Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Chris Marker, un chat et le rôle de la critique cinématographique

En 1962, quand la revue britannique, “Sight and Sound”, demande une photo de Chris Marker pour illustrer l’article de Richard Roud sur le groupe “Rive-gauche” (Marker, Resnais, Varda, Colpi, etc…), la revue reçoit ceci et publie la photo. La légende est la suivante :”Portrait du réalisateur en jeune chat. A toutes demandes de portrait de lui, Marker répond en envoyant des photos de chats. Celle-ci a été prise par Alain Resnais”merci à Jacques Gerber qui est une véritable mine en matière de cinéma et de photographie à qui nous empruntons photo et anecdote. Parce que nous sommes dans une époque sans envergure et de liquidation du fondamental,: à savoir la maière dont les luttes du mouvement ouvrier et de libération nationale, avaient crée un autre “champ” à la compréhension de l’oeuvre d’art, pas seulement un élargissement inouÏ de son public et de ses artistes, intellectuels. Dans une époque de raréfication images et anecdotes sont de petites sollicitations autour des possibles de hier et donc de l’avenir. Elle deviennent la manière d’attirer le lecteur paresseux qui ne veut plus lire, comprendre et qui n’est plus que distrait, ce qui n’est pas nécessairement de sa faute mais correspond à un projet politique dont il est victime et auquel il ne peut plus résister individuellement. Je ne fais pas d’illusion sur le nombre de ceux qui poursuivront cette lecture quand le chat ne sera plus là pour les amuser. Pourtant l’anecdote et l’image ne sont qu’un prétexte pour nous permettre à de prolonger notre réflexion sur la critique et sur l’appréciation des oeuvres, sur l’intérêt historique de l’art et sur sa relation à une époque, les luttes, la vie quotidiennes des êtres humains.

Pourquoi la critique ? Parce qu’elle a un rôle vifiant ou devrait l’avoir, celle d’un passeur, d’un découvreur d’univers qui accomplit ou devrait accomplir une tâche de libération du mercantile, de l’arrivisme, tout simplement apporter le sens du beau à tous. Aragon outre son oeuvre n’a jamais renoncé à ce travail-là et n’a jamais détaché cette oeuvre civilisatrice, nationale et internationale de ce que l’engagement communiste exigeait, au contraire, il en fait le principe unificateur de la liberté du créateur et des masses sans cesse plus nombreuses appelées à en jouir.

Quelque chose dans cette époque de petits bourgeois moralistes et égoïstes est incapable même de percevoir un tel projet qui s’est peu à peu imposé à des compagnons de route. Cette époque de retour en force du discours sur la liberté absolue de l’acte de création alors que les conditions de sa mercatilisation sont toujours plus contraignantes devient totalement insupportable, et pue l’hypocrisie. Cette référence libertaire illustre en fait la dépendance morale et surtout financière, la servilité des liquidateurs du mouvement ouvrier à l’égard de la bourgeoisie. Parce que ce sont ces liquidateurs qui sont chargé de faire accepter cette transmutation, même si de plus en plus, le travail accompli ils cèdent la place à la réaction la plus vulgaire.

Les étapes de l’évolution de la critique des oeuvres illustre cette acceptation servile, courtisane. Débarrassé de toute exigence historique et d’émancipation collective, cette prise de conscience que l’on trouve chez ce critique cinématographique que fut Roud et dont la France parut un foyer correspond aux supports matériels de leur expression, à leur moyen de production et qui les possède. Le capitalisme a fait des supports de cette critique, la presse en particulier des moyens de duperie et d’abêtissement pour la masse des travailleurs et de gain, d’information et d’amusement pour les riches. Sur l’essentiel, il s’agit d’entretenir la confusion et de renverser les rôles de la manière la plus flagrante et le supplément d’âme que l’on arrache à l’histoire et aux oeuvres contribue en cela est sensé même donner de la légitimité, elle se constitue dans ce domaine un milieu réduit une manière de penser, de regarder versatile dépourvue de talents pour un groupe restreint de diplômés, des basses couches de la petite bourgeoisie que l’on “éduque” à mépriser le peuple qu’ils ont pourtant pour mission d’éduquer. Ils ne savent plus rassembler, unifier ni la gauche, ni la nation, parce qu’ils n’ont plus qu’un lien fictif avec le fondamental de l’histoire et de la création. Et fin du fin après avoir imposé des interprétations de ragots, de dissertations anecdotiques et d’Etat d’âme ils deviennent littéralement hystériques sur tout ce qui ramenerait au fond à savoir quels intérêts sont défendus par cette critique, ils hurlent à la dégradation, une abominable domination d’une majorité barbare, une bureaucratisation criminelle, “stalinienne” de la liberté de penser et de créer. Ils ont même réussi à entrainer Aragon dans cette triste opération qui ne revient qu’à faire d’une nécessité, celle d’accorder à la création, à l’art, à la relation entre subjectivité et objectivité d’une époque, un champ spécifique, le pré carré des penchants égoîstes de la bourgeoisie. Isoler l’art de toutes ls pratiques d’une époque fait partie de ce détournement. Il y a un certain nombre d’années j’avais lu le livre d’un expert en faux tableaux, il disait en gros: “les faux qui sont pproduits dans un siècle comme par exemple les faux de la renaissance italienne exécutés au XIX e siècle, nous apparaissent aujourd’hui alors que les contemporains du faussaire ne les percevaient pas parce que tout avait changé dans le contexte et le tableau était daté de ce fait pour nous.” On lit une oeuvre d’art dans un contexte à la fois historique et quotidien qui la fait redécouvrir ou au contraire écarter.


