Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Quand le Sud refuse de s’aligner sur l’Occident en Ukraine par Alain GRESH

““Contrairement à la majorité des nations occidentales, États-Unis en tête, les pays du Sud adoptent une position prudente“Contrairement à la majorité des nations occidentales, États-Unis en tête, les pays du Sud adoptent une position prudente à l’égard du conflit armé qui oppose Moscou à Kiev. L’attitude des monarchies du Golfe, pourtant alliées de Washington, est emblématique de ce refus de prendre parti : elles dénoncent à la fois l’invasion de l’Ukraine et les sanctions contre la Russie. Ainsi s’impose un monde multipolaire où, à défaut de divergences idéologiques, ce sont les intérêts des États qui priment”, Cette analyse montre à quel point le monde est entré dans une nouvelle ère historique et l’affaire de l’Ukraine a servi de révélateur y compris pour les institutions internationales qui parfois témoignent de leur inadaptation. Les intérêts des ETATS mais pas seulement puisque l’opinion publique, y compris les français issus de l’immigration africaine et du proche orient sont dans leur immense majorité hostiles à l’UKRAINE et favorable à la Russie et, comme je le constate à MARSEILLE protestent contre l’accueil des réfugiés, autant que sur les silences sur la PALESTINE et autres lieux…par rapport au conflit armé qui oppose Moscou à Kiev. (note de danielle Bleitrach pour histoireetsociete)


par Alain Gresh

Le Monde diplomatique

L’Ukraine, un affrontement planétaire entre « démocratie et autocratie », comme le proclame le président américain Joseph Biden, repris en boucle par les commentateurs et les politiques occidentaux ? Non, rétorque la voix solitaire du journaliste américain Robert Kaplan, « même si cela peut paraître contre-intuitif ». Après tout, « l’Ukraine elle-même a été depuis de nombreuses années une démocratie faible, corrompue et institutionnellement sous-développée ». Au classement mondial de la liberté de la presse, le rapport de Reporters sans frontières 2021 la classe au 97e rang. « Le combat, ajoute Kaplan, porte sur quelque chose de plus large et de plus fondamental, le droit des peuples à décider de leur avenir et à se libérer de toute agression » (1). Et il remarque, ce qui est une évidence, que nombre de « dictatures » sont alliées aux États-Unis, ce que d’ailleurs il ne condamne pas.

Si, au Nord, les voix discordantes sur la guerre en Ukraine restent rares et peu audibles tant une pensée unique en temps de guerre s’est à nouveau imposée (2), elles dominent au Sud, dans ce « reste du monde » qui compose la majorité de l’humanité et qui observe ce conflit avec d’autres lunettes. Sa vision a été synthétisée par le directeur général de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), M. Tedros Adhanom Ghebreyesus, qui regrette que le monde n’accorde pas une importance égale aux vies des Noirs et des Blancs, à celles des Ukrainiens, des Yéménites ou des Tigréens, qu’il « ne traite pas la race humaine de la même manière, certains étant plus égaux que d’autres (3) ». Il en avait déjà fait le triste constat au cœur de la crise du Covid-19.
C’est une des raisons pour lesquelles un nombre significatif de pays, notamment africains, se sont abstenus sur les résolutions de l’Organisation des Nations unies (ONU) concernant l’Ukraine — des dictatures bien sûr, mais aussi l’Afrique du Sud et l’Inde, l’Arménie et le Mexique, le Sénégal et le Brésil (4). Et, fin avril, aucun pays non occidental ne semblait prêt à imposer des sanctions majeures contre la Russie.
Comme le fait remarquer Trita Parsi, vice-président du think tank Quincy Institute for Responsible Statecraft (Washington, DC), de retour du Forum de Doha (26-27 mars 2022), où se sont côtoyés plus de deux mille responsables politiques, journalistes et intellectuels venus des quatre coins de la planète, les pays du Sud « compatissent à la détresse du peuple ukrainien et considèrent la Russie comme l’agresseur. Mais les exigences de l’Occident, qui leur demande de faire des sacrifices coûteux en coupant leurs liens économiques avec la Russie sous prétexte de maintenir un “ordre fondé sur le droit”, ont suscité une réaction allergique, car l’ordre invoqué a permis jusque-là aux États-Unis de violer le droit international en toute impunité » (5).
Le positionnement du régime saoudien, qui refuse de s’enrôler dans la campagne antirusse et appelle à des négociations entre les deux parties sur la crise ukrainienne, est emblématique de cette distanciation. Une série de facteurs ont favorisé cette « neutralité » d’un des principaux alliés des États-Unis au Proche-Orient. D’abord, la création de l’OPEP + en 2016 (6), qui associe Moscou aux négociations sur le niveau de production de pétrole, s’est traduite par une coordination fructueuse entre la Russie et l’Arabie saoudite, laquelle considère même cette relation comme « stratégique (7) » — diagnostic sans aucun doute bien optimiste. Les observateurs ont noté la participation au mois d’août 2021 du vice-ministre de la défense saoudien, le prince Khaled Ben Salman, au Salon des armements à Moscou et la signature d’un accord de coopération militaire entre les deux pays, qui étaye une collaboration ancienne pour le développement du nucléaire civil. Plus largement, la Russie est devenue un interlocuteur incontournable dans toutes les crises régionales, étant la seule puissance à entretenir des relations suivies avec l’ensemble des acteurs, même quand ils sont en froid, voire en guerre les uns avec les autres : Israël et l’Iran, les houthistes yéménites et les Émirats arabes unis, la Turquie et les groupes kurdes…
Parallèlement, les relations entre Riyad et Washington se sont grippées. Domine dans le Golfe l’idée que les États-Unis ne sont plus un allié fiable — on rappelle leur « lâchage » du président égyptien Hosni Moubarak en 2011 et leur retraite piteuse d’Afghanistan, leur volonté de négocier avec l’Iran sur le nucléaire sans prendre en compte les réserves de leurs alliés régionaux, leur passivité face aux attaques de drones houthistes contre des installations pétrolières saoudiennes, même quand M. Donald Trump, supposé être un ami de Riyad, était encore président. L’élection de M. Biden a empoisonné le climat. Il avait promis de traiter l’Arabie saoudite comme un paria à la suite de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en octobre 2018, dont les services de renseignement américains attribuent la responsabilité à Mohammed Ben Salman (« MBS »), le tout-puissant prince héritier saoudien ; il avait également dénoncé la guerre menée au Yémen.

