Tous les samedis, le quotidien belge « Le Soir » publie la chronique d’un ou plusieurs membres de Carta Academica. Cette semaine : la place de la science dans la gouvernance de notre société. Ce qui va nous permettre de comprendre en quoi un positionnement post-moderne comme celui de RAOULT et de certains de ses soutiens relève aussi d’un débat citoyen face aux défis de nos sociétés. L’état de dégradation de nos sociétés, de nos élites, a été voulu, entretenu et il ne relève pas de la génération spontanée, y compris quand on a à partir de MITTERRAND entretenu une “gauche” individualiste, irresponsable, pétainiste, méprisante qui correspondait bien aux choix de destruction du service public. (note de Danielle Bleitrach pour histoire et société)
Chronique -Par Eric Muraille, biologiste et immunologiste, maître de recherches FRS-FNRS (ULB); Bernard Feltz, philosophe des sciences de la vie, professeur ordinaire émérite (UCLouvain); Alban de Kerchove d’Exaerde, neurobiologiste, directeur de recherches FNRS (ULB), pour Carta Academica*Publié le 10/07/2021 à 10:00 Temps de lecture: 10 min
Didier Raoult, médecin et microbiologiste, professeur à l’Institut Hospitalier Universitaire (IHU) Méditerranée Infection a déposé plainte pour « harcèlement, tentative de chantage et d’extorsion » le 29 avril 2021 à l’encontre d’Elisabeth Bik, microbiologiste et consultante en intégrité scientifique pour le site PubPeer, un forum de critique d’articles scientifiques, et Boris Barbour, administrateur de ce site et directeur de recherche à Paris. Cette plainte fait suite à une soixantaine de commentaires critiques émis par Bik sur PubPeer à propos d’articles de Raoult sur de possibles oublis de déclaration de conflits d’intérêts, la duplication de certaines données ainsi que de potentiels problèmes éthiques.
Une pétition réunissant plus d’un millier de chercheurs a dénoncé la plainte de Raoult comme étant « une stratégie de harcèlement et de menaces » et a appelé à protéger la critique post-publication des articles scientifiques. Le comité d’éthique du CNRS a exprimé son soutien à Bik et Barbour. L’affaire a été commentée par les revues les plus prestigieuses en sciences (voir aussi le site nature.com). De son côté, Didier Raoult revendique publiquement la pratique d’une science postmoderne afin de délégitimer toute critique à son encontre.
Quels sont les réels enjeux de cette plainte pour qu’elle mobilise autant de scientifiques ?
Pour répondre à cette question, il faut tout d’abord rappeler les différentes significations du postmodernisme en science, et, dans un second temps, analyser la position de Raoult afin de préciser à quelle conception du postmodernisme il se rattache. Loin d’être d’un intérêt strictement académique, l’enjeu de cette polémique est la place de la science dans la gouvernance de notre société.
Vous avez dit « postmodernisme » ?
Le concept de postmodernisme ou postmodernité renvoie tout d’abord au concept de « modernité ». Ce concept touche à la fois la philosophie et la sociologie. Il caractérise la société qui a rompu avec le Moyen Âge qui fait confiance à la raison et à la liberté de pensée, ce qui a conduit à l’émergence de la science, des droits de l’Homme et de la démocratie.
Le 20e siècle est à la fois le moment d’épanouissement de la modernité et de sa crise. En effet, la science, la démocratie, les droits humains connaissent durant ce siècle un développement qui a parfois été bien au-delà de ce qui était attendu : suffrage universel, vaccination, thérapies génétiques, conquête de l’espace, etc. Par ailleurs, la science a aussi été mise au service des projets les plus atroces durant les guerres et la colonisation, démontrant que la modernité pouvait également être source d’inégalités, d’oppression et de violences extrêmes.
Bien qu’on puisse faire remonter les racines du postmodernisme à la pensée de Nietzsche qui a dénoncé la rationalité comme source d’illusion et d’oppression, le mouvement postmoderne s’est principalement construit sur les travaux des philosophes français tels que Foucault, Deleuze et Derrida, puis s’est développé aux États-Unis. Lyotard caractérise ce mouvement par une incrédulité envers ce qu’il nomme les métarécits de la modernité (1). Les religions, les idéologies politiques et la science, qui tentent de rendre une vision cohérente du monde et de la vie, seraient des métarécits. Les métarécits contrôlent ce qui peut être connu par les individus et sont eux-mêmes contrôlés par les institutions dominantes. La science serait donc avant tout un outil de domination, dont la forme et le contenu sont socialement déterminés. Ainsi, le postmodernisme réduit la science à la technologie, laquelle ne vise pas le vrai mais l’efficacité. En conséquence, il rejette toute visée universelle en matière de vérité et de valeurs au profit d’une logique de respect de la différence et de la diversité.
