Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Karineh Gevorgian : le changement de l’élite gestionnaire de la Russie est inévitable

Poutine dit des choses justes mais “l’intendance” ne suit pas : que se passe-t-il ? Il y a des gestionnaires au pouvoir qui ont pris l’habitude d’oeuvrer dans la mondialisation capitaliste, libéraux, manageriaux, ils ne veulent pas, ne savent pas faire autrement. Il va falloir que le peuple change de cheval, en trouve un plus confortable pour le postérieur, plus apte à faire face aux temps nouveaux dit cet interview. Tout à fait passionnant, parce que ce qui est décrit ici c’est la manière dont partout la population russe est en train de s’organiser pour remplacer les dirigeants inertes et défaillants. (note de Danielle Bleitrach, traduction de Marianne Dunlop)

https://svpressa.ru/economy/article/342076/

Les personnes qui peuvent apporter de nouvelles idées et de nouveaux modèles existent – il suffit d’attendre qu’elles arrivent au pouvoir.

Propos recueillis par Alexeï Peskov

L’Occident reproche à la Russie son régime totalitaire, affirmant que Poutine est tout-puissant. Dans le même temps, notre président prononce des paroles justes, acceptés par la population, sur le remplacement des importations, l’indépendance technologique de la Russie et d’autres choses destinées à contrer les sanctions les plus sévères. Mais le pays vit depuis cinq mois dans une situation extrême, et les bonnes paroles de Poutine ne se concrétisent pas vraiment. Est-il si tout-puissant s’il semble être ignoré ? Le pouvoir exécutif répond à ses mots par des mots aussi – oui, oui, bien sûr, par tous les moyens, et dans les plus brefs délais. Mais nous ne voyons pas de changements fondamentaux dans l’économie. Que se passe-t-il ?

SP a demandé à Karineh Gevorgian, politologue et orientaliste réputée, de commenter cette question.

SP : – Karineh Gevorgian, pourquoi les structures étatiques peuvent-elles se permettre d’ignorer les propos du président ? Qui dirige la Russie ?

– Probablement des forces supérieures, supra-humaines – du moins, une telle explication conviendrait à ceux qui croient en l’existence de ces forces. D’après ce que je comprends, tant l’élite dirigeante, principalement pour se préserver et préserver sa position, que la société trouvent une sorte de consensus dans les circonstances actuelles plutôt menaçantes pour la Russie. Il est certain que la situation que vous avez décrite témoigne d’un conflit interne au sein de l’élite du pouvoir – celle-ci, indépendamment des opinions de ses représentants spécifiques, qu’ils soient pro-occidentaux ou pro-russes, est avant tout consciente du danger général pour tous. De l’autre côté se trouve l’élite managériale, qui a l’habitude de penser dans les formats fixés par les globalisateurs. Ils sont diversement appelés : libéraux, occidentaux, patriotes effrayés…

Mais l’époque nous impose de passer de ce cheval de la mondialisation à l’occidentale à une autre race de cheval, avec une selle inconfortable pour le postérieur… Mais il le faut. Et l’élite dirigeante, quelles que soient ses opinions, va soit s’adapter, soit quitter ses fonctions. On parle maintenant beaucoup de la nécessité de la rotation de l’élite dirigeante, et je suppose que l’élite dirigeante n’a pas l’intention de le faire de manière abrupte et brutale, néanmoins il est nécessaire de le faire et cela sera fait.

L’élite managériale actuelle s’est formée dans les conditions de la politique réelle, qui ne peut être réduite à des concepts simples, à des couleurs noires et blanches. Et un changement radical de sa composition, un “nettoyage complet” comme certains le disent, pourrait avoir des conséquences très négatives.

Voilà pour ce qui concerne le circuit interne de la gouvernance. Pour ce qui est de l’extérieur, en tant qu’orientaliste, je prends très au sérieux les initiatives de la Russie visant à créer un espace d’engagement. C’est le Moyen-Orient, l’Afrique – cet espace se dessine clairement. Dans cette situation, nous avons deux partenaires assez avancés sur le plan technologique, l’Iran et l’Égypte. Contrairement aux idées reçues, ces pays sont adaptés à la modernité et aux technologies actuelles, notamment l’Iran. Il ne fait aucun doute que l’Iran est à la traîne derrière la Fédération de Russie dans un certain nombre de domaines, alors que sur d’autres points, il est loin devant nous. Dans le domaine des nanotechnologies, il est en avance sur des pays comme la France et la Grande-Bretagne. Et la formation de ce circuit externe suggère que notre élite managériale devra restructurer le format d’interaction avec les partenaires étrangers d’une manière ou d’une autre, et pas seulement pour des raisons internes.

