Les éditions du seuil, que je remercie de m’expédier leurs dernières parutions, publient un essai très argumenté d’Emmanuel Todd sur la révolution anthropologique que constitue le mouvement d’émancipation des femmes. Emmanuel Todd, comme Rousseau, a toujours préféré être un homme à paradoxe plutôt qu’à préjugés et il utilise les statistiques, la démographie pour attaquer les lieux communs, non sans provoquer des polémiques. Son dernier livre “Où en sont-elles?” qui vient de paraître en janvier 2022 est incontestablement de ceux qui ne manqueront pas d’exacerber les passions. (1)
Mais de quoi se plaignent ces petites bourgeoises ?
Les indicateurs statistiques montrent que le dépassement éducatif des hommes par les femmes remonte à 1968. Alors, plus de femmes que d’hommes obtiennent le bac. Il y a ensuite le dépassement des hommes dans l’éducation supérieure, puis l’arrivée massive des femmes sur le marché du travail. Récemment, nous avons vu émerger ce que Todd appelle le « féminisme antagoniste », qui postule un rapport conflictuel entre hommes et femmes, paradoxalement au moment même où l’égalité absolue semble en vue. Tout au long de son travail, il a utilisé les structures familiales anciennes pour comprendre les idéologies modernes, l’économie, l’immigration. Mais là il affronte ce qu’il avait soigneusement évité, l’évolution actuelle de la famille et même s’il choisit de traiter le problème avec une froideur scientifique on sent qu’il est exaspéré par le féminisme actuel qu’il désigne comme du ressentiment.
Exemple, prenons le champ de l’Europe, Etats-Unis et Japon : “s’il est vrai qu’une moitié au moins des femmes qui sont victimes d’homicide sont tuées par leur conjoint, une approche démographique globale nous révèle que la tendance, depuis 1985, est partout en baisse importante.” Ce qui le conduit, après la préoccupation d’usage (ne pas minimiser l’horreur de ces crimes) à s’étonner “de l’écart considérable entre la montée de l’émotion sur le sujet et la réalité de sa baisse tendancielle“(p.10) Pourquoi cette émotion alors qu’un phénomène qui frappe d’abord les hommes est le suicide (en 2016, en France il y a eu 1985 suicides féminins et 6450 suicides masculins) : “oui les hommes sont plus violents mais ils retournent essentiellement leur violence contre eux mêmes ou les autres hommes avant de s’attaquer aux femmes”.
Les féministes qui n’auront pas refermé l’ouvrage après ces remarques introductives – ce qui a failli être mon cas – ne le regretteront pas parce qu’il y a beaucoup de choses intéressantes dans ce nouveau livre d’Emmanuel Todd et surtout il favorise une réflexion en profondeur sur en quoi le dynamisme des sociétés est lié à la révolution anthropologique de l’émancipation féminine. “les sociétés qui se privent d’une contribution pleine et entière de la moitié de leur population – les femmes en première ligne pour l’éducation des enfants – ne peuvent pas rester dynamiques“(p.139)
En résumant de manière cursive ce livre tout à fait passionnant, on peut dire que la famille nucléaire est la famille originelle et pas le stade ultime de l’évolution. Que les sociétés à partir du néolithique ont multiplié les expérimentations sociales avec un essor incontestable de la famille patrilinéaire mais aussi l’épuisement de cette dynamique. En outre le livre ne se prive pas de montrer les acquis collectifs de cette émancipation, y compris bien sûr dans le domaine de l’homophobie, et bien au-delà, alors pourquoi mesdames une telle anxiété ? Cette émancipation féminine est d’une telle ampleur que, conclut Emmanuel TODD, ” nos sociétés n’ont pas besoin de petites bourgeoises qui dénoncent inlassablement au nom du “genre”, l’oppression d’un sexe par un autre, et diabolisent les hommes qui ont un peu trop travaillé .Ce dont nous avons besoin, dans l’immédiat, c’est de femmes qui prennent leur part des luttes sociales et de l’organisation du collectif” (p.377).Entre nous est-il bien nécessaire de déployer pareil appareil statistique pour si fréquemment chuter sur le bonhomme CRYSALE : “Je consens qu’une femme ait des clartés de tout, – Mais je ne lui veux point la passion choquante – De se rendre savante afin d’être savante; – Et j’aime que souvent, aux questions qu’on fait, – Elle sache ignorer les choses qu’elle sait.”(2)
A LA RECHERCHE DE LA FAMILLE ORIGINELLE
L’émancipation des femmes est donc en marche et pour la percevoir, il faut suivre le statut des femmes sur les 5000 ou 10.000 dernières années et plus si affinité, puisque pour Emmanuel Todd l’être humain se distinguerait de son cousin le plus proche le chimpanzé non seulement par la parole voire l’outil mais par sa capacité à établir des liens de longue durée entre les deux sexes, par une monogamie, tempérée certes, mais une monogamie tout de même et ce depuis l’apparition de l’homo sapiens il y a 200.000 ou 300.000 en Afrique.
