Un article de l’éditeur de Consortium News qui tente de répondre à la lancinante question de ces derniers jours sur la signification des ‘fuites’ de documents du renseignement états-unien, en parallèle de l’intervention surprise d’un président français de retour de Chine.
Il ne mentionne même pas l’hypothèse d’une entreprise de désinformation à l’encontre du renseignement russe : la ficelle est à l’évidence trop grosse et on trouve sur les forums de discussions de multiples détails qui infirment totalement cette piste, en particulier la datation des documents de 2 à 3 mois.
Il s’attache par contre à disséquer la piste d’une manipulation par les ‘réalistes’ de l’establishment militaire et du renseignement cherchant à s’opposer à la folie belliciste des néo-cons, l’ineffable Bolton en tête. Il y a sûrement de quoi se poser la question. Il devient de plus en plus clair que l’Occident collectif se pose la question d’opérer un volte-face (en désordre ?) dans le dossier ukrainien. On peut voir les prémisses d’un abandon en règle de nos héros d’hier, qui vont être rabaissés au rang de victimes imbéciles et mafieuses, après les avoir conduits à se faire massacrer par milliers depuis 2014. La déclaration de Macron n’est pas simplement due à un verre de champagne de trop à haute altitude. Les multiples signaux en provenance des USA et des autres bailleurs de fonds au sujet de leurs difficultés à continuer à assurer un approvisionnement de leur mandataire à la hauteur de ses revers en cours, jusqu’à la pitrerie de la petite centaine de chars livrés sur le théâtre des opérations, vont aussi dans le même sens.
Malheureusement, Joe Lauria ne pousse pas son analyse plus loin.
Les réalistes, pas plus que les néo-cons, ne sont à la recherche d’une redéfinition de la place des Etats-Unis dans le monde multipolaire qu’ils ont -contre leur gré- aidé à accoucher. Ces deux courants ne représentent que des options différentes pour tenter de maintenir ‘our way of life’ -entendez les intérêts de leur classe capitaliste. Et si l’échec de leurs aventures ukrainiennes les gêne certainement (il leur aurait été préférable d’atteindre leur objectif d’affaiblissement, voire de soumission de la Fédération de Russie), ils ne quittent pas des yeux leur problème principal : la montée en puissance de la Chine qui menace les intérêts économiques de cette classe à la tête de leur empire ex-hégémonique. Il ne doit plus rester que l’idiot de service à la blanche moustache pour limiter l’horizon à l’avenir d’une Russie débarrassée du tyran Vladimir. Et l’on se souviendra que le document de stratégie nationale de sécurité en vigueur à la maison blanche ne mentionne même pas le conflit ukrainien.
Et c’est bien là le problème. Les tentatives que nous voyons se profiler d’un désengagement du ‘bourbier’ ukrainien ne présagent pas d’un retour à l’état antérieur et à la paix. Si les réalistes l’emportent contre les plus illuminés des néo-cons, alors la guerre par procuration en Ukraine n’aura été qu’un épisode avant-coureur de l’affrontement central à venir. Ils s’y préparent d’ailleurs activement, en réduisant les fournitures à l’Ukraine aux stocks périmés, et en augmentant leurs capacités militaires de pointe, forts des dividendes que leur procure ‘l’aventure’ ukrainienne (GNL, vente d’armes etc… etc….). On retiendra l’information relayée dans l’indispensable bulletin quotidien que nous fournit Marianne : les Etats-Unis s’apprêtent à augmenter leurs capacités en sous-marins de pointe à la hauteur de 200 milliards. Il est souligné que cela correspond au PIB déclaré de l’Ukraine en 2022 -PIB qui par ailleurs s’effondrera de 30 à 50% en 2023…. Des sous-marins contre la Russie ? pour contrôler la mer d’Aral ?
Quoiqu’il en soit, que les Etats-Unis s’engagent dans l’affrontement avec la Chine en traînant le boulet ukrainien, ou qu’ils tentent de s’en débarrasser comme d’une charogne pourrie pour mieux focaliser leurs forces, la (més)aventure ukrainienne n’aura pas joué en leur faveur. La Russie sort renforcée militairement (sinon économiquement) et garde l’essentiel de son potentiel pour épauler le voisin chinois sur son flanc continental. Le ‘Sud Global’ ne s’alignera plus automatiquement sur les diktats d’un empire en déchéance.
Mais les Etats-Unis sont loin d’avoir engagé l’essentiel de leurs forces dans le conflit en cours et le réservent pour le plat de résistance. En termes de recrutement ils ont à leur disposition immédiate les armées régulières ou non de nombre d’anciens ‘pays de l’est’ et à moyen terme des autres pays de l’OTAN ou associés. Leur arsenal militaire continue à écraser leurs concurrents potentiels et se développe probablement plus vite que le reste du monde, et se trouve renforcé par l’inflation des budgets militaires des pays de l’OTAN. Et ils disposent en dernier (ou en premier ?) recours d’un nombre d’ogives suffisant pour nous ôter toute possibilité de mettre fin à la folie impérialiste.
