Sa fureur est compréhensible compte tenu des destructions subies par son pays, mais elle ne peut pas devenir la base de la stratégie américaine, dit cet article traduit par les lecteurs du site “les crises”. On retrouve de plus en plus fréquemment ce type d’analyse qui correspond souvent à une remise en cause entre initiés du leadership de Biden (sans pour autant soutenir Trump). En gros les Etats-Unis doivent bel et bien multiplier les foyers de guerre, en laisser la charge à leurs malheureux alliés rendus plus dociles que jamais, mais ici comme à Taiwan il n’est pas question de s’investir non seulement dans une guerre y compris nucléaire mais de rompre des échanges commerciaux plus lucratifs que jamais à partir du moment où européens, japonais et autres “alliés’ s’épuisent économiquement. Le régime ukrainien, ses oligarques capricieux se croient tous les droits, ils ne sont qu’un moyen et les hommes qui acceptent d’endosser la collaboration avec le diable y compris contre leur propre peuple peuvent mourir assassinés quand ils ne feront plus l’affaire (note de Danielle Bleitrach)
Source : Responsible Statecraft, Anatol Lieven
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
Illustration : Le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba, avec le secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, en 2021 (NATO/Flickr/Creative Commons)
Les sentiments exprimés dans l’article pour Foreign Affairs cette semaine par le ministre ukrainien des Affaires étrangères Dmytro Kuleba sont très compréhensibles compte tenu de l’invasion, de la destruction et des atrocités que l’Ukraine a subies – mais ils ne doivent pas devenir la base de la stratégie occidentale.
La fureur, aussi vertueuse soit-elle, ne permet pas de définir une politique. En outre, contrairement aux Ukrainiens, les responsables et analystes américains et occidentaux ne sont pas eux-mêmes soumis au même type de feu ou de menace. Ils n’ont donc aucune excuse pour laisser leur jugement être obscurci par l’émotion. Leur devoir professionnel envers leur propre pays leur impose de garder la tête froide et les nerfs solides.
Kuleba cherche à identifier l’Occident à des objectifs purement ukrainiens, sans tenir compte des coûts plus larges pour l’humanité. Dans certaines parties de son article, on a l’impression que ce sont des professionnels américains des relations publiques qui ont rédigé le texte. Mais le premier devoir des citoyens américains est envers leur propre pays. Kuleba déclare, d’une manière gratuitement offensive que :
« De plus en plus de commentateurs proches du Kremlin proposent de vendre l’Ukraine au nom de la paix et de la stabilité économique dans leur propre pays. Bien qu’ils puissent se présenter comme des pacifistes ou des réalistes, il est préférable de les considérer comme des complices de l’impérialisme et des crimes de guerre russes. »
Il y a un grand désir d’aider le peuple ukrainien à se défendre contre l’invasion illégale et brutale. Mais le président des États-Unis est élu par les citoyens américains et a prêté serment de les défendre, eux et leurs intérêts, également. Cela inclut la protection de l’économie américaine et le maintien de l’Amérique en dehors des conflits qui ne sont pas dans l’intérêt vital de la sécurité des États-Unis, ou des confrontations qui conduiront à une dévastation insensée et à des meurtres à l’étranger.
L’aspect le plus dangereux de l’article de Kuleba est la façon dont il glisse à plusieurs reprises entre l’appel à l’aide militaire occidentale pour une « victoire complète et totale de l’Ukraine » et le fait de dire que cette aide est destinée à aider les Ukrainiens à faire pression sur les forces russes afin d’amener le régime de Poutine à « négocier de bonne foi » et d’aider l’Ukraine à négocier « en position de force. »
Ces objectifs sont évidemment contradictoires. Si l’Ukraine peut remporter une victoire totale, il ne sera pas nécessaire de négocier quoi que ce soit avec la Russie, si ce n’est une reddition inconditionnelle – une issue militaire extrêmement improbable. Si toutefois des négociations doivent avoir lieu, elles impliqueront la recherche d’une sorte de compromis au moins provisoire. En effet, en mars, le gouvernement ukrainien a présenté une série de propositions raisonnables qui répondaient à certaines des principales exigences de la Russie. S’agit-il toujours de la position officielle de l’Ukraine ou non ?
Kuleba écrit :
« [Que] les troupes russes choisissent de se retirer ou qu’elles y soient contraintes, l’Ukraine sera en mesure de parler à la Russie en position de force. Nous pourrons rechercher un règlement diplomatique équitable avec une Russie affaiblie et plus constructive. Cela signifie en fin de compte que Poutine sera contraint d’accepter les conditions ukrainiennes, même s’il le nie publiquement. »
Mais que sont les « conditions ukrainiennes » ? La semaine dernière, j’ai entendu un ambassadeur ukrainien en Europe déclarer que l’Ukraine doit se battre pendant « vingt ans, si nécessaire », afin d’expulser la Russie de tout le territoire qu’elle détient depuis 2014, y compris la Crimée et la base navale de Sébastopol.
Étant donné que, selon la Russie, la Crimée est désormais un territoire russe souverain, il s’agit là d’un point qu’aucun gouvernement russe, quelle que soit sa couleur politique, ne peut accepter, sauf si la Russie a effectivement été complètement vaincue militairement, et la Russie se battra également pendant vingt ans si nécessaire pour empêcher cela. Est-ce également l’objectif de Kuleba ? Si c’est le cas, il devrait le dire, afin que nous, Occidentaux, sachions précisément à quoi nous nous engageons en Ukraine.