Il y a aujourd’hui une tendance iconoclaste à remettre en cause non seulement notre conception des sociétés primitives et de leur “bon sauvage” mais surtout l’idée que nous serions, nous sociétés occidentales, la fine fleur de cette évolution, apportant au reste de l’humanité notre vision du progrès et de l’émancipation humaine. C’est le but du chapitre IV (p.97) et notons que la catastrophe accomplie en Afghanistan et dans d’autres lieux joue autant que les découvertes archéologiques et les méthodes les plus récentes. “Nous autres occidentaux nous faisons une idée fausse de la “modernité” de notre famille (…) nous avons évolué, nous sommes devenus des individualistes, puis nous avons finalement accordé aux femmes le statut d’individus à part entière. Une telle représentation justifie notre insistance à exiger d’eux une adaptation. Leur destin ne serait que de nous rattraper. Améliorer le sort des femmes fut la justification de l’occupation durant vingt ans , de l’Afghanistan. Avec le succès que l’on sait.”
Les Occidentaux, au sens le plus étroit, c’est-à-dire les Anglo-américains, les Français du bassin parisien, les Scandinaves, bref, les peuples de la frange ouest de l’Eurasie, sont, par leur organisation familiales les plus archaïques.
Notre famille nucléaire remonterait de fait aux chasseurs cueilleurs. Ce constat a été fait par divers auteurs de Le play à LEVI STRAUSS, en passant par Westermarck dans son Histoire du mariage, sans parler des auteurs américains étudiant les indiens.
Les relations avec Lévi Strauss ne sont pas nécessairement optimale, une “théorie menée sur un aussi faible nombre cas ne mène pas très loin (p.106) et là encore Emmanuel Todd tranche sur la manière dont les structuralistes se contentent de coïncidences entre variables déspatialisées, par exemple entre agriculture dense et patrilinéarité mais refusera des phénomènes qui existent chez les chasseurs cueilleurs ou les éleveurs nomades comme l’écriture, le bronze ou l’État. Notons que ce constat y compris de la coexistence dans un espace proche et parfois dans la même société d’alternances est une tendance du moment (3).
La spatialisation des relations familiales, de la division du travail est très importante pour Todd. Un structuraliste comme Murdock et son atlas échappent à la critique que subit Levi Strauss parce que malgré son échantillonnage parfois non pertinent, il établit à l’échelle de la planète une cartographie des systèmes de parenté ce qui permet de voir des évolutions allant a contrario de nos idées reçues sur le passage de la famille patrilinéaire à nucléaire, comme endogamie et exogamie qui corrigent des relations horizontales entre les sexes et ce qui a engendré une baisse tendancielle du statut des femmes. En fait, rien n’est obligatoire mais ce qui est évident c’est que le statut des hommes et des femmes bougent ensemble et ce qui peut bouger dans les classes aristocratiques peut rester différent chez les prolétaires.
En fait au vu de cette diversité, il reste le questionnement actuel: “Nous cherchons le bon point de comparaison pour le modèle récent de féminisme de ressentiment, ainsi que pour la crise actuelle des identités féminine et masculine, incluant le développement de la bisexualité et la centralité idéologique de la question transgenre.(p.143) Il faut revenir au modèle archaïque de la famille nucléaire pour comprendre la manière dont les femmes ont été dépossédées, ce qui est un retour à Engels. Mais cela n’a rien de facile, le détour tenté à travers le cas des aborigènes d’Australie est une fausse bonne idée parce que ceux-ci sont en fait influencés par la Nouvelle Guinée. Bref! l’exigence d’égalité qui semble entre hommes et femmes avoir été atteint chez les chasseurs cueilleurs, mais toujours avec une division du travail, n’avait pas pour but l’égalité mais la survie du groupe. Alors que l’égalité est le but de nos sociétés et on en voit les conséquences.