Le relativisme des connaissances
Dans les années 1950, la sociologie des sciences va prendre une dimension toute particulière en analysant le fonctionnement de la communauté scientifique : ses normes, ses logiques institutionnelles et hiérarchiques, ses modes de rémunération, ses liens à l’industrie et au militaire… Durant les années 1970-1980, le courant fort de la sociologie des sciences veut montrer que le contenu même de la science, les concepts fondamentaux des théories scientifiques, ne sont que le fruit de l’idéologie, des biais sociaux ou de genre des scientifiques. La science est rabaissée au niveau d’une croyance pouvant être relativisée. Autrement dit, les théories de l’évolution biologique ou du big bang ne seraient pas plus crédibles que les cosmologies qui défendent que la terre est plate, que le soleil tourne autour de la terre, ou que la création du monde remonte à 6.000 ans.
Cette position relativiste radicale n’est pas adoptée par tous les sociologues des sciences. Par exemple, si des liens entre Charles Darwin et d’autres écrits de son époque au Royaume-Uni tels que ceux de Thomas Malthus ou d’Adam Smith sont avérés, cela ne réduit pas sa théorie de l’évolution à une vérité locale, une vérité qui ne serait valable que pour l’homme blanc libéral. Les arguments en faveur de l’évolution du vivant proposés par Darwin gardent toute leur pertinence car ils ont été largement confirmés par les développements ultérieurs des sciences de la vie. Ceci montre qu’à côté d’une interprétation relativiste postmoderne, il y a place pour une posture moderne critique faisant confiance en la raison, l’observation et l’expérimentation pour approcher la vérité, tout en reconnaissant l’origine contextuelle de nombreux concepts et le caractère limité de toute connaissance mono-disciplinaire.
Les dimensions contextuelles de la science, les incertitudes liées à la méthodologie et à la complexité des phénomènes étudiés sont largement reconnues par la plupart des scientifiques modernes. Ceux-ci reconnaissent également l’historicité des théories, le contexte de leur développement, et le fait qu’une théorie ne peut se présenter comme certitude absolue car l’essence même de la science moderne est de ne pas cesser de remettre en cause les interprétations et théories qu’elle met en évidence.
Actuellement, il est admis que de multiples méthodes, mêlant intuition, rationalité, observation et expérimentation, peuvent être employées pour produire des descriptions de la réalité ou des théories explicatives. Mais ces travaux scientifiques sont tous soumis, avant et après publication, à une critique par les pairs. Comme l’a souligné Robert Merton, le scepticisme organisé (2), la critique systématique et continue des travaux scientifiques, constitue la norme sociale en science. Ce qui exige des scientifiques une grande tolérance à la critique et exclut tout dogmatisme. Car une théorie non réfutée aujourd’hui peut l’être demain – le fameux argument de réfutabilité de Karl Popper (3). Elle n’est jamais que « corroborée » et doit être considérée comme une approximation de vérité. Il n’en reste pas moins que certaines conclusions s’imposent à tout être qui fait confiance à la rationalité et aux faits vérifiables. La véracité de la science par rapport à d’autres discours fondés sur des croyances ou opinions reste pleinement justifiée.
La postmoderne attitude de Didier Raoult
Les critiques méthodologiques à l’égard de Didier Raoult ne sont pas nouvelles. En 2006, il a été interdit de publication pendant un an dans toutes les revues de l’American Society for Microbiology (ASM). Une sanction inédite qui faisait suite à la publication d’un de ses articles qui présentait les mêmes chiffres pour des résultats d’expériences prétendument différentes. Un manquement éthique grave selon l’ASM. Une simple broutille du point de vue de Raoult qui, lorsque la sanction de l’ASM est évoquée dans un article le concernant rédigé par la virologiste Catherine Mary et publié en 2012 dans la revue Science, contre-attaque immédiatement en questionnant les liens d’intérêt de Mary avec l’entreprise Danone, que les travaux de Raoult sur les probiotiques auraient prétendument dérangée. Les critiques à l’égard de Raoult ne seraient donc motivées, selon lui, que par des intérêts cachés.
