New York Daily Tribune, 5. V1. 1857 (1)
Marx avait l’habitude de confier à Engels ce qui avait trait aux mathématiques et la quasi totalité du domaine militaire dont il était convaincu de l’intérêt mais dans l’approche duquel Engels lui paraissait plus compétent. Donc, ici à l’occasion de la description de diverses expéditions anglaises, il confie à Engels le soin de décrire comment l’art de la guerre occidental vient aux peuples barbares. Engels après avoir adopté un point de vue très technique sur la question tant qu’il s’agit de la Perse et de la Turquie, confronté à la Chine change tout à fait de ton. Et ce texte d’Engels a connu la célébrité parce qu’il décrit sans doute pour la première fois du moins avec sympathie la guerre populaire. N’oublions pas que nous sommes dans un temps où les pillages coloniaux sont présentés comme des missions civilisatrices, et notons que si un Victor Hugo s’oppose au sac du palais d’été c’est au nom de la civilisation chinoise. Chez Engels cette reconnaissance existe aussi mais dégénérée dans les élites le peuple chinois en assume l’héritage avec une violence “barbare”, celle des masses. Cette description comme quand Marx compare l’Inde à la Chine, fait un sort particulier à la Chine en montrant les prémices de l’anti-impérialisme des masses populaires que l’on tente de coloniser (note de Danielle Bleitrach pour histoire et société).
En Asie, les Anglais ont à peine fini une guerre qu’ils en commencent une autre (2). La résistance fournie par les Persans et celle que les Chinois ont opposée jusqu’ici à l’invasion britannique forment un contraste qui mérite de retenir toute notre attention.
En Perse, le système européen d’organisation militaire a été greffé sur la barbarie asiatique ; en Chine, le plus vieil État semi-civilisé du monde, tombé en décadence, lutte contre les Européens avec ses propres moyens. La Perse a subi une défaite écrasante, tandis que la Chine ébranlée et déchirée a adopté un système de résistance qui, s’il est appliqué jusqu’au bout, rendrait impossible le renouvellement des marches triomphales de la première guerre anglo-chinoise.
La Perse se trouvait dans une situation analogue à celle de la Turquie au cours de la guerre de 1828-29 contre la Russie (3). Les officiers anglais, français et russes s’étaient tour à tour attaqués à la réorganisation de son armée. Un système succéda à l’autre, et chacun fut rendu inopérant par les jalousies, les intrigues, l’ignorance, la cupidité et la corruption des Orientaux que l’on voulait transformer en officiers et soldats européens. La nouvelle armée régulière n’avait jamais eu l’occasion d’éprouver sur le champ de bataille la valeur de son organisation et sa force. Ses rares exploits se limitèrent à quelques campagnes contre les Kurdes, les Turcomans et les Afghans, où elle servit en quelque sorte de noyau ou de réserve à la nombreuse cavalerie d’irréguliers persans. Ces derniers avaient aussi la plus grande part dans les combats réels, les réguliers n’ayant en général pour seule fonction que d’impressionner l’adversaire par l’effet démonstratif de leur alignement en apparence formidable. Enfin, la guerre éclata avec la Grande-Bretagne.
Les Anglais attaquèrent Bouchir et se heurtèrent à une résistance courageuse, mais inefficace. Cependant les soldats qui combattaient à Bouchir ne faisaient pas partie de l’armée régulière ; c’étaient des levées d’irréguliers parmi les populations iraniennes et arabes de la côte. Les troupes régulières étaient concentrées à quelque soixante milles dans les montagnes. Elles se mirent finalement en branle et tombèrent sur l’armée anglo-indienne à mi-chemin. Bien que les Persans firent un usage honorable de leur artillerie et se formèrent en carré d’après les principes reconnus, il suffit néanmoins d’une seule attaque d’un seul régiment indien de cavalerie pour mettre en déroute toute l’armée persane, y compris la Garde et la ligne. Or, pour savoir de quelle réputation jouit cette cavalerie indienne au sein de sa propre armée, il suffit de se référer au livre du capitaine Nolan consacré à ce sujet (4) : à en croire les officiers anglo-indiens, elle est pire qu’inutile et de loin inférieure à la cavalerie d’irréguliers anglo-indiens. Le capitaine Nolan est incapable de citer une seule bataille où elle se soit comportée honorablement. Et pourtant ce sont ces mêmes six cents soldats qui ont mis en déroute dix mille Persans !