Il demeure alors une question troublante pour nous, qui vivons l’émancipation des femmes et une montée des inégalités. Devons-nous réfléchir à l’éventualité d’une relation fonctionnelle, de 1950 à 2020, entre l’effondrement du pouvoir masculin dans l’ordre anthropologique et la chute de l’égalité dans l’ordre économique? (p.143)
Je réponds à cet a priori qui une fois de plus confond concordance statistique avec causalité que toute la démonstration va a contrario de cette boutade destinée à la polémique et pour peu que l’on poursuive le raisonnement il est clair que cette avancée “anthropologique” qui concerne essentiellement une frange bourgeoise des femmes est fragile dans ses acquis et c’est cette fragilité peut-être dans laquelle il faut chercher la pugnacité des femmes.
Emmanuel Todd a travaillé avec un linguiste Laurent Sagart lui même lancé dans une polémique iconoclaste sur les indo-européens. Pour résumer la problématiques, les zones de famille nucléaire relèveraient d’un conservatisme périphérique alors qu’au contraire les systèmes patrilocaux communautaires occupent les zones centrales de développement. ” l’interprétation d’une telle carte est simple: le système originel de l’humanité était la famille nucléaire, dans ses diverses variantes tempérées. Ensuite ont eu lieu les innovations qui ont mené à le prédominance de la famille communautaire patrilocale dans le bloc central “ (p.104)
Pour faire simple, l’auteur va jusqu’à dire que si l’Allemagne et le Japon se ressemblent c’est parce qu’ils se sont constitués tous les deux à la périphérie du bloc eurasiatique. Si l’on poursuit la démonstration, l’Occident, là où s’est développé l’impérialisme capitaliste était en fait complétement périphérique, archaïque.
Il suffit de reprendre un planisphère et de le colorier en fonction de trois prédominances – bilatérale, patrilinéaire, matrilinéaire – pour avoir une autre approche de l’histoire globale de l’humanité explique Todd planches à l’appui. Ce qu’on peut lire alors c’est la manière dont depuis le néolithique et sa révolution, l’humanité a multiplié les expériences – la ville, l’écriture, l’État, les métaux successifs, cuivre, bronze et fer – ces expériences n’ont pas épargné la famille et le statut respectif des hommes et des femmes a bougé et l’invention par exemple de l’agriculture peut être différente là où subsiste la famille nucléaire.
Plus on traite de masses humaines, plus les déterminismes apparaissent et à ce titre la démographie est ce qui apparait comme la plus satisfaisante des sciences humaines, non exactes… Est-ce à dire pour autant que l’appareillage échappe à l’idéologie, certainement pas et je crois qu’Emmanuel Todd n’arriverait pas en s’en convaincre lui-même. Ainsi autant il a de la sympathie pour le socialisme tel qu’il a pu surgir avec l’URSS autant il a tendance à ne rien accorder à la Chine et à traquer partout les signes de son déclin, mais ne pas voir l’apport du socialisme chinois à l’évolution de la condition féminine est indéfendable, si cela est rarement pris en tant qu’objet, les références sont fréquentes et mal étayées. De même autant il est convaincant quand il confronte de grandes masses de comportements familiaux avec une autre histoire possible de l’humanité, autant ramener l’âpreté de la revendication féminine à une anxiété (pourquoi pas une hystérie) peu digne de ce qui a été accompli ne convainc pas.
Emmanuel Todd est un de ces rares intellectuels qui aura refusé de céder aux modes, ce qui le rend précieux. Il a le courage intellectuel à la fois de ne pas être un conformiste et dans le même temps, il reste dans le cadre d’une démonstration et pas simplement celui de l’essai. A ce titre l’obstination qu’il met à lier famille et dynamique sociale de l’ordre de l’anthropologie, rend sa lecture toujours productive et incitant autant à la recherche qu’au débat public. Sans céder aux lieux communs de la gauche, il ne renonce jamais à œuvrer en facteur du progrès et quand dans ce livre il revendique son adhésion aux valeurs féministes, cela n’a rien d’inexact même si on peut discuter bien de ses formulations, l’essentiel de l’apport des femmes à la dynamique sociétale reste dans l’éducation des enfants et si les hommes n’ont cessé de travailler pour oublier ne pouvoir enfanter, ce qui relève d’un stéréotype dont la répétition n’a rien à voir avec la preuve.
