Voici un complément d’information indispensable si l’on veut comprendre l’état réel du monde au plan économique comme géopolitique. L’article montre comment l’économie russe a opéré un pivot vers l’Asie, la Chine en particulier mais aussi le Vietnam et d’une manière plus conjoncturelle vers l’Inde. Ce mouvement ne concerne pas que la seule Russie et explique pourquoi les Etats-Unis sont en train de jouer une stratégie négative pour leurs propres objectifs qui visent d’abord à affaiblir la Chine, à l’isoler. Quand nous affirmons que les Etats-Unis et l’occident ne peuvent pas gagner seulement détruire et autodétruire, il y a ici le simple constat des effets que la guerre par procuration qu’ils mènent en Ukraine se retourne contre eux. (note de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)
Un an après le lancement de la guerre en Ukraine, l’économie russe bascule de plus en plus vers l’Asie. Le « partenariat sans limites » avec la Chine s’approfondit. Mais il n’y a pas que la Chine. D’autres pays – l’Inde, le Vietnam, et même dans une certaine mesure le Japon – contribuent au développement ou au maintien des échanges commerciaux russes au moment où la relation avec l’Europe s’effondre. Ce pivot vers l’Asie est asymétrique et prend de plus en plus l’allure d’une dépendance. Vladimir Poutine avait officialisé l’idée d’un « pivot vers l’Asie » dès le sommet de l’APEC de 2012. L’invasion de la Crimée en 2014 avait été l’occasion d’un rapprochement économique, monétaire et stratégique avec la Chine pour contrer les premières sanctions occidentales. La tentative d’invasion de l’Ukraine et la guerre engagée depuis le 24 février 2022 conduisent à une nouvelle accélération.
RUSSIE-CHINE : VERS DE NOUVEAUX SOMMETS ?
Lors de la récente visite en Russie de Wang Yi, désormais chef la commission centrale du PCC sur les affaires étrangères qui est au-dessus du ministère, Vladimir Poutine s’est félicité d’une relation bilatérale allant vers « de nouveaux sommets ». De fait, les échanges commerciaux sino-russes ont progressé de 29 % en 2022, atteignant 189 milliards de dollars. On n’est pas très loin du seuil de 200 milliards de dollars fixé en 2019 par Poutine et Xi Jinping à l’horizon 2024, un seuil qui devrait être franchi dès cette année. Cette accélération est cependant plus nette pour les exportations russes. Celles-ci progressent de 43 % en valeur – et plus modestement en volume compte tenu de la forte hausse des prix de l’énergie. Quant aux exportations chinoises, qui avaient stagné au cours du premier semestre, elles se sont redressées en fin d’année pour croître de 12 % sur l’année. La Chine profite à plein des rabais de l’ordre de 30 % offerts par la Russie sur ses exportations de pétrole brut. Ces remises permettent d’ailleurs actuellement de passer en dessous du seuil maximum de 60 dollars le baril fixé par l’Union européenne à l’égard de tous les transporteurs ou assureurs concernés par les exportations de pétrole russe. Les opérateurs chinois soulignent cependant que, même avec une ristourne, les prix du pétrole coûtent plus cher à l’importation qu’avant la guerre. On ne peut donc pas parler d’une « bonne affaire ».
Par ailleurs, Pékin ne met pas tous ses œufs dans le même panier. Ses importations de pétrole russe n’ont progressé que de 8 % en volume en 2022. La part du pétrole russe dans les importations chinoises est proche de 17 %, mais l’Arabie Saoudite demeure le premier fournisseur du pays. Pour ce qui est des importations chinoises de gaz en provenance de Russie, elles ont plus fortement progressé. Soit une multiplication en valeur par 2,4 des livraisons par gazoduc et par 2,6 des achats de gaz naturel liquéfié, pour un total de 11 milliards de dollars – à comparer aux 58 milliards de dollars des importations de pétrole. Quant aux livraisons par gazoduc, la Chine utilise le potentiel du « Power of Siberia » qui lui permettra de porter à 30 milliards de m3 en 2024 ses importations de gaz naturel russe. Mais elle n’est pas pressée de concrétiser les accords concernant le « Power of Siberia II ». Ce futur gazoduc doit passer par la Mongolie et pourrait fournir à l’horizon 2030 50 milliards de m3 de gaz supplémentaires par an. Ce sera probablement un sujet important lors de la visite annoncée de Xi Jinping en Russie.
La Chine semble en fait plus intéressée à court terme par une augmentation de ses importations en provenance du Turkménistan. Pour He Weiwen chercheur au think tank pékinois Centre for China Globalization, cité par le South China Morning Post du 17 février, « c’est la Russie qui a besoin d’augmenter les achats chinois de gaz naturel russe, pas la Chine ».