La panique qui s’est répandue parmi les troupes régulières persanes fut telle qu’à l’exception de l’artillerie, elles n’ont jamais accepté le combat. À Mohammera, elles se tinrent hors de portée de l’adversaire, laissant à l’artillerie le soin de défendre les batteries. Dès que celles-ci furent réduites au silence, elles se retirèrent. Quand les Britanniques débarquèrent trois cents fusiliers et quelque cinquante cavaliers irréguliers pour effectuer une reconnaissance, toute l’armée persane se replia, laissant armes et bagages aux mains — non pas des vainqueurs, car on ne peut les appeler ainsi — mais des envahisseurs.
Tout ceci ne permet cependant ni de flétrir les Persans comme une nation de couards, ni de condamner l’introduction de la tactique européenne dans le monde oriental. Les guerres russo-turques de 1809-12 (6) et de 1828-29 offrent d’innombrables exemples de ce genre. La plus vive résistance opposée aux Russes fut celle des contingents d’irréguliers des villes fortifiées ainsi que des régions montagneuses. À chaque fois qu’elles se présentaient au combat en rase campagne, elles étaient dispersées et s’enfuyaient souvent dès le premier coup de feu, tandis qu’une seule compagnie d’irréguliers Arnautes résista victorieusement à l’assaut des Russes dans un défilé, à Varna, durant des semaines entières. Tout cela n’empêcha pas, durant la dernière guerre (de Crimée), l’armée turque régulière de battre les Russes à chaque engagement, depuis Oltenitsa et Cetatea jusqu’à Kars et l’Ingour.
En fait, l’introduction de l’organisation militaire européenne dans les pays barbares est loin d’être achevée lorsque la nouvelle armée est subdivisée, équipée et exercée d’après le modèle européen. Ce n’est qu’un premier pas. Même l’application du code de l’art militaire européen ne suffit pas : elle ne fera pas plus régner la discipline européenne qu’un code d’instruction européen ne donne directement la tactique et la stratégie suivies en Europe. Le principal, et aussi le plus difficile, est de créer un corps d’officiers et de sous-officiers formés d’après le système européen moderne, affranchis des vieux préjugés et des réminiscences d’antan de gloire militaire et aptes à insuffler la vie aux troupes nouvelles. Mais cela exige beaucoup de temps et se heurtera, à coup sûr, à la plus tenace opposition de l’ignorance, de l’impatience et des préjugés, sans parler des alternances de fortune et de faveur qui sont inséparables des Cours orientales. Un sultan ou un chah n’est que trop enclin à croire que son armée est à la hauteur de toutes les situations pour peu que les troupes exécutent le pas de parade, tournent, se déploient et forment une colonne, sans tomber pour autant dans un désordre fatal.
Quant aux écoles de guerre, leurs fruits sont si longs à mûrir que, dans les conditions d’instabilité des gouvernements orientaux, on ne peut guère espérer les cueillir un jour. Même en Turquie, les officiers véritablement formés sont peu nombreux, et l’armée turque n’aurait pu obtenir le moindre résultat au cours de la dernière guerre, sans les nombreux renégats (7) et officiers européens qui vinrent grossir ses rangs.
La seule arme qui fait partout exception, est l’artillerie. Dans ce domaine, les Orientaux sont si démunis et si faibles qu’ils sont obligés d’en laisser tout le maniement aux instructeurs européens. C’est ce qui explique qu’en Turquie, comme en Perse, l’artillerie soit très en avance sur l’infanterie et la cavalerie.
Dans ces conditions, on comprend que l’armée anglo-indienne — la première armée orientale qui ait été organisée d’après le modèle européen et la seule qui ne soit pas soumise à un gouvernement oriental, mais à un gouvernement exclusivement européen, et qui soit commandée presque totalement par des officiers européens — que cette armée, soutenue par un fort contingent de soldats britanniques, ne trouve guère de difficultés à mettre en fuite les réguliers persans. La défaite sera d’autant plus salutaire pour la Perse qu’elle aura été plus complète. Si le peuple se convainc, comme les Turcs l’ont déjà fait, que l’uniforme européen et le dressage anglais pour la parade ne sont pas un talisman magique, il est possible que d’ ici une vingtaine d’années les Persans soient aussi redoutables que les Turcs qui viennent de remporter plusieurs victoires (8).
Les troupes qui ont conquis Bouchir et Mohammera seront, paraît-il, envoyées directement en Chine. Mais un tout autre adversaire les y attend. Elles y trouveront non pas une caricature des évolutions à l’européenne, mais le déploiement sans ordre de masses asiatiques. Certes, elles pourront aussi prendre le dessus contre elles, mais qu’adviendra-t-il si les Chinois engagent contre elles une guerre nationale et populaire, si les barbares, faisant taire leurs scrupules, utilisent les seules armes qu’ils savent manier?
