Ce texte de 1850, publié dans la Gazette Rhénane, est à ma connaissance le premier où Marx aborde la question de la Chine. Il présente plusieurs intérêts sur le plan de la connaissance de la théorie marxiste. Il s’agit d’un moment charnière, celui où il éécrit sur la lutte des classes en France, et où après s’être enrôlé dans l’ancienne ligue des justes et avoir écrit le Manifeste, il participe aux grands mouvements de 1848 et va choisir l’AIT, au plus près de la classe ouvrière. Alors que longtemps, en particulier à propos de l’Inde, son diagnostic sera que la Révolution doit être selon lui apportée de l’extérieur, la première révolution dit-il que l’Inde ait connue est l’arrivée des Anglais. Ce diagnostic ressemble à celui qu’il porte sur l’Allemagne, sa patrie, qui en proie au despotisme archaïque a besoin de la Révolution française et de Napoléon. Mais ce texte sur la Chine a une autre tonalité qui en accentue les aspects visionnaires.
D’abord la manière dont il étudie la Chine dans un déplacement du centre de gravité et des migrations de sa population en liaison avec le développement de la côte pacifique des Etats-Unis avec ce qui est toujours très important pour Marx, le rôle joué par les transports d’hommes et de marchandises, la construction des chemins de fer où de nombreux chinois fuyant les drames de leur pays s’emploient comme ouvriers, le percement du canal de Panama, une autre mondialisation Ce déplacement du centre de gravité du capital vers les yankees et la Chine n’a rien d’évident puisque ceux qui dépècent la Chine sont ceux qu’ils désigne comme des puissances en perte de vitesse malgré leur empire colonial, l’Angleterre en particulier. Il faut quelque chose de l’ordre de la prescience pour voir en 1850 surgir non seulement ce que Lénine définira comme l’Impérialisme, mais une domination qui ne prendra son plein effet qu’au lendemain de la seconde guerre mondiale et de prévoir par une attention très marxiste aux forces productives le centre de gravité actuel.
Karl Marx met en évidence un phénomène auquel nous pouvons encore réfléchir aujourd’hui quand nous étudions la chute de l’URSS: après les échecs des Révolutions de 1848, le capital répond à ses crises de surproduction par la mondialisation, le colonialisme, mais Marx perçoit aussi que cette mondialisation déplace le centre de gravité mondial vers les Etats-Unis et ceux-ci attirent dans leur orbite la Chine et il le fait en suivant les forces productives, le marché ouvert autant que les luttes des classes. Le prolétariat chinois s’engage dans la construction des chemins de fer aux Etats-Unis, se révolte constamment en Chine, il va nuancer sa vision de ces zones d’arriération, en suggérant dans ce texte comment la conscience de classe aura forcément une dimension internationale. La révolte sera autochtone en se battant sur deux fronts. Il va de ce fait de plus en plus poser la question des civilisations, des formations sociales où les rapports de classe ne sont déterminants qu’en dernière instance parce que la révolution se pose à la fois contre la féodalité interne et contre le capital colonisateur (note de Danielle Bleitrach histoire et société).
Nouvelle Gazette rhénane. Revue politique et économique. N° 2, février 1850.
Nous en venons maintenant à l’Amérique, où est survenu un fait plus important que la révolution de février [1848] : la découverte des mines d’or californiennes. Dix-huit mois après l’événement, on peut déjà prévoir qu’elle aura des résultats plus considérables que la découverte de l’Amérique elle-même. Trois siècles durant, tout le commerce d’Europe en direction du Pacifique a emprunté, avec une longanimité touchante, le cap de Bonne-Espérance ou le cap Horn. Tous les projets de percement de l’isthme de Panama ont échoué en raison des rivalités et des jalousies mesquines des peuples marchands. Dix-huit mois après la découverte [194] des mines d’or californiennes, les Yankees ont déjà entrepris la construction d’un chemin de fer, d’une grande route et d’un canal dans le Golfe du Mexique. Déjà il existe une ligne régulière de navires à vapeur de New York à Chagres, de Panama à San Francisco, et le commerce avec le Pacifique se concentre à Panama, la ligne par le cap Horn étant surannée. Le littoral californien, large de 30 degrés de latitude, l’un des plus beaux et des plus fertiles du monde, pour ainsi dire inhabité, se transforme à vue d’œil en un riche pays civilisé, densément peuplé d’hommes de toutes les races, du Yankee au Chinois, du Noir à l’Indien et au Malais, du Créole et Métis à l’Européen. L’or californien coule à flot vers l’Amérique et la côte asiatique du Pacifique, et les peuples barbares les plus passifs se trouvent entraînés dans le commerce mondial et la civilisation.
