Baran nous envoie cet interview que le Monde publie pour ses lecteurs. Il est passionnant à plus d’un titre mais je voudrais en souligner un aspect auquel les lecteurs ne penseront peut-être pas spontanément: Tu Xinquan nous explique que l’obligation dans laquelle se sont trouvés les Chinois de ne plus suivre l’occident capitaliste, les Etats-Unis en particulier date de 2008. L’idée défendue ici d’un choix collectif de Xi Jinping et d’une politique de contrôle du capital par l’État n’est pas due au hasard du grand homme faisant l’histoire mais bien d’une continuité dans les buts. (note de Danielle Bleitrach pour histoire et société)
Dans un entretien au « Monde », Tu Xinquan, professeur à l’Institut chinois pour les études sur l’OMC, explique que le temps où l’empire du Milieu considérait les Occidentaux avec envie est révolu. Propos recueillis par Frédéric Lemaître (Pékin, correspondant)Hier à 10h00.Lecture 8 min.Article réservé aux abonnés
Tu Xinquan (à l’écran) en visioconférence lors du Forum économique de l’Est, à l’université fédérale d’Extrême-Orient, à Vladivostok, le 2 septembre 2021. Sergei Fadeichev / Sergei Fadeichev/TASS via Reuter
Pour Tu Xinquan, doyen et professeur à l’Institut chinois pour les études sur l’OMC au sein de l’Université du commerce et de l’économie internationale de Pékin, la crise financière de 2008 a rebattu les cartes, en faisant prendre conscience à la Chine qu’elle ne devait pas suivre aveuglément les Etats-Unis.
Pour les Occidentaux, la Chine a énormément tiré profit de son adhésion à l’Organisation mondiale du commerce. Est-ce aussi le point de vue des Chinois ?
Pour nous, universitaires, l’adhésion à l’OMC a marqué un tournant décisif de l’ouverture et du développement de la Chine. Cependant, comme les Etats-Unis nous reprochent d’en avoir tiré des avantages indus, nous insistons moins qu’auparavant sur les bénéfices qu’elle nous a apportés. Nos dirigeants préfèrent mettre l’accent sur les efforts que nous avons accomplis.
Au moins l’OMC permet-elle d’avoir une concurrence équitable. Aujourd’hui, il est clair que la Chine est le pays qui en a le plus profité. Pourtant, en 2001, elle est le seul État qui a dû faire des concessions pour la rejoindre, et cela a bénéficié aux autres pays.
Ne vous attendiez-vous pas à un tel résultat ?
Non, certainement pas. Beaucoup de Chinois craignaient une explosion du chômage. Nous étions très inquiets. En fait, la performance de la Chine a été bien meilleure que ne l’anticipaient les prévisions les plus optimismes. C’est le charme de l’économie de marché et de sa fameuse main invisible.
La Chine a-t-elle gagné contre le reste du monde ?
La situation est plus complexe. Toute compétition crée des gagnants et des perdants. Parmi les perdants figure le Mexique, dont les produits ont été concurrencés par le « made in China » sur le marché nord-américain. Les Etats-Unis, eux, n’ont pas beaucoup perdu, car il y a une intégration verticale entre ce qu’ils produisent et ce qu’offre la Chine. Les deux pays sont davantage complémentaires que concurrents. La compétition entre leurs économies est bien plus large. Elle ne concerne pas certains produits spécifiques.
La Chine concurrence surtout des pays en développement, parce que, comme eux, elle vise à exporter dans les États développés et a été capable d’attirer des investissements étrangers dont d’autres auraient pu jouir le cas échéant. Si son succès pose un vrai défi au reste du monde, c’est surtout en raison de la taille du pays. La population est presque deux fois plus importante que celle du G7. Son développement bouleverse le reste du monde, c’est un fait.
Toutefois, elle fournit aussi de nombreuses occasions d’investissement. Elle est le deuxième importateur au monde. Son intégration progressive dans l’économie mondiale à partir de 1992 a largement contribué à la croissance de celle-ci et à la faible inflation qui l’a accompagnée pendant près de deux décennies. Les consommateurs américains ont ainsi bénéficié d’importations bon marché en provenance de Chine. Mais la redistribution des gains de productivité a été inégale et il y a eu des perdants.
Les Occidentaux reprochent à la Chine de ne pas avoir respecté les engagements pris au moment de l’adhésion. Que répondez-vous ?