Aujourd’hui il règne manifestement parmi les Chinois un état d’esprit tout différent de celui qui les animait au cours de la guerre de 1840 à 1842. Alors le peuple demeura calme, laissant aux soldats de l’Empereur le soin de combattre l’envahisseur et, après la défaite, se soumettant, avec un fatalisme oriental, à la loi du vainqueur. Mais à présent, du moins dans les districts du Sud auxquels la lutte se limite jusqu’à présent, les masses populaires participent activement, voire fanatiquement, à la lutte contre les étrangers. Avec une froide préméditation et à une large échelle, les Chinois empoisonnent maintenant le pain de la colonie européenne de Hong-Kong (Liebig a pu analyser quelques miches de pain. Il y a trouvé uniformément de fortes quantités d’arsenic : preuve indubitable que le poison avait été mélangé à la pâte. Toutefois la dose était si forte qu’elle agit comme un émétique, et annula donc les effets mortels du poison). Des Chinois avec des armes cachées, montent à bord de navires de commerce et, en cours de route, massacrent l’équipage et les passagers européens, pour s’emparer du bâtiment. Ils enlèvent et tuent tout étranger qui leur tombe entre les mains. Même les coolies embarqués pour l’étranger, se mutinent, par accord secret, semble-t-il, à bord des navires transportant les émigrants ; ils luttent pour s’en emparer et, plutôt que de se rendre, préfèrent couler ou périr dans les flammes. Même hors de Chine, les colons chinois —jusqu’ici les plus soumis et les plus doux des sujets — conspirent et se soulèvent au cours d’insurrections éclatant brusquement de nuit, comme ce fut le cas à Sarawak ou à Singapour : seuls la force et un sévère contrôle policier peuvent les contenir. C’est la politique de brigandage du gouvernement anglais qui a provoqué cette révolte générale contre l’étranger et l’a transformée en une guerre d’extermination.
Que peut une armée contre un peuple qui recourt à de telles méthodes de lutte ? À quel endroit et jusqu’à quel point peut-elle avancer en territoire ennemi, et comment s’y maintenir ? Ceux qui font commerce de civilisation peuvent bien qualifier ces méthodes de lâches, de barbares, d’atroces, après avoir eux-mêmes lancé leurs bombes incendiaires sur des villes sans défense et ajouté le viol à l’assassinat. Quoi qu’il en soit, peu en chaud aux Chinois, si cela leur assure le succès. Puisque les Britanniques les traitent de barbares, ils ne peuvent leur dénier le droit d’exploiter à fond leur barbarie. Si les enlèvements, les coups de main et massacres nocturnes sont considérés comme lâches, ceux qui font commerce de civilisation ne devraient pas oublier, comme eux-mêmes l’ont démontré, que les Chinois ne sauraient résister par les moyens de guerre ordinaires aux moyens de destruction européens.
En somme, au lieu de moraliser sur les horribles cruautés des Chinois, comme le fait la chevaleresque presse britannique, il vaudrait mieux reconnaître que c’est une guerre pro aris et focis (9), une guerre populaire pour la survie de la nation chinoise — avec toutes ses prétentions altières, sa bêtise, sa docte ignorance et sa barbarie pédante, si vous voulez, mais néanmoins une guerre populaire. Et, dans une guerre populaire, les moyens employés par la nation insurgée ne peuvent être mesurés d’après les critères courants d’une guerre normale, ni d’après nulle autre règle abstraite, mais d’après le niveau de civilisation de la nation insurgée.
Les Anglais se trouvent, cette fois, dans une position difficile. Jusqu’ici il semble que le mouvement national de fanatisme chinois n’ait pas encore gagné ces provinces du Sud qui n’ont pas adhéré à la grande (10). Mais la guerre pourra-t-elle rester circonscrite dans ces limites ? Dans ce cas, elle n’obtiendrait sans doute pas de résultat, aucun centre vital de l’Empire n’étant menacé. En revanche, si le fanatisme s’étendait aux populations de l’intérieur, la guerre serait très dangereuse pour les Anglais.