Cette recherche a été à “oeuvre” dans une critique cinématographique celle d’un Sadoul et même Bazin, mais elle est mise en cause par la nouvelle Vague. Il m’arrive de me dire que tel un copiste du Moyen âge face à l’entreprise de liquidation qui a été menée et reste menée sur ce qu’à produit en matière d’art le recentrage du mouvement ouvrier à l’issue de la deuxième guerre mondiale, la résistance et les luttes d’émancipation face au colonialisme, je me suis donné pour but de témoigner, témoigner face à une entreprise de liquidation et de négationnisme d’une ampleur inouïe. Je mobilise souvent à ce titre le cinéma. Et tout ce qui permet ce travail d’archéologue sur cette époque proche et lointaine est mon allié, la “critique” des oeuvres en fait partie. Un dernier mot: J’ai un regret très profond de n’avoir jamais pu terminer l’énorme travail que mon ami Armand Paillet avait consacré à Jean Gremillon, s’opposant à l’idée du cinéaste maudit pour lui substituer un point de vue historique celui de la manière dont le capital et ses moyens avait interdit des oeuvres essentielles pour un peuple, ici le plus français des cinéastes, communiste, une contribution essentielle à une véritable définition du réalisme socialiste. (note de danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

Histoire d’un/de la critique:
le cas Roud, Laurent Le Forestier Michael Temple et Karen Smolens (éd.), Decades Never Start on Time: A Richard Roud Anthology, Londres, British Film
Institute/Palgrave Macmillan, 2014, 280 p.

Sans doute y a-t-il une sorte de paradoxe à intituler cette anthologie de textes de Richard Roud Decades Never Start on Time. En effet, ce titre désignait originellement le projet d’autobiographie que Roud proposa à son éditeur américain (Viking Press)… qui ne voulait justement pas publier une anthologie de ses textes. Mais il faut reconnaître que ce choix éclaire parfaitement la «méthode Roud » autant que l’objet de ce livre, et ce à
plusieurs égards.


D’abord parce qu’en donnant à leur anthologie le titre de ce manuscrit inédit, Michael Temple (maître de conférences en études cinématographiques et médiatiques au Birkbeck College de l’Université de Londres) et Karen Smolens (la nièce de Richard Roud) indiquent en creux qu’ils entendent non seulement rassembler des articles déjà publiés, mais aussi livrer à notre connaissance des inédits, puisés notamment dans le fonds Richard Roud du Howard Gotlieb Archival Research Center de l’Université de Boston : les extraits de Decades Never Start on Time, justement, ainsi que ceux de la biographie de Truffaut (sans titre) à laquelle Roud travailla jusqu’à son décès en 1989, mais également des rapports, comme le Memorandum on processes
of prospection and selection, daté de 1976 — dans lequel il explique les dispositifs de recherche et de choix de films (réseau de correspondants, etc.) mis en place pour élaborer la programmation du Festival du film de New York, dont il eut la responsabilité à partir de 1971 (il en était le cofondateur) —, voire de
textes au statut incertain, par exemple le passionnant Film Criticism in Britain, peut-être destiné à une conférence. De fait, même les connaisseurs des nombreux écrits de Roud — qui fut un des plus importants critiques anglophones, de la fin des années 1950 jusqu’en 1989, publiant notamment dans la revue du British Film Institute, Sight & Sound, et dans le quotidien britannique The Guardian, et auteur de livres sur Jean-Luc Godard, Jean-Marie Straub et Henri Langlois 1 — découvriront dans ce volume des inédits, en même temps qu’ils auront une perception nouvelle des textes déjà connus, liée à la structure chronologique
de cette anthologie: la division de l’ouvrage en cinq parties correspondant à autant de périodes (1956-1962, 1963-1969, 1970-1976, 1977-1983 et 1984-1989) invite en effet à une lecture «sérialisée», par série de textes appartenant au même bloc temporel, attentive aussi bien aux évolutions et aux transformations de la pensée qu’aux récurrences, tant « gustatives» (les cinéastesdéfendus sur la durée) que méthodologiques.


