l’homme appelé parapluie abandonné dans ses parages /Je parle des gants impairs un peu partout perdus ». (Enfer I). Et dans ce long verset, ici abrégé, quel gouffre de tristesse : « Il y avait une cave étroite appelée on ne sait pourquoi l’existence il y avait des êtres de sueur autour de moi qui m’arrachaient l’air de la bouche et m’assignaient ma place au milieu des mots […] « (Enfer II). Ici encore, le motif de la perte impose son tourment : « C’est long d’être un homme une chose / C’est long de renoncer à tout / Et sens-tu les métamorphoses / Qui se font au-dedans de nous / lentement plier nos genoux » (Enfer V). Une image dont la simplicité point au cœur introduit l’Enfer VIII : « Comme une chaise dédorée / Montre un bois rouge / Ainsi mon âme ». « Du peu de mots d’aimer » dresse dans un quintil admirable le bilan d’une vie qu’on peut lire comme une épitaphe : « Ah ! Ce siècle de moi pour à la fin comprendre / Que tout n’était que leurre où l’homme se méprend / Et voir comme un oiseau son reflet transparent / Fuir avec l’eau du fleuve et le fleuve descendre / Indifférent et différent ». La dernière section, saturée d’anaphores, étonnamment nommée La Messe d’Elsa suit le déroulement liturgique (Introït/ Oraison / Credo / Offertoire / Élévation / Évangile ». A-t-on noté l’absence du Gloria ? Retenons de ces litanies hérétiques le dernier quatrain du recueil : « Je t’aime comme d’épouvante et comme de mon ventre ouvert / Je ne suis que le cri terrible où tu t’éloignes de ma plaie / L’arrachement de ta présence et le périr de ton désert / Ô toi mon éternel partir toujours de moi qui t’en allais ».

Laissons en conclusion au spécialiste d’Aragon le soin de tisser les fils qui se nouent, qui se jouent entre les deux volets du diptyque. « De fait, les incertitudes de tonalités, le « Breughel d’Enfer » qui sinuait sous le « Breughel de Velours » à la fin du poème « Intérieurs » dans la section « Le Voyage de Hollande », perdent dans la section ajoutée de leur équivoque : c’est le désespoir qui prévaut désormais directement. Cette déroute atteint aussi l’ordre métrique, régulièrement chahuté par des vers libres. L’inquiétude face à la mort se dit aussi frontalement : ce n’est plus la litote de « la nuit de nous », mais « Que fera-t-on de toi mon âme // Viennent la nuit des chiffonniers ». Ce qui pouvait souterrainement fêler l’unité du couple s’inscrit désormais dans une image particulièrement brutale : « La femme et l’homme sont Berlin / Que le Mur l’un l’autre divise » (Olivier Barbarant)


Jean Jordy


Aragon, Le Voyage de Hollande et autres Poèmes, éditions Seghers, 2023. Préface Olivier Barbarant

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