C’est dans ce contexte qu’il serait utile d’analyser la signification des déclarations macronesques. Participent-elles de la tentative des ‘réalistes’ de réorienter la politique belliciste de l’empire, ou, au contraire, nous parle-t-elle des fissures qui pourrait se faire jour parmi les vassaux d’un hégémon qui voit les risques de courir à sa perte augmenter de façon exponentielle ? (note et traduction de Jean-luc Picker)
Photo : Une vue aérienne du champ de bataille à Washington (Mario Roberto Duran Ortiz/Wikimedia Commons)
Les fuites de documents secrets : Game Over pour l’Ukraine ?
Publié par Joe Lauria dans Consortium News, le 17 avril 2023
Les documents du renseignement états-unien récemment fuités ont mis en évidence une entreprise de désinformation systématique au sujet des chances pour l’Ukraine de gagner la guerre en cours. La ligne de front se déplace maintenant vers Washington.
La une du Washington Post la semaine dernière a dû faire l’effet d’une bombe pour tous ceux qui ne s’informent sur la guerre en Ukraine qu’à travers le WP et la grande presse occidentale. On y lisait que « selon des documents fuités, les Etats-Unis doutent que la contre-offensive ukrainienne puisse produire des gains importants ».
L’article en question revient à avouer que l’on a systématiquement trompé le public des grands médias au sujet de la guerre, que ces mêmes médias n’ont fait que colporter les mêmes mensonges : en répétant que l’Ukraine est en train de gagner la guerre et prépare une offensive qui la conduira à la victoire finale. Le deuxième paragraphe de l’article ne fait pas mystère que les documents fuités montrent que l’offensive ukrainienne tant attendue est en fait vouée à l’échec et souligne qu’il s’agit là « d’une différence fondamentale avec la position officielle de l’administration Biden au sujet de la vitalité de l’armée ukrainienne ».
Dit autrement, la bureaucratie états-unienne a menti au public au sujet de la situation militaire et menti aux journalistes qui ont servilement relayé chaque mot, sans la moindre mise en doute. Le WP rajoute, comme s’il s’agissait d’une mauvaise chose, que cette fuite aura probablement pour effet d’ « apporter de l’eau au moulin des critiques qui pensent que les Etats-Unis et l’OTAN devraient en faire plus en direction d’un règlement négocié du conflit ».
Et bien sûr c’est déjà ce qui se passe. Dans le journal de ‘l’über-establishment’ Foreign Affairs, on trouve sous la plume de Richard Haas, ancien haut-fonctionnaire du département d’état, et de Charles Kupchan, membre éminent du Conseil des Relations Etrangères [1] qu’ « on ne peut vraiment pas être enthousiasmé par la direction que prend cette guerre ». L’article en question, sous le titre de « Plan pour passer du champ de bataille à la table des négociations : l’Occident a besoin d’une nouvelle stratégie en Ukraine » énonce que « la meilleure façon d’avancer serait de mettre en place une stratégie à deux bras visant à renforcer la capacité militaire de l’Ukraine pour pouvoir ensuite pousser Moscou et Kiev à passer du champ de bataille à la table des négociations ». L’article, même s’il est sorti après les fuites, ne fait pas référence aux révélations que l’offensive ukrainienne, supposée couper l’accès à la Crimée par voie terrestre que la Russie a établi, est vouée à l’échec. Rempli de fadaises sur une Ukraine ayant de « meilleure qualités opérationnelles » que la Russie, et sur une guerre qui finira sur un « match nul », ce papier présente en fait une nouvelle stratégie pour l’occident. Selon ce nouveau paradigme, l’Ukraine doit lancer son offensive pour récupérer quelques territoires, « infliger de lourdes pertes à la Russie, limitant par là ses options militaires, et la poussant à rechercher un règlement négocié ». Mais il s’agit là d’un objectif plus qu’hasardeux. Il est peu probable qu’une offensive ukrainienne puisse changer la position de Moscou quant aux négociations, surtout que l’article lui-même reconnait « la supériorité numérique de l’armée russe » alors que « l’Ukraine a de plus en plus de difficultés en termes de recrutement et d’aide étrangère ».
N’oublions pas que Moscou était à deux doigts de signer un accord avec Kiev à peine un mois après le début de son intervention. C’est l’Occident qui, au nom de sa stratégie d’une guerre prolongée destinée à affaiblir la Russie, l’a fait couler. Pourquoi penser que Moscou serait disposé à accepter un accord, maintenant que l’Ukraine est affaiblie et que la Russie est sur le point de réaliser des avancées importantes sur le champ de bataille ? L’article du Foreign Affairs le reconnait d’ailleurs : « Ce pari diplomatique pourrait bien ne pas être gagnant. Même si la Russie et l’Ukraine continuent à souffrir de pertes importantes, une des parties, voire les deux, pourrait vouloir continuer à se battre ».