Or, le deuxième intérêt du titre tient justement au fait qu’il livre d’emblée une des caractéristiques majeures, permanentes, de la pensée de Roud. En effet, cette attention aux decades peut être lue comme un symptôme de la propension de Roud à historiciser ou, du moins, à envisager systématiquement les événements
commentés dans la complexité de la diachronie — ce qui distingue nettement sa pratique critique de celle de ses contemporains français (à l’exception d’André Bazin, mais qui disparaît en 1958). Faisant en 1962 le bilan des dix premières années de programmation du National Film Theatre (qu’il dirigeait), Roud décrit d’ailleurs l’ambition intellectuelle du Festival du film de Londres en des termes qui pourraient tout autant s’appliquer à ses écrits, ce bilan pouvant être perçu comme le résumé de sa démarche, tant de programmateur que de critique (les deux allant de pair, d’une manière quasi indissociable):

« Slowly and in the most non-authoritarian way possible, the National FilmTheatre is rewriting film history » (p. 56).

Michael Temple, dans sa présentation très approfondie, voit ce rapport à l’histoire comme la marque d’une évolution, puisqu’il écrit ceci au sujet des textes des deux dernières périodes:


What they seem to share is a turn towards the past, both in terms of Roud’s increasing role as a film historian rather than as a film critic, and also in more personal terms as he begins to look back on his own past, and to pass in review what I have called his journey through cinema (p. 13).


Les articles de ces deux dernières périodes s’attachent moins à l’actualité des sorties de films 2 et ne s’inscrivent donc plus guère dans la pratique critique au sens strict. Mais déjà les textes des
trois premières périodes, presque tous consacrés au présent du cinéma 3, ne se départissent jamais totalement d’une perspective sociohistorique. L’article le plus exemplaire de cette « approche»,
dans la première partie, est probablement The Left Bank 4, qui analyse le groupe «rive gauche» de la Nouvelle Vague (Agnès Varda, Chris Marker, Alain Resnais) envisagé comme un corpus homogène, distinct du groupe des Cahiers du cinéma, justement pour des raisons sociohistoriques : ces trois cinéastes auraient
notamment en commun d’être, à l’origine, des provinciaux, tournant leurs films à l’extérieur de Paris, s’intéressant au documentaire et se référant autant aux arts plastiques qu’à la littérature. Bref, pour une bonne part, ce qui définit cette « Left Bank » ne se trouve pas dans ses films ou, plus exactement, ce
qui singularise ses films trouve son origine en dehors d’eux. Or c’est notamment cette attention au dehors des films (celui-ci pouvant donc être autant économique, social ou culturel qu’historique, au sens de diachronique) qui constitue sans doute l’une des singularités du regard de Roud, comme le remarque
d’ailleurs Michael Temple dès les premières lignes de son introduction, en parlant de

« his subtle ability to combine close critical readings of the films with a sophisticated sense of their social
and cultural context»
(p. 1).


Sur cette question aussi (et enfin) le titre de l’ouvrage, choisi par les auteurs, s’avère très pertinent. Car c’est sans doute dans le « Book Proposal » intitulé « Decades Never Start on Time — the New Waves and the Film Festivals of the 60s» que se trouve l’expression la plus claire de l’ambition de Roud. Le lecteur du livre ne s’étonnera pas de la découvrir non sous sa plume, mais sous celle du poète W. H. Auden (qui est très probablement l’auteur le plus cité par Roud):

« a new aesthetic isalways accompanied by and related to religious and political changes, though none can be explained away in terms of another» (p. 221).

