Si l’on admet que la contrerévolution libérale a débuté au Chili par le coup d’Etat de Pinochet du 11 septembre 1973 par les USA, comme logiquement d’ailleurs la grande protestation de masse des années 2020 contre les effets dramatiques de ce néolibéralisme, quelles conclusions en tirer ? D’abord la montée de l’extrême droite comme ultime rempart de ce capitalisme en crise, mais aussi la manière dont la gauche essentiellement “réformiste” n’arrive pas à convaincre les abstentionnistes et ne recouvre pas plus l’élan révolutionnaire lié à la colère populaire. La colère est là, l’issue politique est moins évidente.
Le rapport des forces électoral comme au Pérou, en Honduras peut même devenir favorable mais rien n’est joué. A u Chili, on voit à quel point malgré des échecs dramatiques ou à cause d’eux, les communistes, les révolutionnaires sont incapables de présenter une alternative qui aille même jusqu’à la proposition d’Allende et qui rallie les abstentionnistes populaires. Un diagnostic qui est assez semblable à celle que l’on peut faire pour les pays de l’eurocommunisme, à commencer par la France avec un parti communiste qui hésite et qui sans avoir la force de celui du Chili en adopte les limites et l’incapacité à se situer dans le grand changement historique vers le socialisme et des groupuscules qui malgré leurs proclamations collent encore plus à la social démocratie et favorisent les divisions et la marginalisation. Il y a un bougé et une incapacité politique à la transformation; (note de Danielle Bleitrach dans histoire et société)
LES ELECTIONS AU CHILI /
Deux ans après la révolte populaire d’octobre 2019, une consultation électorale majeure s’est de nouveau tenue (élection présidentielle, renouvellement d’une partie du sénat, de la totalité de la chambre des députés et des conseillers régionaux). Pourtant, cette « fête de la démocratie », comme l’ont appelée avec insistance les réseaux sociaux au service du capital, n’a bénéficié que d’une faible participation. Sur les quelque 15 millions de Chiliens ayant le droit de vote, seuls 47,34 % se sont déplacés. C’est moins que les 49,36 % de l’élection présidentielle de 2013 et légèrement moins que les 46,72 % de celle de 2017.
On constate aussi que ce niveau est inférieur à la participation au plébiscite de « l’approbation de la Convention constitutionnelle » en octobre 2020 (50,95 %), mais significativement supérieur que celui de l’élection des représentants à cette Convention en mai 2021. Sans aucun doute, le fait le plus préoccupant tient toujours à ce que plus de la moitié de l’électorat s’abstient, ce qui révèle la profonde fragilité du système démocratique chilien.
En outre, et c’est un phénomène récurrent de ces dernières années, les pourcentages d’abstention les plus élevés concernent les communes populaires du pays. C’est le cas de communes ouvrières comme La Pintana (40,31 % de votant.e.s), Independencia (41,06 %), Estación Central (42,53 %), San Ramón (42,68 %), Lo Espejo (42,90 %), Cerro Navia (43,14 %) ou Recoleta (44,18%), où la participation a été inférieure à la moyenne nationale.
En outre, dans ces communes, comme par exemple La Pintana, les candidat.e.s présidentiels qui représentent la bourgeoisie conservatrice (Kast, Parisi et Sichel) obtiennent ensemble 38,27 % des voix. Cela veut dire que plus du tiers des électeurs des communes ouvrières votent pour les représentants de la bourgeoisie.
À l’inverse, les communes où résident les classes dominantes de notre pays, comme Vitacura (69,01 %), Barnechea (65,33 % ou Las Condes (63,27 %), affichent toujours un haut niveau de participation et les candidat.e.s qui représentent les options les plus conservatrices s’y imposent à une très forte majorité.
À Vitacura, par exemple, les candidatures conservatrices ont recueilli ensemble 85,88 % des suffrages. Il n’est donc pas étonnant que le candidat ultraconservateur José Antonio Kast soit arrivé en tête de l’élection présidentielle (27,91 %), et que les deux autres candidats de droite se disputent pratiquement à égalité la troisième place : Franco Parisi (12,80 %) et Sebastián Sichel (12,79 %).