SP : Avons-nous des gens capables de diriger l’économie, l’industrie, de réaliser l’indépendance technologique de la Russie dont parle le président ? Où sont-ils ?

– Je voyage dans le pays, je parle beaucoup, et je constate que des groupes de contre-élite, si je puis dire, par rapport à l’élite managériale, et non à l’élite dirigeante, se sont spontanément formés, et ils sont assez nombreux. La question de savoir s’il y aura une sorte de symbiose entre ces groupes d’experts de la contre-élite et les autorités est à l’ordre du jour et, je pense, fait l’objet de discussions au sein des structures de pouvoir. Je peux me tromper – mais à en juger par certains signes, il y a une tendance en ce sens.

L’essentiel est que, de manière formelle ou informelle, les spécialistes dont la Russie a besoin aujourd’hui existent, y compris dans les étages du pouvoir. Ce sont les personnes qui, d’une manière ou d’une autre, soutiennent les initiatives mises en avant par Sergey Glaziev. Il y a aussi Mikhail Khazine, Mikhail Deliaguine, qui est membre de la Douma d’État, et l’ancien ministre Alexandre Galouchko.

Comment les nouvelles structures prendront-elles forme ? Très probablement autour de personnes qui proposent de nouvelles initiatives, de nouveaux modèles et paradigmes de développement. Mais il doit y avoir une synthèse de ces points de vue avec des composantes de politique intérieure et étrangère. Est-ce que cela sera soutenu ou au moins entendu, injecté dans une sorte de discours public ? Oui, je pense que c’est très probable.

Le même Mikhail Khazine, que les organisateurs du Forum économique de Saint-Pétersbourg ont supprimé six fois du programme, a tout de même pris la parole lors du débat. Quelqu’un était donc intéressé à faire approuver sa présentation – contre la volonté des organisateurs, qui sont traditionnellement considérés comme des partisans du néolibéralisme.

J’aimerais également souligner que Vladimir Poutine a déclaré en 2019 que ces concepts néolibéraux sont dépassés et qu’il est temps de les mettre aux archives.

SP : – Il y a eu des remaniements dans les blocs clés de l’économie – Mantourov a accédé au poste de vice-premier ministre, Borissov a remplacé Rogozine au département de l’espace… Mais aucune de ces personnes ne s’est rendue célèbre par une quelconque avancée, ni n’a amené le domaine qui lui a été confié au premier plan de la production. Ils ne ressemblent pas aux commissaires aux commissaires staliniens que l’on rappelle constamment aujourd’hui. Pourquoi est-ce toujours le même paquet de cartes qui est rebattu ?

– Je pense que ce qui préoccupe Mantourov, puisqu’il s’agit de lui, n’est pas tant une question de nomination personnelle que de création et d’institutionnalisation d’une sorte de complexe pour résoudre les problèmes industriels auxquels la Fédération de Russie est actuellement confrontée. Et il n’est pas si important de savoir qui sera à la tête de cette structure : aujourd’hui Mantourov, demain quelqu’un d’autre. Mais le renvoi de Dmitri Rogozine n’est pas tout à fait clair pour moi. Peut-être était-ce le résultat de certaines contradictions au sein de l’élite du pouvoir.

Je ne vois pas d’explication rationnelle à sa démission, car le premier chef d’État était satisfait des activités de Rogozine. Et il a été déclaré publiquement que son travail n’a fait l’objet d’aucune plainte. Je pense qu’une nouvelle nomination est en préparation pour lui, plus proche de l’ancien directeur de Roskosmos en termes de professionnalisme et d’intérêts. Maintenant, à propos de Youri Borissov. J’ai remarqué que dans l’émission “Dimanche soir avec Vladimir Soloviev”, son présentateur, qui se dit toujours pro-Poutine, a été très sévère à l’égard du travail de Borissov, qui était responsable du complexe industriel de défense au sein du gouvernement.

La réalité politique et sociale impose de revoir les activités économiques. Et c’est une tâche à laquelle le gouvernement est bien placé pour s’atteler.

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