Et en effet les critiques de Roud visent le plus souvent à comprendre les films dans leur contexte, sans que
l’auteur ne s’essaye jamais à des spéculations oiseuses sur la manière dont un contexte peut « déterminer» une œuvre. Sa lecture du film Le chagrin et la pitié (Marcel Ophuls, 1971) le montre bien : le sujet du texte 5 est tout autant le film en luimême que son interdiction par la télévision française, laquelle
révèle la pensée alors dominante (le credo de la France totalement résistante cher au général de Gaulle), qui elle-même, en retour, éclaire la singularité du film (rompre avec ce discours); avant que le texte ne revienne finalement à la question de la non-diffusion du film, mais à la télévision anglaise, cette fois… ce qui permet à Roud de s’arrêter sur un autre contexte en même temps que de souligner une autre dimension du film, en
émettant l’hypothèse que les propos tenus dans le documentaire par les aviateurs anglais (qui remarquent qu’ils ont été systématiquement secourus par des cheminots, des ouvriers, etc., et non par des gens des classes moyennes ou supérieures) ont pu paraître trop subversifs. Cette prise en compte du contexte peut
aussi parfois s’appuyer sur la réception, par exemple pour tenter de dissiper les prétendues « ambiguïtés» relevées par Marc Ferro dans La grande illusion (Jean Renoir, 1937) : alors que Ferro (1975, p. 40-41), quelques années avant lui, spéculait sur«l’idéologie […] opaque» du film, dans son rapport tant à l’antisémitisme qu’aux classes sociales et stigmatisait «[l]’heureuse complicité de Renoir pour ses héros aristocrates», Roud 6 repart de la réception du film, à l’époque, par la gauche — qui vit selon lui dans le sacrifice de Boëldieu le signe que l’aristocratie avait compris qu’elle était condamnée —, pour privilégier une lecture plutôt marxiste du film. C’est donc le contexte qui légitime une lecture, autorise à avancer une interprétation.

Bref, pour Roud, un film n’est jamais un système clos: il est à comprendre par l’étude de son contexte et permet simultanémentde comprendre ce contexte. S’il est nécessaire d’insister sur cette lecture toujours compréhensive, ou plutôt « comprenante» (en ce que son but est strictement de « comprendre»), c’est aussi pour souligner le fait que Roud ne s’embarrasse pas d’un discours strictement évaluateur, ne se situe jamais dans le jugement.

Aucun de ses articles n’est destiné à attaquer un film, et Roud écrit donc systématiquement pour comprendre ce qui l’intéresse(ce qui, à ses yeux, a de la valeur) — le « ce» désignant par conséquent tout à la fois le film et sa place dans un contexte, cinématographique aussi bien que socioculturel. En cela encore Roud s
distingue de la majorité de ses contemporains français. Ce positionnement délibéré trouve deux explications, disséminées au gré des textes. La première raison se niche au cœur d’un article consacré à l’un des sujets fétiches de Roud : Langlois et la Cinémathèque française 7 . Roud prête en effet au directeur de cette institution une idée (qui lui vint d’ailleurs très progressivement) que Roud ne dit pas partager, mais dont tout prouve, dans cette série de textes, qu’elle résume aussi sa pensée:

« our ideas of what is good or bad change with every generation ; we can never be sure» (p. 91).