Les élections (partielles) des sénateurs et des député.e.s ont également traduit un renforcement des positions conservatrices. Sur les 50 sièges du Sénat, la droite (Chile Podemos Más et le Front Social Chrétien) en détient désormais 25, auxquels on peut ajouter ceux de la Démocratie Chrétienne (5) dont les élus joignent très souvent leurs voix à celles de leurs coreligionnaires de droite.
Il faut encore ajouter que les sénateurs.trices du Parti pour la démocratie et du Parti socialiste soutiennent également assez souvent des motions modérées. Le seul fait positif dans le renouvellement du Sénat est l’élection, pour la première fois depuis le coup d’État de 1973, de deux sénateurs communistes et de la dirigeante syndicale Fabiola Campillai, qui avait été victime de la répression étatique.
Concernant la Chambre des député.e.s, dont la totalité des 155 sièges a été renouvelée, la situation est plus complexe encore. Le Front social chrétien et Chile Podemos Más ont obtenu 68 sièges, auxquels on doit ajouter sans la moindre hésitation les 6 députés qui ont soutenu la candidature à l’élection présidentielle de l’homme d’affaires Franco Parisi.
Les secteurs conservateurs obtiennent ainsi une représentation parlementaire très favorable qui leur permettra de négocier des accords et des transactions avec les secteurs les plus réformistes de l’ancienne Concertation et du Front large (Frente Amplio) [1]. La voie parlementaire ou institutionnelle n’apparaît donc pas comme la meilleure option pour mener à bien les transformations que les secteurs populaires ont mises en avant lors du soulèvement d’octobre 2019.
Comment expliquer le désenchantement populaire et, en conséquence, la faible participation populaire aux élections et le soutien important qu’on obtenu les candidats conservateurs dans les différents scrutins ?
Il est clair que les différentes forces qui briguaient la représentation des secteurs populaires (Boric, Provoste, Enríquez-Ominami et la candidature symbolique du professeur Eduardo Artes) n’ont pas su lire, et encore moins représenter, les demandes des secteurs populaires. La crise économique déclenchée en 2020 par la pandémie a accru la précarité dans laquelle vivent les classes populaires. Pour y faire face, on n’a eu recours qu’à des palliatifs misérables tels que l’accès à des prêts prévisionnels.
Par ailleurs les problèmes structuraux liés à l’instabilité du monde du travail, le système des pensions, les graves problèmes du système de santé, les inégalités dans le système éducatif ou la distribution inégalitaire des richesses n’ont naturellement pas suscité l’intérêt réel de l’élite politique. Alors que rien de distingue ces secteurs des représentants de la bourgeoisie, quel sens cela a-t-il de voter pour eux ?
Il est vrai, par ailleurs, que les problèmes de sécurité qui affectent nombre de communes et de quartiers populaires ont suscité une forte adhésion aux candidats qui préconisaient le recours discrétionnaire à la répression, comme si les forces de l’ordre n’étaient pas déjà présentes dans notre vie quotidienne.
Cela met bien en évidence que, au-delà de l’agitation médiatique dénonçant une délinquance criminelle, on est confronté à un problème bien réel qui affecte de larges secteurs de la population et auquel la gauche réformiste n’a pas été capable d’apporter une réponse concrète qui se démarque du recours à la violence répressive préconisée par de larges secteurs conservateurs.
Il en va de même avec le thème de l’immigration, auquel le discours conservateur prétend répondre par la mise en œuvre de politiques d’expulsions discrétionnaires, qui ont recueilli une large approbation, en particulier dans les régions où les immigrés sont les plus nombreux. Cela explique que dans les régions de Tarapacá, Arica Parinacota, et Antofagasta, à l’extrême nord du Chili, les suffrages obtenus par les trois candidats de droite atteignent en moyenne 64,44 %. Face au discours xénophobe et aux politiques de discriminations et d’expulsions, là encore la gauche réformiste et ses alliés centristes n’ont pas su proposer une réponse alternative.