À l’exportation, les entreprises chinoises sont en train de devenir indispensables pour permettre à l’économie russe de tourner. Les marques chinoises occupent déjà plus de 30 % du marché automobile russe contre 3,5 % en 2020. Le groupe AvtoVAZ, ancienne filiale de Renault et repris par la municipalité de Moscou, a noué un partenariat avec le chinois JAC Motors pour relancer la commercialisation de la Moskvitch, ancienne marque mythique de l’ère soviétique. L’agence de presse russe Oreanda soulignait récemment, sur la base d’un sondage de l’Institut Gaidar de politique économique, que les deux tiers des grandes entreprises russes avaient remplacé leurs achats de pièces détachées en provenance des pays occidentaux par des produits chinois. Ce chiffre est probablement très exagéré, mais il témoigne de l’appétit de produits chinois qui se développe actuellement sur le marché russe.
Côté chinois, le Global Times soulignait dès juillet 2022 que la part de marché des téléphones portables chinois atteignait 70 % sur le marché russe. Le même journal annonçait le 15 février dernier la réouverture du principal terminal routier de transit vers la Sibérie, situé dans la ville de Manzhouli en Mongolie Intérieure. Ce terminal routier avait été fermé en raison des restrictions liées à la politique chinoise du « zéro Covid », et la reprise est présentée comme très rapide. Le 28 février est annoncée la construction d’un centre logistique d’exportation de pièces détachées automobiles vers la Russie à partir de la ville de Suifenhe dans la province du Heilongjiang, également proche de la Sibérie. Des annonces qui peuvent paraître quelque peu anecdotiques, mais qui illustrent la volonté chinoise de mettre en avant l’approfondissement du partenariat économique avec la Russie à quelques semaines de la visite en Russie de Xi Jinping. Sur le plan monétaire, le ministère russe des Finances annonçait le 30 décembre dernier que le Fonds souverain du pays ne détiendrait plus d’actifs en dollars et portait à 60 % (contre 30 % précédemment) la limite de ses actifs en yuans. Selon la Banque centrale russe, les revenus d’exportations du pays libellés en yuans atteignaient 14 % en septembre 2022 contre 0,4 % en début d’année. Ce pivot monétaire assez brutal comporte des risques à moyen terme pour la Russie que les autorités monétaires russes ne prennent pas en compte pour le moment.
L’INDE OPPORTUNISTE
Si la Chine tempère l’augmentation de ses importations de pétrole russe, l’Inde développe une politique d’achats « sans limites » dès lors que le pétrole russe continue d’être offert avec un discount conséquent. Les importations indiennes en provenance de Russie ont été presque multipliées par cinq au cours des dix premiers mois de l’année fiscale indienne (qui vont d’avril 2022 à janvier 2023). Environ 85 % de cette augmentation provient des achats de pétrole brut, qui représentent aujourd’hui plus du quart des importations indiennes de pétrole. S’y ajoute également une multiplication par quatre des achats de fertilisants. L’Inde transforme en fait une bonne partie de ce pétrole russe pour réexporter des produits pétroliers dans le reste du monde, y compris d’ailleurs vers la France (dont les importations de produits pétroliers indiens ont été multipliées par deux en 2022, sans que l’on sache évidemment la part de ces produits qui pourraient provenir à l’origine du pétrole russe). Les exportations indiennes vers la Russie connaissent en revanche une tendance très différente des exportations chinoises, avec un recul d’un tiers au cours de l’année fiscale 2022, particulièrement marqué pour les équipements mécaniques et électriques ou pour les produits sidérurgiques. L’Inde apparaît donc davantage comme un partenaire de circonstance qu’un allié économique de long terme.
LE VIETNAM CONCURRENCE LA CHINE SUR LE MARCHÉ RUSSE
Le Vietnam est le premier partenaire commercial de la Russie au sein de l’Asean. Les exportations vietnamiennes vers la Russie ont progressé de 21 % au cours de l’année dernière, soit davantage que les exportations chinoises, avec un excédent commercial très important, proche de 2 milliards de dollars. Les opérateurs chinois des biens de consommation se plaignent d’ailleurs de la concurrence vietnamienne sur le marché russe pour ce qui concerne l’électronique grand public, les biens de consommation (textile, habillement, chaussures) et les produits agricoles. Les liens logistiques ont été récemment renforcés avec la Russie, passant d’abord par la voie maritime jusqu’à Vladivostok, puis par voie ferrée entre Vladivostok et Moscou. À l’image des produits pétroliers pour l’Inde, le Vietnam est soupçonné (selon une enquête de l’Environment Investigation Agency britannique) de réexporter vers les marchés occidentaux des meubles réalisés à partir du bois de bouleau russe.