Dès lors,l’enjeu est nécessairement moins dedire le bon ou le mauvais que d’aider les spectateurs à percevoir
la singularité de chaque œuvre, ce en quoi Roud se rapproched’un critique comme Bazin 8 (1958, p. 96), pour qui :
[l]a fonction du critique n’est pas d’apporter sur un plateau d’argent une vérité qui n’existe pas, mais de prolonger le plus loin possible dans l’intelligence et la sensibilité de ceux qui le lisent, le choc de l’œuvre d’art.
La deuxième raison de ce refus du jugement tient moins à une conviction personnelle qu’au cadre social de la pratique critique à cette époque en Grande-Bretagne. Roud l’explique parfaitement dans le manuscrit daté de mai 1967 intitulé Film Criticism in Britain ; à une époque où il écrit principalement pour The Guardian, il souligne en effet les spécificités de cet exercice, a fortiori dans les colonnes d’un quotidien : un seul article sur le cinéma y est publié chaque semaine, obligeant le critique soit à traiter de plusieurs films dans un même « papier»,soit à se concentrer sur l’étude d’un film, ce qui désigne automatiquement ce dernier comme digne d’intérêt (même si cette alternative n’en est pas totalement une, puisque ses deux pans sont conciliables: au sein d’un article consacré à plusieurs longs métrages, le critique peut aussi signifier son goût par la place attribuée à un film par rapport aux autres). Bref le jugement se donne naturellement, de lui-même, et épargne donc en quelque sorte au critique la nécessité de le construire, de le justifier, ce
qui libère de la place pour l’analyse visant avant tout la compréhension. Les réflexions de Roud à ce sujet montrent d’ailleurs que même dans l’examen de sa pratique, il passe par une sorte de contextualisation.
Dès lors, la seule limite réelle de cet ouvrage tient justement à son propre rapport à la contextualisation, dans la mesure où ce que Roud ne cesse de faire (contextualiser pour comprendre, que ce soit des films, des événements, des pratiques), le livre de Michael Temple et de Karen Smolens ne le fait que partiellement. Certes, le recueil des textes est précédé d’une longue introduction (quinze pages) qui vise à présenter Roud et son travail, mais aussi à justifier les choix éditoriaux (le découpage en cinq parties, etc.), ainsi que d’une chronologie biographique rédigée par Karen Smolens, qui permet de mieux situer les textes dans la trajectoire professionnelle de Roud. Cependant, comme on l’a vu, la mise en série des textes produit presque mécaniquement un effet de singularité. Au-delà des questions de méthode propres à Roud émerge un goût particulier, le goût — et, plus encore, la défense assez systématique — du cinéma français« moderne»(Bresson, Demy, Resnais, Godard, Truffaut, etc.), lequel est bien plus représenté dans cet ouvrage que toutes les
autres cinématographies (et notamment la cinématographie américaine). On peut penser, comme le suggère Michael Temple, que cela tient à la triple culture de Roud, né aux ÉtatsUnis, où il a grandi, avant de venir faire une partie de ses études en France, puis de s’installer en Grande-Bretagne. Roud lui-même explique que, après avoir baigné originellement dans le cinéma américain, la découverte du cinéma français lui a fait
l’effet de la révélation d’une différence, qui n’a cessé de le fasciner. Nul doute que cet intérêt pour le cinéma hexagonal ne doive aussi beaucoup à sa fréquentation assidue de la France — du Festival de Cannes à la Cinémathèque française.
Mais que faire de cette singularité de la pratique critique deRoud ? Si on peut, donc, l’expliquer, lui trouver une origine, la comprendre (en la rabattant sur la biographie de Roud), on finit toujours par buter sur la question du contexte au-delà de Roud.

Pour le dire autrement, en refermant le livre, le lecteur peut légitimement se demander quelle place occupait cette singularité dans les discours sur le cinéma, mais aussi au-delà du cinéma, en Grande-Bretagne. Un lien peut-il être fait avec une possible position européaniste du Guardian ? Cet intérêt pour la modernité correspond-il à la ligne de Sight & Sound? Plus largement encore, le goût de Roud s’inscrit-il dans une conception du cinéma propre à la sphère britannique de cette époque? Ces questions ne trouvent guère de réponses (développées) dans l’ouvrage. On peut lui en faire le reproche, comme on peut tout aussi bien dire que ce livre vaut peut-être davantage encore pour ce qu’il rend possible que pour ce qu’il donne à connaître.