Suite à cette première polémique, Raoult multiplie les références au postmodernisme. En 2020, la controverse scientifique sur l’efficacité du traitement du covid à base d’hydroxychloroquine prôné par Raoult est née de son refus catégorique de réaliser une étude clinique randomisée (c’est-à-dire incluant un groupe contrôle recevant un placebo, une condition jugée indispensable pour pouvoir vraiment conclure sur l’efficacité d’un traitement). Il a publiquement défendu lors d’un cours donné à l’IHU le 13 février 2020 et intitulé « contre la méthode », ainsi qu’à l’occasion d’autres séminaires, son approche méthodologique non orthodoxe en se réclamant du postmodernisme. Une position qu’il a théorisée dans son ouvrage La science est un sport de combat publié la même année. Par son attitude et ses incessantes communications médiatiques, il a contribué à transformer la controverse scientifique sur l’hydroxychloroquine en dispute politique populiste, ce qui a polarisé une bonne partie du public contre les mesures de distanciation sociale et les vaccins.
Didier Raoult bénéficie d’une importante reconnaissance professionnelle et d’une visibilité médiatique inédite pour un scientifique. En 2012, il était encore considéré par le magazine Science comme « le microbiologiste le plus productif et le plus influent de France, à la tête d’une équipe de 200 scientifiques et étudiants ». Rappelons qu’en pleine polémique sur l’hydroxychloroquine, il a accueilli le président Macron dans son bureau. Et que, visé par une plainte à l’Ordre des médecins pour charlatanisme suite à sa promotion sans preuve de l’efficacité du traitement à base d’hydroxychloroquine, il a bénéficié d’un important soutien des médecins français. Ses nombreuses vidéos sur YouTube dépassent fréquemment le million de vues.
Quelle sera l’influence de sa promotion opportuniste des pires travers du postmodernisme sur les normes sociales de la communauté scientifique et sur la perception de la science par le public ? Le dépôt d’une plainte en justice par Raoult pour éviter de répondre aux critiques scientifiques argumentées de Bick constitue un dangereux précédent. En effet, une banalisation de la judiciarisation des controverses scientifiques aurait des conséquences désastreuses. La critique permanente des travaux scientifiques est certes un processus imparfait, pénible et soumis à de nombreux biais, mais ce processus est actuellement ce dont nous disposons de mieux pour faire progresser nos connaissances.
Science et gouvernance
La critique raisonnée et argumentée a toujours fait progresser la science. Cette forme de critique doit donc être maintenue et protégée. Mais lier systématiquement la valeur d’un discours scientifique à l’identité sociale ou au genre de celui qui l’émet, relativiser la valeur des arguments rationnels et des évidences empiriques comme le fait le postmodernisme, ne mène qu’à une relativisation des savoirs et à la politisation des débats scientifiques. Ce qui revient à ôter toute valeur à la science dans les débats sociétaux et la gouvernance de nos sociétés.
Cette posture relativiste a des conséquences sociétales majeures. En 2016, suite au Brexit et à l’élection de Donald Trump à la présidence des Etats-Unis, le terme « Post-truth » (post-vérité) a été déclaré mot de l’année par le dictionnaire d’Oxford. Il réfère à « ce qui se rapporte aux circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence sur le public que ceux qui font appel à l’émotion ou aux croyances personnelles ». Le préfixe « post » renvoie à une période dans laquelle le concept même de vérité est devenu sans importance. Par exemple, quand les porte-parole du Président Trump, face aux conclusions du Giec concernant la crise climatique, affirment publiquement sans état d’âme qu’ils disposent d’une autre vérité, ils déclarent que, pour eux, la science a perdu toute espèce de légitimité particulière. Cette position a mené à la sortie des Etats-Unis de l’accord de Paris sur le climat en 2017.
Nous devons prendre conscience du fait que la valeur que nous accordons au savoir scientifique est un enjeu majeur pour nos sociétés. Comme l’avait souligné la politologue Hannah Arendt dans son ouvrage Les origines du totalitarisme : « Le sujet idéal du régime totalitaire n’est pas le nazi convaincu ou le communiste convaincu, mais les gens pour qui la distinction entre réalité et fiction… et la distinction entre vrai et faux… n’existe plus ». De plus, nous serons confrontés dans les années à venir à des menaces globales sans précédent dans l’histoire humaine, telles que le changement climatique, la chute de la biodiversité et les pollutions atmosphérique et plastique. Pour lutter efficacement contre ces menaces, une large coopération internationale sera indispensable. Ce qui implique a minima un consensus sur les menaces et la manière d’y répondre. Comment créer ce consensus sans la science, sans des savoirs vérifiables et donc acceptables par le plus grand nombre ?
Toutes les chroniques de *Carta Academica sont accessibles gratuitement sur notre site.
(1) Jean-François Lyotard, La condition postmoderne, 1979.
(2) Robert K. Merton, The Normative Structure of Science, 1942.
(3) Karl Popper, The Logic of Scientific Discovery, 1959.
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