Ces engagements n’ont été suivis d’aucune inflexion de la politique de l’administration démocrate, si ce n’est le refus de M. Biden de tout contact direct avec « MBS », mais ils ont été mal reçus à Riyad. Quand le président Biden s’est finalement résigné à l’appeler, notamment pour demander une augmentation de la production pétrolière du royaume visant à pallier l’embargo contre la Russie, « MBS » n’a pas voulu le prendre au téléphone, comme l’a révélé le Wall Street Journal (😎. « Pourquoi les États-Unis nous consultent-ils si tard, après tous leurs alliés occidentaux ? » « Notre soutien ne doit pas être considéré comme acquis a priori », entend-on dire à Riyad.

Et la presse saoudienne ne retient pas ses coups contre les États-Unis. Comme l’écrit l’influent quotidien Al-Riyadh : « L’ancien ordre mondial qui a émergé après la seconde guerre mondiale était bipolaire, puis il est devenu unipolaire après l’effondrement de l’Union soviétique. On assiste aujourd’hui à l’amorce d’une mutation vers un système multipolaire. » Et, visant les Occidentaux, il ajoute : « La position de certains pays sur cette guerre ne cherche pas à défendre les principes de liberté et de démocratie, mais leurs intérêts liés au maintien de l’ordre mondial existant » (9).

Une ligne largement reprise au Proche-Orient et qui se déploie autour de deux séries d’arguments. D’abord, que la Russie ne porte pas seule la responsabilité de la guerre, que celle-ci est avant tout un affrontement entre grandes puissances pour l’hégémonie mondiale dont l’enjeu n’est pas le respect du droit international et ne concerne donc pas le monde arabe. Écrivant dans le quotidien officieux du gouvernement égyptien, lui aussi allié aux États-Unis, Al-Ahram, un éditorialiste évoque « une confrontation entre les États-Unis et les pays occidentaux d’une part, et les pays qui rejettent leur hégémonie d’autre part. Les États-Unis cherchent à redessiner l’ordre mondial après s’être rendu compte que, dans sa forme actuelle, il ne sert pas leurs intérêts, mais renforce plutôt la Chine à leurs dépens. Ils sont terrifiés par la fin imminente de leur domination sur le monde, et ils sont conscients que le conflit actuel en Ukraine est la dernière chance de préserver cette position (10) ».
L’autre ligne d’argumentation des médias arabes dénonce le double langage des Occidentaux. Démocratie ? Libertés ? Crimes de guerre ? Droits des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Les États-Unis, qui ont bombardé la Serbie et la Libye, envahi l’Afghanistan et l’Irak, sont-ils les mieux qualifiés pour se réclamer du droit international ? N’ont-ils pas aussi utilisé des armes à sous-munitions, des bombes au phosphore (11), des projectiles à uranium appauvri ? Les crimes de l’armée américaine en Afghanistan et en Irak ont été largement documentés sans jamais aboutir à des inculpations — et ce n’est pas faire injure aux Ukrainiens de reconnaître que, pour l’instant, les destructions infligées à ces deux pays dépassent de loin celles qu’ils subissent tragiquement.