Pour la Chine, ces engagements ont été respectés. Elle l’a dit en 2010. Elle devait diminuer les droits de douane et introduire de nouvelles lois, ce qu’elle a fait. Pourtant, depuis, le débat se poursuit. Précisons d’emblée qu’aucun membre de l’OMC n’est parfait. Sinon, pourquoi aurait-on créé un organe spécialement chargé de régler les différends ? Par ailleurs, ses règles sont parfois lacunaires ou sujettes à interprétation.
Prenons les transferts de technologie : aucune loi en Chine n’exige de tels transferts. Les Occidentaux affirment que ce sont leurs partenaires chinois qui les leur imposent. Mais l’OMC ne s’occupe que des États, pas des entreprises même publiques. De mon point de vue, ce n’est pas un sujet majeur. Si une entreprise chinoise impose trop de transfert à une société étrangère, pourquoi celle-ci ne fait-elle pas jouer la concurrence en allant voir ailleurs ? Surtout, vous remarquerez que les entreprises chinoises les plus innovantes, comme Huawei, sont des entreprises privées qui ne sont même pas autorisées à s’associer à des firmes étrangères. Donc leur succès ne repose absolument pas sur les transferts de technologie.
Quels sont les sujets majeurs, selon vous ?
J’en vois trois. Le premier est la protection des droits de propriété intellectuelle. Pendant longtemps, le gouvernement chinois n’y a pas consacré assez d’attention. Depuis quelques années, la situation s’améliore, notamment parce que les entreprises chinoises sont de plus en plus innovantes.
Le deuxième porte sur l’ouverture des services. Les règles de l’OMC sont très insuffisantes en la matière. Elles concernent l’ouverture des marchés, mais ne disent rien de leur régulation. Or il y a toujours moyen, pour un pays, de favoriser ses acteurs nationaux. D’ailleurs, partout dans le monde, l’ouverture à la concurrence internationale des services financiers ou de télécommunication est moindre que celle des biens manufacturés. On ne peut pas dire que la Chine n’honore pas ses engagements, car l’OMC n’a pas de règle dans ce domaine. Néanmoins, il est vrai que les entreprises étrangères dans les secteurs de la finance, de la santé et du juridique ont des difficultés à s’implanter en Chine, la régulation y étant complexe.
Le troisième sujet, le plus controversé, est lié aux entreprises publiques : les SOE [pour State-Owned Enterprises]. Selon l’OMC, elles ne doivent pas être avantagées en termes de concurrence commerciale. Le problème est qu’il n’existe pas de définition des SOE ni de la concurrence commerciale. Il s’agit juste d’un souhait des membres de l’OMC. Pour la Chine, l’important est qu’elles fonctionnent conformément aux lois du marché, même s’il y a des exceptions. Or les étrangers accordent beaucoup d’importance à ces exceptions. Ainsi, un problème créé par une SOE qui peut sembler mineur à l’échelle de la Chine peut devenir majeur pour un petit pays. Par ailleurs, les SOE ne représentent plus que 25 % du produit intérieur brut (PIB) chinois. Cela reste important, mais l’économie nationale est de plus en plus une économie de marché.
Justement, beaucoup se demandent en Occident si la Chine veut vraiment devenir une économie de marché. Est-ce le cas ?
Il y a un avant et un après-2008. La crise financière a eu un impact sensible sur les Chinois. Les dirigeants et les universitaires ont compris qu’il ne fallait pas suivre aveuglément le modèle américain et que la Chine pouvait avoir son propre modèle. Il y a eu alors un ralentissement de la transformation du pays vers l’économie de marché. Cela a duré jusqu’en 2012-2013. A cette époque, des problèmes sont apparus et la croissance a décéléré. C’est ce que nous avons appelé « la nouvelle normalité ».
En 2013, le 3e plénum du 18econgrès [du Parti communiste] a pris une orientation économique très libérale, mais la mise en œuvre n’a pas été adéquate, notamment parce qu’il n’y avait pas suffisamment de pressions extérieures. Aux Etats-Unis, Barack Obama commençait son second mandat, et les relations sino-américaines se sont détériorées. Les deux pays ont tenté de conclure un traité sur les investissements, mais l’opinion publique américaine y était hostile, malgré les concessions chinoises. Obama a renoncé à l’imposer au Congrès.