L’article continue : « A la fin de la saison propice aux combats, les Etats-Unis et l’Europe auront aussi une bonne raison d’abandonner leur promesse d’un soutien à l’Ukraine « aussi longtemps que nécessaire » selon les mots du président Biden. » Et ensuite ? « Les alliés de l’OTAN entameraient alors un dialogue stratégique avec la Russie au sujet du contrôle des arsenaux et l’architecture de la sécurité dans une Europe élargie ».
On croit rêver ! Il ne s’agit là de rien de moins que des demandes que formulait la Russie avant février 2022, demandes rejetées sans ménagement par l’OTAN et les Etats-Unis. Et voilà que c’est maintenant ce que recommande Foreign Affairs ! Peut-il y avoir plus clair aveu que l’Ukraine a d’ores et déjà perdu ?
L’offensive maintenue coûte que coûte
La stratégie ukrainienne consistant à mettre en place une offensive dont on sait qu’elle n’aura pas d’impact réel est en fait la dernière convulsion de Kiev – sauf si les plus illuminés des néo-cons parviennent à maintenir leur ascendant sur les réalistes à Washington. L’essentiel, du point de vue de l’Occident, est de pouvoir utiliser cette convulsion terminale de façon à échapper au désastre qu’ils se sont créés pour eux-mêmes : le retour de manivelle de la guerre économique contre la Russie, l’échec patent de la campagne de désinformation en dehors de l’Occident et finalement la défaite militaire dans leur guerre par procuration.
Déjà, en février, le président français, Emmanuel Macron, qui soutient cette stratégie, ainsi que le chancelier allemand, Olaf Scholz, ont fait savoir au président ukrainien Volodymyr Zelensky que l’heure était arrivée, selon un article du Wall Street Journal. Dix jours plus tard, un rapport des services de renseignement états-unien publiait un rapport selon lequel le sabotage des pipelines du Nord Stream était le fait d’un « groupe » pro-ukrainien, voire du gouvernement ukrainien lui-même, une façon pour le gouvernement états-unien de prendre de la distance par rapport à Kiev alors qu’on s’avance vers le toboggan de sortie.
Pourquoi les ‘fuites’ ont-elles été publiées dans la grande presse ?
Pourquoi le Times, le Post et d’autres grands médias se sont-ils fait l’écho des fuites, alors qu’elles endommagent leur propre crédibilité ? Il y a trois grands types de réponse à cela.
La première est tout simplement la compétition entre grands journaux. Le Times ou le Post peuvent avoir eu vent que leur rival avait mis la main sur les documents fuités et ne voulait pas se retrouver à la traîne. Dans le petit monde du journalisme, il n’y a pas grand-chose de pire que de devoir ‘couvrir’ les trouvailles d’un concurrent.
La deuxième raison tient au besoin de garder les apparences. Ces fuites auraient de toutes façon fait surface quelque part et il aurait été difficile de se contenter de les ignorer. Qu’on pense à l’image que cela aurait donné si les grands journaux n’avaient pas été les premiers à en parler ! Mais plus important encore, le journalisme grand public doit continuer à pouvoir prétendre qu’il fait du vrai journalisme, et qu’il peut publier de temps en temps des articles dénonçant les mensonges de leurs gouvernements (et dans ce cas, leurs propres mensonges). Ils doivent persuader leurs lecteurs, sous peine de perdre leur pertinence, qu’ils n’ont pas tout à fait abandonné leur position de journalisme indépendant. On a déjà assisté à la même histoire lorsque les grands médias ont publié en 2010 les contenus de Wikileaks qui dénonçaient les crimes de guerre états-uniens, mais se sont retournés ensuite sans hésitation contre Assange et Wikileaks pour épouser la ligne du gouvernement.
Pourquoi les médias se sont retournés contre l’auteur des fuites
Et c’est à un scénario identique que nous assistons ici. Après avoir publié à cœur joie sur le contenu des fuites, le Times et le Post ont fait équipe avec Bellingcat (une organisation soutenue par les services de renseignements occidentaux) pour se lancer dans la chasse à l’auteur des fuites. Comme l’écrit Elizabeth Vos dans un autre article de CN, les grands médias assument ainsi leur rôle ‘d’anti-Wikileaks’. Plutôt que de protéger la source de ces fuites, vitales pour l’information du public, elles se sont attachées à en identifier l’auteur présumé, un jeune homme de 21 ans, Jack Texeira, membre de la Garde Nationale de l’armée de l’Air. Il a finalement été arrêté par des agents du FBI en uniforme militaire devant sa maison dans le Massachusett.