M. Vladimir Poutine devrait être traîné devant la Cour pénale internationale ? Mais Washington n’a toujours pas ratifié le statut de cette cour ! Ironique, un éditorialiste remarque (12) que, en 2003, The Economist avait fait sa « une », après l’invasion de l’Irak, avec une photographie en couleurs de George W. Bush en titrant « Maintenant le lancement de la paix » (« Now, the waging of peace ») ; en revanche, l’hebdomadaire des milieux d’affaires met aujourd’hui en couverture une photographie de M. Poutine en noir, un char à la place du cerveau, avec ce titre : « Où s’arrêtera-t-il ? ».

La Palestine, occupée totalement depuis des décennies alors que l’Ukraine ne l’est que partiellement depuis quelques semaines, reste une plaie vive au Proche-Orient, mais elle ne suscite aucune solidarité des gouvernements occidentaux, qui continuent à offrir un blanc-seing à Israël. « Il n’est pas inutile de rappeler, note un journaliste, les chants scandés lors des manifestations, les déclarations pleines de rage qui, au fil des années et des décennies, ont imploré sans résultat à aider le peuple palestinien bombardé à Gaza ou vivant sous la menace d’incursions, de meurtres, d’assassinats, de saisies de terres et de démolitions de maisons en Cisjordanie, une zone que toutes les résolutions internationales considèrent comme des territoires occupés (13). » La prestation du président Volodymyr Zelensky devant la Knesset, dressant un parallèle entre la situation de son pays et celle d’Israël « menacé de destruction », en a indigné plus d’un, sans d’ailleurs qu’il obtienne le soutien attendu de Tel-Aviv, attaché à ses relations étroites avec Moscou (14). Enfin, le traitement différencié accordé aux réfugiés ukrainiens, blancs et européens par rapport à ceux du « reste du monde », asiatiques, maghrébins et subsahariens, a suscité une ironie amère au Proche-Orient, comme dans tout le Sud.

On dira que ce n’est pas nouveau, que les opinions (et les médias) arabes ont toujours été antioccidentales, que la « rue arabe », comme on la qualifie parfois de manière méprisante dans les chancelleries européennes et nord-américaines, ne pèse pas grand-chose. Après tout, lors de la première guerre du Golfe (1990-1991), l’Arabie saoudite, l’Égypte et la Syrie se sont laissé entraîner dans la guerre aux côtés des États-Unis, à rebours de leurs populations. Dans le cas de l’Ukraine, en revanche, ces pays, même quand ils sont des alliés de longue date de Washington, ont pris leurs distances avec l’Oncle Sam, et pas seulement l’Arabie saoudite. Le 28 février, le ministre des affaires étrangères émirati Cheikh Abdallah Ben Zayed Al-Nahyane a rencontré son homologue russe Sergueï Lavrov à Moscou et a salué les liens étroits entre les deux pays. Et l’Égypte n’a pas répondu à l’injonction bien peu diplomatique des ambassadeurs du G7 au Caire de condamner l’invasion russe. Même le Maroc, allié fidèle de Washington, était opportunément « aux abonnés absents » lors du vote de l’Assemblée générale des Nations unies du 2 mars sur l’Ukraine.
Dans le même temps, avec leurs dizaines de milliers de soldats positionnés dans le Golfe, leurs bases à Bahreïn, au Qatar et dans les Émirats arabes unis, la présence de la Ve flotte, les États-Unis restent un acteur majeur dans la région qu’il peut se révéler risqué de négliger, voire de contrarier. D’autant que ce positionnement de divers pays arabes, comme plus largement celui du Sud, ne se fait pas au nom d’une nouvelle organisation du monde ou d’une opposition stratégique au Nord — comme celle pratiquée par le Mouvement des non-alignés dans les années 1960 et 1970, allié au « camp socialiste » — mais au nom de ce qu’ils perçoivent être leurs propres intérêts. On pourrait, paraphrasant le Britannique lord Gladstone, affirmer que, dans l’ère de l’après-guerre froide, les États n’ont plus d’amis ni de parrains permanents, mais des alliés fluctuants, vacillants, à durée limitée. Les revers de la Russie et les sanctions qui lui sont imposées amèneront-ils certains d’entre eux à infléchir leur complaisance à l’égard de Moscou ?

Alors que s’estompent les lignes de partage idéologiques d’antan, que les promesses d’un « nouvel ordre international » faites par Washington au lendemain de la première guerre du Golfe se sont englouties dans les déserts irakiens, un monde multipolaire émerge dans le chaos. Il offre une marge de manœuvre élargie au « reste du monde ». Mais le drapeau de la révolte contre l’Occident et son désordre ne constituent pas (encore ?) une feuille de route pour un monde qui serait régi par le droit international plutôt que par le droit du plus fort.
Alain Gresh
Directeur des journaux en ligne OrientXXI.info et AfriqueXXI.info

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