Dans la gigantesque zone sud (Bio Bío et La Araucanía), où le conflit mapuche a pris une intensité exceptionnelle ces dernières années, les élections se sont tenues en plein état d’urgence, la police et l’armée occupant militairement le territoire, menaçant les communautés autochtones et apportant tout leur soutien aux grands propriétaires issus des usurpations de terre de la fin du XIXe siècle. Dans l’ensemble de la région de La Araucanía la participation électorale a été inférieure à la moyenne nationale (45,08 %), avec des niveaux particulièrement bas dans les communautés où la population est majoritairement mapuche : Melipeuco (29,13 %), Curarrehue (34,53 %) ou Carahue (39,06 %). Mais ceux qui ont voté ont en majorité apporté leurs voix aux représentants de la droite conservatrice. Les candidats Kast, Sichel y Parisi y ont recueilli ensemble 64,46 % des voix.
Quel que soit le résultat du second tour de l’élection présidentielle, le 19 décembre prochain, la défaite du camp populaire est une évidence. Si c’est José Antonio Kast qui l’emporte, ce sera la garantie, avec un important soutien parlementaire, de la permanence du modèle économique néolibéral et de l’aggravation de la politique répressive avec, très certainement, le maintien de l’état d’urgence pour autant que les élites patronales l’exigent.
Si c’est Gabriel Boric qui est élu, il se verra contraint de négocier des accords de gouvernabilité, (Il le fait déjà. Il vient d’inviter l’autre candidat de la droite à participer à sa réélection) non seulement avec ses adversaires politiques de l’ancienne Concertation (qui disposent d’une importante représentation parlementaire) mais, également, avec ses autres opposant.e.s dans les rangs de la droite. Cela suffit pour que le maintien du modèle néolibéral, et jusqu’à la politique de répression, soit garanti.
Ne nous faisons pas d’illusions. Si le réformisme a subi une défaite dans ces élections, c’est aussi le cas pour le camp révolutionnaire. Et cette défaite est particulièrement sévère. Incapable d’élaborer un programme politique pour faire face à la conjoncture électorale, les révolutionnaires ont laissé passer (une fois de plus) une occasion importante de mettre en avant un projet spécifique, qui se différencie tant de la bourgeoisie que du réformisme.
Depuis octobre 2019, nous avons été incapables d’avancer dans l’élaboration de notre propre programme, de structurer un mouvement social et politique à même de s’adresser aux secteurs populaires et de les mobiliser, et moins encore de donner sens et espace à l’action directe et à l’autodéfense de masse. Nous restons embourbés dans des controverses stériles, dans un activisme sans objectifs politiques et dans un appel rituel à la mobilisation qui s’épuise de jour en jour.
(Ce qu’oublie l’article est qu’il y avait un programme radical, celui du Eduardo Artés de l’Union Populaire. Hélas, les petites organisations que l’impulsent n’ont pas la taille critique nécessaire pour être crédibles. C’est le cas aussi en France ou les Poutou NPA et Arthaud LO, divisés de surcroit, font le jeu de Macron contre Mélenchon)
Ce qui se décide aujourd’hui, c’est la résolution transitoire de la crise enclenchée par la mobilisation des couches populaires en octobre 2019. Nous nous y confrontons dans la pire des situations : la défaite profonde du réformisme, mais aussi une défaite stratégique des forces révolutionnaires.
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Article publié par Jacobin Latin América, traduit en français pour Contretemps par Robert March.
Note
[1] La Concertation des partis pour la démocratie était une alliance de partis politiques du centre et de la gauche modérée créée en 1988 à l’occasion du référendum sur le maintien de Pinochet au pouvoir. Ses principales composantes étaient la Démocratie Chrétienne, le Parti socialiste et la Parti pour la démocratie. Les quatre présidents qu’a connu le Chili de 1990 à 2010 en sont tous issus. Elle a été remplacée en 2013 par le Nouvelle majorité, qui incluait le PC chilien, elle-même dissoute en 2018. Le Front large est une alliance de divers courants et organisations de gauche créé en 2017, dont est issu Gabriel Boric, le candidat unitaire de la gauche lors de la dernière élection présidentielle (Note de CT).
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