Danielle Bleitrach
(1) EMMANUEL TODD Où sont-elles ? Une esquisse de l’histoire des femmes. SEUIL, janvier 2022, 23 euros.
(2) parce que dans le fond ce que l’on peut reprocher à la gente masculine selon Todd, c’est d’avoir trop travaillé pour oublier leur incapacité à enfanter… là ce livre intelligent relève des idées reçues et non démontrées qu’il prétend combattre, il envoie par dessus les moulins la dimension de classe qu’il prétend défendre : tout le monde n’a pas trop travaillé et dans ceux qui se sont épuisés au travail hommes et femmes et parfois enfants connaissaient une égalité qui n’avait pas grand chose à voir avec l’aspiration à accoucher. Et si de surcroit on pousse la malice jusqu’à mettre en regard cette vision des femmes avec ce qu’il reconnait comme nécessaire à la dynamique des sociétés, leur rôle dans l’éducation qui veut qu’elles soient éduquées, on a le sentiment que notre démographe a un peu le même projet que le bonhomme CRYSALE dans les femmes savantes: trois grandes idées sont alors les fondements d’une « honnête » femme. Premièrement, l’éducation de « l’esprit de ses enfants » et l’inculcation de « bonnes mœurs » est primordiale. Pour lui, si les femmes inculquent à leurs filles de bonnes valeurs qui excluent totalement l’apprentissage, celles-ci véhiculeront ces idées et peu à peu les femmes n’auront plus l’idée d’apprendre. La deuxième grande idée de Chrysale et de ce programme est l’organisation au sein de la maison et du couple. En effet, il explique qu’une femme doit « avoir l’œil sur ses gens » c’est-à-dire s’occuper des domestiques et vérifier que leur travail est bien fait. De plus, il est du rôle de la femme de « faire aller son ménage », de bien s’occuper de son couple pour que son époux soit satisfait. Enfin, la gestion de l’argent est la troisième et dernière base de la condition féminine émancipée…
(3) On trouve le même refus d’un évolutionnisme et de nos sociétés occidentales représentant l’OMEGA de l’évolution dans un livre dont nous avons plusieurs fois parlé ici : David GRAEBER ET David WENGROW : au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité. lll Les Liens qui Libèrent . 2021;
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Francois Carmignola
Une lecture du livre, par ailleurs à la fois extrêmement travaillé, et “sourcé”, et aussi absolument passionnant, est de faire complètement justice de la forme d’intellectualisme appelé “féminisme” qui se trouve absolument broyé, déconstruit, réduit en miettes et définitivement discrédité.
C’est ce qui explique les compte-rendus gênés, vaguement hostiles, qu’on voit ici et là, soit que ces dames n’aient pas encore fini le livre, soit qu’elles méditent et travaillent d’arrache-pied à un tsunami anti Todd dont les testicules vont avoir du mal à survivre…
Pourtant, comme vous l’évoquez ici, le livre est infiniment charitable et amical envers l’espèce humaine dans son ensemble…
Vous commettez deux injustices ici:
Au sujet de la Chine, le statut très bas de la femme se mesure selon Todd par le massacre des bébés filles, que l’enfant unique a rendu incroyablement fréquent. On ne voit pas bien ce que la Chine communiste a fait pour changer une constante anthropologique qui lui est antérieure. C’est ne pas comprendre la nature des théories de Todd que de lui reprocher cela…
Ensuite, quand Todd dit
“Ce dont nous avons besoin, dans l’immédiat, c’est de femmes qui prennent leur part des luttes sociales et de l’organisation du collectif”
en dénonçant l’obsession improductive pour la société qu’est la dénonciation fantasmatique et immotivée du masculin, c’est bien pour honorer l’opinion positive et contributive que les femmes peuvent avoir sur le monde ! Faire de Todd un Chrysale c’est sombrer dans le féminisme antagoniste, qui, je vous le rappelle, n’a désormais, preuve oblige, plus lieu d’être.
Bien à vous.