Michael Temple (2013) a présenté lui-même ce travail sur Roud comme une contribution modeste à « une histoire de la critique au Royaume-Uni». Il faut ajouter que ce livre s’inscrit, en Grande-Bretagne, dans un vaste mouvement d’anthologies de critiques cinématographiques (soit autour d’un auteur, soit
autour d’une revue), dont la diversité n’a pas réellement d’équivalent ailleurs actuellement 9
Citons, du côté des revues, Movie Heaven: An Anthology of New Film Writing from Empire 10 et The
Essential Framework: Classic Film and TV Essays 11 , et, du côté des auteurs, The C.A. Lejeune Film Reader 12, The Dilys Powell Film Reader 13 , ainsi, bien sûr, que les nombreux écrits de Graham Greene sur le cinéma, rassemblés dans The Pleasure Dome:Collected Film Criticism 1935-1940 et The Graham Greene Film
Reader: Mornings in the Dark 14 . Cette multiplication d’anthologies décrit une situation discursive en elle-même globalement singulière (importance de la critique dans les quotidiens et les hebdomadaires généralistes, forte présence de femmes comme Caroline Alice Lejeune et Dilys Powell) — lorsqu’on la compare
à sa voisine française —, mais dont on peine encore à apprécier la manière dont elle se structure. De ce point de vue, l’éditionde cette anthologie de textes de Richard Roud est aussi l’occasion de souligner les disparités entre les champs français et anglais de la recherche sur la critique de cinéma. D’un côté (anglais), l’édition de nombreuses anthologies rend possibles une connaissance et une appréciation de la diversité discursive,
mais n’a pas encore enclenché d’étude approfondie et globale de celle-ci (il existe bien quelques travaux, mais toujours envisagés à l’échelle d’un corpus clos 1 ); de l’autre (français), on se trouve devant un champ foisonnant de recherches aptes à décrire des situations discursives complexes, mais qui nécessitent, pour être
menées à bien, une immersion dans les archives, compte tenu de la difficulté actuelle à rééditer des textes critiques (l’intégrale Bazin continue de se faire attendre et l’on ne peut que regretter l’absence d’édition de textes de Lo Duca, de Jean-Pierre Chartier, de Jean George Auriol, de René Barjavel, de Jacques
Bourgeois, de Nino Frank, etc., sans parler de la méconnaissance généralisée de revues comme Cinévie, Cinévogue, CinéMiroir, et bien d’autres).
En définitive, ce qui ressort de la lecture de cet ouvrage c’est probablement la nécessité, aujourd’hui, de penser un vaste programme de recherches sur la critique de cinéma, dans lequel les acquis français pourraient profiter à la recherche en GrandeBretagne, et inversement, bien sûr. Nul doute que, dans une
telle perspective, Roud ne soit un « objet» essentiel, incontournable. Car ses écrits paraissent faire de lui un point nodal de la circulation des idées entre la France et le Royaume-Uni. Outre son statut ambigu (mais discuté par Langlois) d’intermédiaire entre le British Film Institute et la Cinémathèque française,
Roud participe en effet à la socialisation de notions critiques françaises (« cinéma-vérité», qu’il utilise bien après sa « disparition » du champ français; « nouvelle vague», qu’il tente d’imposer en français, avant de revenir à « new wave»), en même temps qu’il adopte une position d’observateur lointain, distancié et
pour tout dire critique, de certains concepts. Les quelques lignes, dans l’extrait de son ouvrage consacré à Max Ophuls, sur le caractère finalement téléologique et discutable de la « politique des auteurs» appliquée à ce réalisateur — Roud observe que les jeunes critiques des Cahiers du cinéma ont vu le dernier film
d’Ophuls, Lola Montès (1955), avant de découvrir ses films antérieurs lors d’une rétrospective de la Cinémathèque française et ont donc lu ces derniers à la lumière du premier, en même temps qu’il fait état du rôle possible des collaborateurs du cinéaste dans la permanence de son style (p. 30) —, précédées
d’une analyse très fine du champ critique français de l’époque — les « néo-chrétiens», etc. (p. 29) —, exemplifient parfaitement l’intérêt de cette histoire croisée, attentive aux reprises de notions, à la discussion des hypothèses des autres (on découvre Roud lecteur de Jean Sémolué, de Michel Estève, de Francis
Lacassin), donc aux dialogues entre les auteurs et les idées. Si ce livre est une entreprise modeste, il n’en ouvre pas moins des perspectives larges et stimulantes.
Université Rennes 2
NOTES