Même si les Anglais détruisaient Canton de fond en comble et s’emparaient de tous les points possibles sur la côte, toutes leurs forces qu’ils pourraient mettre en jeu ne suffiraient pas pour conquérir et tenir les deux provinces de Kouang-toung et de Kouang-si. Disposent-ils encore d’autres moyens ? Le pays, du nord de Canton jusqu’à Changhaï et Nankin, est aux mains des insurgés chinois, et il serait de mauvaise politique de les provoquer : au Nord de Nankin, le seul point d’attaque qui soit payant et décisif dans ses résultats, c’est Pékin. Mais où trouver l’armée pour former, sur la côte, une base d’opérations fortifiée et garnie de troupes, pour surmonter tous les obstacles qui se dressent sur la ligne d’attaque, pour détacher assez de forces afin d’assurer les communications et enfin pour paraître, avec une puissance qui suffise à inspirer la crainte, devant les murs d’une cité de la taille de Londres, située à une centaine de milles du point de débarquement de cette armée ? Au reste, une victorieuse démonstration militaire contre la capitale ne ferait qu’ébranler jusque dans ses fondements l’État chinois, accélérant encore la chute de la dynastie T’sing et aplanissant la voie à un progrès non pas des Anglais, mais des Russes.
La nouvelle guerre de l’Opium est lourde de tant de complications qu’il est absolument impossible de prévoir vraiment le tour qu’elle prendra. Pour quelques mois encore, le manque de soldats et, pour plus longtemps encore, le manque de décision maintiendront les Britanniques pratiquement inactifs, sauf peut-être en certains points sans importance, parmi lesquels on peut, dans les conditions actuelles, ranger Canton.
Une chose est certaine : bientôt sonnera le glas de la vieille Chine. Déjà la guerre civile a séparé le Sud du Nord de l’Empire, et le roi rebelle (11) semble être autant à l’abri des troupes impériales (sinon des intrigues de ses propres partisans) à Nankin, que l’Empereur céleste lui aussi est à l’abri des rebelles à Pékin. Canton mène jusqu’à présent une sorte de guerre séparée contre les Anglais et tous les étrangers en général. Cependant que les flottes et troupes anglaises et françaises affluent vers Hong-Kong, les Cosaques de Sibérie implantent progressivement, mais sûrement, leurs stanitzas (12) depuis les monts Daours jusqu’aux rives de l’Amour, et l’infanterie de marine russe ceinture de fortifications les magnifiques ports de Mandchourie.
Le fanatisme même dont font preuve les Chinois du Sud dans leur lutte contre les étrangers semble exprimer la conscience aiguë qu’ils ont du péril mortel qui plane sur la vieille Chine. Avant longtemps nous serons témoins de l’agonie du plus vieil Empire du monde et de l’aurore d’une ère nouvelle pour toute l’Asie.
Engels
notes de Roger DANGEVILLE
(1) Article écrit par Engels à la demande de Marx : cf. lettres du 8 et 20 mai 1857. Cette série d’articles traite des aspects militaires du conflit sino-anglais. Les notes en commentaire du texte sont celles de Roger DANGEVILLE un auteur qui a recensé les textes de Marx et Engels pour une publication parue dans 10/18 dont il a assuré la préface (Traduction et Prèface de Roger DANGEVILLE. Paris : Union Générale d’Éditions, 10/18, 1973, 447 pp.)
(2) La guerre anglo-persane (décembre 1856 à mars 1857) est l’un des épisodes de la longue rivalité qui opposa la Grande-Bretagne à la Russie pour le contrôle du Haut-Plateau iranien. Encouragés par la Russie, les Perse rompirent un traité conclu en 1853 et assiégèrent Hérat qui faisait nominalement partie de l’Afghanistan, mais était pratiquement indépendante. Après la prise d’Hérat par la Perse, l’Angleterre intervint directement, s’empara de Bouchir, et battit l’armée persane à Koutchad et Mohammera. La paix fut conclue le 4 mars 1857. Marx écrivit trois articles sur la guerre anglo-persane, dans la New York Tribune des 7-1, 12-XI et 24-VI-1857, cf. Marx-Engels, Textes sur le colonialisme, Editions en langues étrangères, Moscou.
(3) Cette guerre s’inscrit dans la longue série des guerres entre la Russie et la Turquie. Le prétexte en fut l’insurrection des Grecs chrétiens contre les Turcs. Les troupes ottomanes, bien armées et réorganisées en partie par les instructeurs européens, opposèrent une résistance victorieuse sur le Danube (Silistrie, Choumla, Varna). Cependant, les Russes finirent par l’emporter, et la Turquie dut céder aux exigences russes, lors du traité d’Andrinople. La Russie obtint les îles de l’embouchure du Danube, la côte orientale de la Mer Noire ; elle étendit son protectorat sur les Principautés danubiennes (Moldavie et Valachie, la future Roumanie) et s’octroya le droit de passage par le Bosphore et les Dardanelles. La Turquie reconnut, enfin, l’indépendance de la Grèce.