Ce qui nous amène à la troisième raison pour laquelle ces mêmes médias ont publié sans retenue sur le contenu des fuites.
Il semble très probable que ce soit pour les mêmes raisons qui les ont poussé à publier sur Macron et Scholz avertissant Zelensky que la guerre est perdue ou sur la responsabilité du gouvernement ukrainien dans le sabotage de Nord Stream : l’idée est de préparer le terrain pour un retrait des Etats-Unis et de leurs alliés, pour un abandon de leurs aventures ukrainiennes en admettant enfin que l’Ukraine est en train de perdre.
On peut donc imaginer que Texeira n’a pas agi seul, au motif d’impressionner une audience de teenagers sur Discord, comme cela a été annoncé par la grande presse.
Larry Johnson est un ex-analyste au sein de la CIA. Il pense que Texeira a probablement été utilisé par un officier supérieur. Son raisonnement se base sur le fait que, parmi les documents fuités, on retrouve un fragment de rapport provenant du Centre Opérationnel de la CIA, où Johnson travaillait. Sur son site Un enfant de la nouvelle révolution américaine, il explique : « la CIA produit deux rapports quotidiens : celui du matin et celui de l’après-midi. Ces rapports ne sont pas ‘communalisés’, en d’autres termes, ils ne sont pas distribués aux autres agences de renseignement et ne sortent pas de la CIA (mais sont, bien évidemment, communiqués au Directeur du Renseignement National) ». Texeira ne fait pas partie de la CIA. Comment, dans ce cas, a-t-il pu mettre la main sur des documents du Centre Opérationnel ?
Une des hypothèses est que quelqu’un dans l’aile ‘réaliste’ de la hiérarchie militaire ou du renseignement pourrait s’être servi de Texeira pour contrer les néo-conservateurs, obsédés par l’idée de continuer la guerre à tout prix.
Les ‘néo-cons’ ne se résignent pas facilement. La semaine dernière encore, John Bolton, leur chef de file et ancien conseiller à la sécurité nationale des Etats-Unis écrivait dans le Wall Street Journal un article désespéré sous le titre « Une nouvelle stratégie d’ampleur pour contrer la Russie et la Chine ». Bolton semble comprendre que le monde est en train de changer et pas en faveur des Etats-Unis. Et donc, il propose que les Etats-Unis, au lieu de revoir leurs politiques contre-productives pour essayer de s’intégrer dans le monde plutôt que de chercher à le dominer, les poussent encore plus loin, tel un joueur de roulette sur un bateau en perdition. La voie qu’il préconise est l’augmentation des budgets militaires au niveau des années Reagan, la reprise des essais nucléaires souterrains et la « mondialisation de l’OTAN en y intégrant le Japon, l’Australie, Israël et les autres pays capables de produire des budgets militaires à la hauteur des préconisations de l’OTAN ».
Bolton continue son délire en insistant pour que les Etats-Unis « excluent » Moscou et Beijing du Moyen-Orient, que ces deux capitales sont en train de transformer diplomatiquement comme cela n’est pas arrivé depuis des décennies. Mais il réserve le plus drôle pour l’Ukraine : « après que l’Ukraine aura gagné sa guerre contre la Russie, notre but doit être de briser l’axe Russie-Chine. La défaite de Moscou pourrait renverser le régime de Poutine. Ce qui viendra ensuite est un gouvernement dont nous ne pouvons prévoir la nature. Les nouveaux dirigeants de la Russie pourraient ou non se tourner vers l’Occident plutôt que vers Beijing et pourraient même se révéler incapables d’empêcher la fragmentation de la fédération de Russie, particulièrement à l’est de l’Oural ».
Même si on considère Bolton comme un illuminé sans poids réel, il reste un problème de taille pour les réalistes : la campagne de Biden pour sa réélection. Il a promis de se déclarer très rapidement. Le problème c’est qu’il a fait corps et âme jusqu’à présent avec les néo-conservateurs. Est-il envisageable qu’il puisse gagner ces élections si l’Ukraine perd la guerre ? Peut-il l’accepter après avoir fait flotter des armées de drapeaux jaunes et bleus ?
L’objectif de l’équipe Biden était de saigner la Russie à blanc. Mais bien sûr, c’est l’Ukraine qui est aujourd’hui en choc hémorragique. Washington a-t-elle les moyens de se débarrasser de ces illusions et de contempler enfin la réalité en face ?
[1] NdT Council on Foreign Relations, CFR. Il s’agit d’un think tank ‘bipartisan’ très influent, auquel ont collaboré en particulier Henri Kissinger et plus récemment un bon nombre de ténors de l’administration Obama, dont Richard Haas. Foreign Affairs est la publication bimensuelle du CFR
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