LE JAPON NE FREINE QUE TRÈS MODÉRÉMENT SES ÉCHANGES AVEC LA RUSSIE
Champion de l’alliance stratégique avec l’Occident face à l’agression russe en Ukraine, le Japon a quelques difficultés à couper les liens économiques avec Moscou. Les exportations japonaises vers la Russie ont été affectées par les sanctions économiques et par la morosité du marché intérieur russe, avec une chute proche de 30 % en 2022. Mais les importations ont continué de progresser à un rythme soutenu (+26 %), conduisant à une progression globale des échanges de 11 % (en yens). Sans surprise, les deux tiers des importations japonaises sont faits de produits énergétiques. Le pétrole et les produits pétroliers russes chutent fortement en valeur, et surtout en volume (-56 %). Mais pas celles de gaz naturel liquéfié qui se maintiennent en volume, et progressent de 85 % en valeur, représentant à eux seuls un bon tiers des importations japonaises en 2022. Ce sort particulier du GNL correspond au maintien de la participation japonaise dans les terminaux GNL de l’île de Sakhaline, assurée par les sociétés de commerce Mitsui et Mitsubishi, et par le renouvellement en août 2022 des contrats de long terme signés par Tokyo Gas, JERA et Kyushu Electric Power. Le gouvernement japonais avait fait une exception de taille à sa politique de sanctions à l’égard de Moscou en invoquant la nécessité stratégique d’un maintien de ses approvisionnements en GNL russe. Côté exportations japonaises, une autre surprise provient des ventes de voitures, qui représentent environ 50 % du total, et dont le niveau semble se maintenir (à peine -2,5 %) en dépit des annonces de retrait des constructeurs japonais. L’explication de cette anomalie est la suivante : la Russie fait face au retrait des marques occidentales et japonaises en achetant des voitures d’occasion, dont les trois quarts proviennent du Japon (traditionnellement, c’est plutôt vers l’Afrique que s’exportent les voitures japonaises d’occasion, qui sont appréciées car elles sont en général en très bon état).
LA CORÉE DU SUD EST PLUS ASSIDUE DANS LA MISE EN ŒUVRE DES SANCTIONS ÉCONOMIQUES
Moins en pointe que le Japon dans l’action diplomatique contre l’agression russe en Ukraine, la Corée du Sud se révèle en définitive plus appliquée que son voisin nippon dans le freinage des liens économiques avec la Russie. Les échanges bilatéraux ont baissé de 22,6 % en 2022, avec une chute de 37 % des exportations sud-coréennes et un recul de 14 % des exportations russes. La chute des exportations sud-coréennes touche en particulier les semi-conducteurs (-65 %) et l’automobile. Celle des importations concerne le GNL et le pétrole (respectivement -36 % et -55 % en volume), seules les importations de charbon russes restant en progression (+14 %). Ce bref panorama des échanges entre la Russie et ses principaux partenaires asiatiques en 2022 confirme – à l’exception de la Corée du Sud – l’accélération du pivot asiatique de l’économie russe. Un pivot marqué par l’urgence, la nécessité, où les opérateurs russes font flèche de tout bois pour maintenir les chaînes de valeur industrielles, les débouchés à l’exportation et trouver des partenaires qui, comme l’Inde ou le Vietnam, vont les aider à contourner le régime des sanctions occidentales. Cette nécessité rend la Russie dépendante, en particulier à l’égard de la Chine, qui est en mesure de dicter le prix et les conditions du « partenariat sans limites ». Par Hubert Testard
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Hubert Testard est un spécialiste de l’Asie et des enjeux économiques internationaux. Il a été conseiller économique et financier pendant 20 ans dans les ambassades de France au Japon, en Chine, en Corée et à Singapour pour l’Asean. Il a également participé à l’élaboration des politiques européennes et en particulier de la politique commerciale, qu’il s’agisse de l’OMC ou des négociations avec les pays d’Asie. Il enseigne depuis huit ans au collège des affaires internationales de Sciences Po sur l’analyse prospective de l’Asie. Il est l’auteur d’un livre intitulé “Pandémie, le basculement du monde”, paru en mars 2021 aux éditions de l’Aube, et il a contribué au numéro de décembre 2022 de la “Revue économique et financière” consacré aux conséquences économiques et financières de la guerre en Ukraine.
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