(4) Cf. L.E. Nolan, Cavalry ; its History and Tactics, Londres, 1851.
(5) En fait cette guerre commença dès 1806. Des troupes russes envahirent les Principautés Danubiennes pour soutenir une insurrection des Serbes. Napoléon I° proposa sa médiation, mais la guerre traîna en longueur et resta longtemps indécise. En 1811, elle tourna en faveur de la Russie qui signa avec la Turquie le traité de Bucarest en 1812.
(6) Il s’agit de sujets ottomans, primitivement chrétiens, qui avaient renié leur foi pour embrasser l’islam.
(7) Après avoir fait la part pour ainsi dire technique de ce que les peuples de couleur peuvent apprendre des capitalistes blancs pour retourner ces armes contre eux, Engels passe à l’apologie de la guerre populaire. Cf. Marx-Engels, Etudes sur l’histoire de la guerre, en préparation dans la Petite Collection Maspero.
(8) Pour ses autels et ses foyers.
(9) Engels fait allusion à la révolte des Taïping (1851-1864) qui s’insurgèrent à la fois contre le joug féodal-asiatique, la dynastie T’sing et l’envahisseur européen. Comme en Espagne et en Allemagne sous le I° Empire, ce mouvement national dut bientôt affronter à la fois les forces du passé de l’intérieur (bureaucratie, monarchie absolue, clergé et propriétaires féodaux, etc.) et les forces impérialistes du capitalisme moderne. La révolte des Taïping était née de la confluence de facteurs d’origine diverse et contradictoire : la haine de l’étranger, la réaction à la corruption de la dynastie mandchoue et à la pression de la propriété foncière et de l’usure ; la première vague de mouvements paysans partit des provinces centrales du Kouangsi et du Kouang-toung ; elle gagna rapidement le Nord. Le 1° janvier 1851, les « rebelles » proclamèrent « le Céleste Empire de la Paix » (Taïping Kien-Kuo) et, sous la direction de Houng Tchou-kouan, avancèrent avec leurs armées improvisées, mais combatives, jusqu’à proximité de Pékin.
Au moment où Marx écrivait ses articles pour la New York Tribune, la base sociale du mouvement l’emportait encore, lui assurant une poussée qui allait au-delà de la revendication d’un simple changement de dynastie et d’une violente réaction nationaliste tant contre le gouvernement mandchou que contre les ingérences étrangères de l’Occident, et lui assurait l’appui efficace et enthousiaste des paysans auxquels les dirigeants taïping avaient promis une réforme agraire radicale.
La situation commença à changer au cours de seconde moitié de la décennie quand il s’esquissa une fracture interne de classe parmi les insurgés : les éléments conservateurs imposèrent le renvoi à plus tard de la réforme agraire, l’idéologie du mouvement s’imprégna d’évangélisme chrétien et de traditionalisme nationaliste, tandis que les représentants du Céleste Empire de la Paix ne dédaignaient pas de lier des rapports commerciaux avec les Britanniques et Français, cependant que les actions militaires aboutissaient à de simples actes de terrorisme perpétrés souvent par des éléments issus des masses populaires.
Quoi qu’il en soit, lorsqu’Engels écrivit son article Perse et Chine en 1857, la révolte représentait un sérieux danger non seulement pour la dynastie mandchoue, mais pour les armées franco-britanniques, engagées dans la Seconde Guerre de l’Opium. Il ne fut vraiment écarté qu’en 1864.
(11) Engels fait allusion à Houng Tchou-kouan, le chef des Taïping, issu d’une famille de paysans qui, en 1851, proclama l’insurrection au Hou-Nan, où se créa l’État taïping. Après la prise de Nankin en mars 1853, celle-ci devint la nouvelle capitale, et Houng Tchou-kouan prit le titre d’Empereur.
(12) Les stanitzas étaient des sortes de villages militaires. A partir de 1851, les colons russes, à l’Est du lac Baïkal, durent effectuer certaines tâches militaires comme condition de leur maintien sur leurs terres ; en d’ autres termes, ils devinrent cosaques. En 1854, 6 000 Cosaques reçurent l’ordre de quitter la colonie du lac Baïkal pour s’installer à la frontière de la Mandchourie. [254] Les monts Daours se trouvent entre le lac Baïkal et la frontière mandchoue. Comme l’affirme Engels, la progression russe en direction du Pacifique se fit sans coup férir, ni déclaration de guerre, au moment où l’État chinois se trouvait aux prises avec d’autres ennemis.
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