  1. Voir Roud 1967, 1971 et 1983.
  2. Roud s’y consacre à Langlois (son livre sur «l’homme de la Cinémathèque» date
    de 1983), opère un retour à Bresson, à Feuillade et à Renoir pour son dictionnaire critique du cinéma (voir Roud 1980), et sa seule chronique vraiment contemporaine estconsacrée à Spielberg (son article sur Joseph Losey se voulant plutôt un retour sur la trajectoire artistique du réalisateur).
  3. À quelques exceptions près, dont l’extrait du livre de Roud (1958) sur Max
    Ophuls, ses articles de 1959 intitulés Face to Face: James Agee et Face to Face: André
    Bazin, ainsi que son étude, publiée en 1973, de La règle du jeu (Jean Renoir, 1939).
  4. Publié en 1962 dans Sight & Sound.
  5. Intitulé « Look back in shame» et initialement publié dans The Guardian, le
    4 mai 1971.
  6. Dans «Jean Renoir: to 1939 » (extrait de Roud 1980).
  7. «A Langlois unto Himself», publié dans The Guardian le 23 février 1968.
  8. Auquel il a d’ailleurs consacré l’excellent article déjà mentionné (Face to Face:
    André Bazin), publié en 1959 dans Sight & Sound.
  9. En particulier en France, où les anthologies publiées ont surtout concerné les
    critiques des Cahiers du cinéma (Truffaut, Rohmer, Godard, Douchet, etc.) et ceux
    que l’on considère comme leurs prédécesseurs (La Revue du cinéma, Roger Leenhardt,
    etc.).
  10. Voir Thomas 1995 ; Empire est une revue spécialisée qui existe depuis 1989.
  11. Voir Willemen et Pines 1998 ; Framework est une revue qui est parue de 1975 à
    1992, avant de reparaître en 1999 sous le titre de Framework: The Journal of Cinema
    and Media.
  12. Voir Lejeune 1991 ; Caroline Alice Lejeune écrivit notamment dans The
    Observer de 1928 à 1960.
  13. Voir Cook 1991 ; Dilys Powell fut critique au Sunday Times de 1939 à 1976.
  14. Voir Taylor 1972 et Parkinson 1993.
  15. Voir par exemple l’article de Geoffrey Nowell-Smith (2012).
    Histoire d’un/de la critique: le cas Roud 159
    Cinémas 26, 1_Cinémas 26, 1 16-06-01 14:48 Page159
    RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
    Bazin 1958 : André Bazin, «Réflexions sur la critique», Cinéma, no 32, 1958, p. 91-
    96.
    Cook 1991 : Christopher Cook (éd.), The Dilys Powell Film Reader, Manchester,
    Carcanet, 1991.
    Ferro 1975 : Marc Ferro, Analyse de film, analyse de sociétés, Paris, Hachette, 1975.
    Lejeune 1991 : Antony Lejeune (éd.), The C.A. Lejeune Film Reader, Manchester,
    Carcanet, 1991.
    Nowell-Smith 2012 : Geoffrey Nowell-Smith, « The Sight & Sound Story, 1932-
    1992 », dans Christophe Dupin et Geoffrey Nowell-Smith (dir.), The British Film
    Institute, the Government and Film Culture, 1933-2000, Manchester, Manchester
    University Press, 2012, p. 237-251.
    Parkinson 1993 : David Parkinson (éd.), The Graham Greene Film Reader: Mornings
    in the Dark, Manchester, Carcanet, 1993.
    Roud 1958 : Richard Roud, Max Ophuls: An Index, Londres, British Film Institute,
    1958.
    Roud 1967 : Richard Roud, Jean-Luc Godard, Londres, Secker & Warburg, 1967.
    Roud 1971 : Richard Roud, Jean-Marie Straub, Londres/New York, Secker &
    Warburg/Viking Press, 1971.
    Roud 1980 : Richard Roud (dir.), Cinema: A Critical Dictionary, Londres/New York,
    Secker & Warburg/Viking Press, 1980.
    Roud 1983 : Richard Roud, A Passion for Films: Henri Langlois and the Cinémathèque
    française, New York, Viking Press, 1983 (Henri Langlois : l’homme de la Cinémathèque,
    traduit de l’anglais par Hélène Amalric, préface de François Truffaut, Paris, Belfond,
    1985).
    Taylor 1972 : John Russell Taylor (éd.), The Pleasure Dome: Collected Film Criticism
    1935-1940, Londres, Secker & Warburg, 1972.
    Temple 2013 : Michael Temple, « Prolégomènes à une histoire de la critique au
    Royaume-Uni», dans Marion Chénetier-Alev et Valérie Vignaux (dir.), Le texte critique. Expérimenter le théâtre et le cinéma aux XXe et XXI
    e siècles, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2013, p. 59-80.
    Thomas 1995 : Philip Thomas (éd.), Movie Heaven: An Anthology of New Film
    Writing from Empire, Londres, EMAP Metro, 1995.
    Willemen et Pines 1998 : Paul Willemen et Jim Pines (éd.), The Essential Framework:
    Classic Film and TV Essays, Londres, EpiGraph, 1998.
    160 CiNéMAS, vol. 26, no

Vues : 120

Suite de l'article

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

La modération des commentaires est activée. Votre commentaire peut prendre un certain temps avant d’apparaître.