Les pressions extérieures sont importantes pour que la Chine libéralise son économie. Au fil des années, si les économistes continuent de penser que l’économie de marché est le meilleur moyen d’assurer la croissance de l’économie chinoise, les dirigeants attachent de plus en plus d’importance à la sécurité, et donc au contrôle public. Certains perçoivent même l’économie de marché comme un ennemi. Ils voient bien les difficultés sociales que rencontrent les Occidentaux. Ni le Japon, qui n’a pas connu de croissance pendant trente ans, ni les Etats-Unis, capables de porter à leur tête un Donald Trump, ne représentent plus un modèle.
En réalité, nous croyons de plus en plus que le modèle chinois de l’économie de marché est le meilleur. Les Occidentaux ne parviennent plus à nous convaincre du contraire. Le temps où nous les considérions avec envie est révolu. Désormais, nous les regardons d’égal à égal. A titre personnel, je pense que nous avons besoin de davantage de libéralisme, et que le poids de l’État dans l’économie reste trop fort. Mais, malheureusement, nous n’avons plus de modèle à suivre.
Est-ce à dire que la Chine va se refermer ?
La Chine a demandé à adhérer au CPTPP [pour Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership],ce grand accord commercial qui lie 11 pays bordant le Pacifique. Cela prouve que nous avons encore foi dans l’économie de marché et que nous reconnaissons le besoin de stimuli extérieurs. Nous le faisons parce que c’est notre intérêt, et non sous la pression des Etats-Unis. Les SOE vont encore poser problème, mais là non plus, il n’y a pas de règle claire à leur propos au sein du CPTPP.
Les GAFA [Google Amazon, Facebook et Apple], qui n’opèrent pas comme des sociétés commerciales classiques, prouvent que la question des monopoles et des abus de position dominante ne concernent pas que les entreprises publiques. En vérité, le problème est politique.
Si les pays qui ont conclu le CPTPP veulent que la Chine y adhère, ils trouveront une solution. Sinon, ils établiront une telle liste de conditions préalables que l’adhésion sera presque impossible. Je ne suis pas très optimiste, du moins à court terme. Il y a trop de tensions avec le Japon, le Canada et l’Australie. Au moins cela nous servira-t-il de point de référence pour promouvoir les réformes au niveau intérieur.
A l’OMC, la Chine bénéficie encore du statut plus favorable de pays en développement. Est-ce justifié ?
Il n’y a pas de définition, à l’OMC, de ce qu’est un pays en développement. Il revient à chaque pays de définir ce qu’il est et personne n’entend changer cette règle. Le gouvernement chinois ne souhaite pas que la Chine soit considérée comme un pays développé car, si tel était le cas, de nombreux Chinois risqueraient de se plaindre : « Quoi, nous sommes un pays développé et je gagne si peu ? »
De surcroît, sur le plan international, la Chine s’est toujours vue comme le porte-parole des pays en voie de développement. Changer de catégorie à l’OMC constituerait un virage majeur de la diplomatie chinoise. En outre, êtes-vous sûr que les pays développés perçoivent la Chine comme l’un des leurs ? Notre PIB par habitant reste trois fois inférieur à celui de la Corée du Sud. En fait, la Chine n’appartient à aucun groupe. Elle est à part. Ce qu’elle pourrait faire, c’est continuer à se considérer comme un pays en développement sans exiger d’avantages particuliers liés à ce statut. C’est d’ailleurs ce qu’elle a fait au sein de l’OMC en 2013, lors de la négociation de l’accord sur la facilitation des échanges, puis en 2015, avec l’extension de l’accord sur les technologies de l’information.
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Xuan
Réponses sans langue de bois, affichant sans complexe et avec confiance les erreurs et les progrès, indifférentes aux angoisses et aux accusations des impérialistes.
Il faut noter que 2008 n’est pas seulement l’année de la crise mondiale du capitalisme, mais également celle d’une campagne internationale de subversion destinée à boycotter les premiers JO d’un pays émergent, relevant aussi du fond de commerce impérialiste : dépecer la Chine à l’instar de l’URSS.
Il est intéressant de jeter un coup d’œil sur d’autres commentaires sur le 20e anniversaire de l’adhésion de la Chine à l’OMC :
Tandis que les Echos enregistre dans “Commerce : les chiffres fous de l’économie chinoise” “l’ascension vertigineuse de la Chine dans le commerce mondial”.
On voit dans le Monde le concert des pleureuses affligées que le but de cette adhésion n’ait pas été atteint : transformer la Chine en pays capitaliste.
Quand l’Occident croyait à la convergence de la Chine
La Chine, une désillusion américaine