Kuleba est encore plus contradictoire dans sa description de la menace militaire russe. D’une part, il affirme – plutôt à juste titre – que la résistance ukrainienne, soutenue par l’armement occidental, a vaincu l’armée russe en dehors de Kiev et l’a bloquée dans le Donbass, transformant le conflit dans cette région en une guerre d’usure pour de très petites portions de territoire. Il s’en sert pour affirmer que davantage d’armement occidental aidera l’Ukraine à remporter une victoire complète.
D’autre part, dans son appel au soutien inconditionnel de l’Occident, il a besoin de faire valoir que l’Occident est sous une menace mortelle, et dépeint donc une image de la force russe et de la menace universelle qui aurait été exagérée pour l’Union soviétique et le communisme au sommet même de leur puissance et de leur ambition idéologique :
« La Russie est un pays revanchard décidé à refaire le monde entier par la force. Elle s’emploie activement à déstabiliser les États africains, arabes et asiatiques, à la fois par sa propre armée et par l’intermédiaire de mandataires. Ces conflits ont créé leurs propres crises humanitaires, et si l’Ukraine perd, elles ne feront qu’empirer. En cas de victoire, Poutine serait enhardi à provoquer plus de troubles et à créer plus de désastres dans le monde en développement. L’agressivité accrue de Poutine ne se limiterait pas au monde en développement. Il s’immiscerait avec plus de vigueur dans la politique américaine et européenne. S’il parvient à conquérir le sud de l’Ukraine, il pourrait s’enfoncer davantage sur le continent en envahissant la Moldavie, où des mandataires russes contrôlent déjà une partie du territoire. »
Comment une Russie qui a le plus grand mal à capturer quelques petites villes du Donbass peut-elle représenter une telle menace ? Et est-il vraiment nécessaire de rappeler que ce sont en fait les États-Unis – et non la Russie – qui, à diverses reprises depuis la Guerre froide, ont cherché à « refaire le monde par la force » et ont créé de vastes crises humanitaires par leurs interventions ? Au Moyen-Orient au moins, c’est la Russie – et non l’Amérique – qui a en fait agi comme une puissance de statu quo.
Cela me rappelle vivement les conversations et les entretiens qui ont eu lieu pendant les différentes guerres et guerres civiles dans le Caucase au début des années 1990, que j’ai couvertes en tant que journaliste britannique. Les partisans géorgiens du président Zviad Gamsakhurdia présentaient leur lutte contre le président Edouard Chevardnadze comme essentielle pour la sécurité de l’Occident face à la Russie, tout comme les Azéris qui se battaient contre l’Arménie pour le contrôle du Haut-Karabakh – tandis que les Arméniens, de leur côté, présentaient leurs ennemis azéris comme les fers de lance d’une vague islamiste qui, si elle n’était pas vaincue dans un misérable village de montagne, irait conquérir Paris et Londres. Tout cela n’avait pas le moindre rapport avec la réalité.
Kuleba dépeint ce conflit comme « existentiel » pour l’Ukraine. Au début de l’invasion russe, il y avait des arguments en faveur de cette thèse. Il est clair que l’intention initiale des Russes était de prendre Kiev, de soumettre ou de remplacer le gouvernement ukrainien et de réduire l’Ukraine à un État client.
Toutefois, comme l’affirme Kuleba lui-même, cette stratégie russe a été largement mise en échec. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine est devenue une guerre limitée à des portions relativement petites de territoire contesté dans l’est et le sud du pays. L’effondrement des empires et des États multinationaux a engendré de nombreux conflits de ce type dans l’histoire moderne, du Cachemire au Kosovo. L’approche américaine à leur égard a énormément varié et a généralement été guidée en fin de compte par le pragmatisme et les intérêts américains plutôt que par des principes abstraits ou la légalité internationale (généralement très compliquée).
Kuleba écarte en deux phrases les menaces que la guerre et les sanctions occidentales font peser sur l’économie occidentale et mondiale, ainsi que sur les réserves alimentaires mondiales. Selon lui, citant le président Roosevelt, « la seule chose que nous devons craindre est la peur elle-même. »
Eh bien, en fait, non. Ce que nous devons craindre, c’est une récession mondiale qui, entre autres choses, renforcerait considérablement l’extrémisme et l’instabilité internes qui sont les véritables menaces pour la démocratie occidentale, ainsi que des pénuries de céréales qui provoqueront à la fois une famine de masse et des troubles de masse dans les sociétés vulnérables.
Nous devons également craindre l’escalade de ce conflit vers un affrontement direct entre les forces américaines et russes, qui pourrait avoir des conséquences désastreuses pour l’Ukraine et le monde, en plus des combattants ; et le risque que les tensions fortement accrues avec la Russie conduisent à un échange nucléaire accidentel, du type de celui que nous avons évité de justesse pendant la Guerre froide.
Il est naturel pour un fonctionnaire ukrainien de ne pas tenir compte de ces préoccupations. On pourrait même dire qu’il est de son devoir de le faire. Le président des États-Unis a cependant des devoirs et des responsabilités plus larges, notamment envers le peuple américain.
Source : Responsible Statecraft, Anatol Lieven, 20-06-2022
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises
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