Une seconde fois, le commerce mondial change de direction. Ce qu’étaient, dans l’Antiquité, Tyr, Carthage et Alexandrie, au Moyen âge, Gênes et Venise, et jusqu’ici Londres et Liverpool, à savoir les emporia du commerce mondial, c’est ce que seront désormais New York et San Francisco, San-Juan-de-Nicaragua et Léon, Chagres et Panama. Le centre de gravité du marché mondial était l’Italie au Moyen âge, l’Angleterre à l’ère moderne, c’est maintenant la partie méridionale de la péninsule nord-américaine.
L’industrie et le commerce de la vieille Europe devront faire des efforts terribles pour ne pas tomber en décadence comme l’industrie et le commerce de l’Italie au XVIe siècle, si l’Angleterre et la France ne veulent pas devenir ce que sont aujourd’hui Venise, Gênes et la Hollande. D’ici quelques années, nous aurons une ligne régulière de transport maritime à vapeur d’Angleterre à Chagres, de Chagres et San Francisco à Sydney, Canton et Singapour.
Grâce à l’or californien et à l’énergie inlassable des Yankees, les deux côtes du Pacifique seront bientôt aussi peuplées, aussi actives dans le commerce et l’industrie que l’est actuellement la côte de Boston à New Orléans. L’Océan Pacifique jouera à l’avenir le même rôle que l’Atlantique de nos jours et la Méditerranée dans l’Antiquité : celui de grande voie d’eau du commerce mondial, et l’Océan Atlantique tombera au niveau d’une mer intérieure, comme c’est le cas aujourd’hui de la Méditerranée.
La seule chance pour que les pays civilisés d’Europe ne tombent pas dans la même dépendance industrielle, commerciale et politique que l’Italie, l’Espagne et le Portugal modernes, c’est qu’ils entreprennent une révolution sociale qui, alors qu’il en est temps encore, adaptera l’économie à la distribution, conformément aux exigences de la production et des capacités productives modernes, et permettra le développement des forces de production nouvelles qui assureraient la supériorité de l’industrie européenne et compenseraient ainsi les inconvénients de sa situation géographique.
Enfin une curiosité caractéristique de la Chine, rapportée par le missionnaire allemand bien connu Gutzlaff. Une surpopulation lente mais régulière de ce pays avait provoqué, depuis longtemps déjà, une violente tension des rapports sociaux pour la grande majorité de la nation.
Il y eut ensuite l’arrivée des Anglais qui ouvrirent de force cinq ports à la liberté de commerce. Des milliers de navires anglais et américains cinglèrent vers la Chine qui, en peu de temps, fut inondée de produits britanniques et américains bon marché. L’industrie chinoise, essentiellement manufacturière, succomba à la concurrence du machinisme. L’inébranlable Empire du Milieu subit une crise sociale. Les impôts n’entrèrent plus, l’État se trouva au bord de la faillite, la grande masse de la population sombra dans le paupérisme, et se révolta. Cessant de vénérer les mandarins de l’Empereur et les bonzes, elle se mit à les malmener et à les tuer. Le pays se trouve maintenant au bord de l’abîme, et même sous la menace d’une révolution violente.
Bien plus. Au sein de la plèbe insurgée, certains dénonçaient la misère des uns et la richesse des autres, en exigeant une nouvelle répartition des biens, voire la suppression totale de la propriété privée — et ils continuent aujourd’hui encore de formuler ces revendications. Après vingt ans d’absence, lorsque Mr. Gutzlaff revint parmi les civilisés et les Européens, et qu’il entendit parler du socialisme, il s’écria horrifié : « Je ne pourrais donc nulle part échapper à cette pernicieuse doctrine ? C’est exactement là ce que prêchent depuis quelque temps beaucoup de gens de la populace en Chine ! »
Il est bien possible que le socialisme chinois ressemble à l’européen comme la philosophie chinoise à l’hégélianisme. Quoi qu’il en soit, on peut se réjouir que l’Empire le plus ancien et le plus solide du monde ait été entraîné en huit ans, par les balles de coton des bourgeois anglais, au seuil d’un bouleversement social qui doit avoir, en tout cas, les conséquences les plus importantes pour la civilisation. Lorsque nos réactionnaires européens, dans leur fuite prochaine, seront enfin parvenus à la Muraille de Chine, aux portes qu’ils croiront s’ouvrir sur la citadelle de la réaction et du conservatisme — qui sait s’ils n’y liront pas :
République Chinoise
Liberté, Egalité, Fraternité .
Vues : 561
Jean Claude Delaunay : la modernité et la civilisation chinoise, la régression française. | | Histoire et société
[…] ici même sur la Chine, l’Angleterre et la Révolution qui anticipe sur ces questions : https://histoireetsociete.com/2020/03/10/karl-marx-la-chine-langleterre-et-la-revolution-deplacement… (note de Danielle Bleitrach pour histoire et […]