Au départ ce qui frappe dans les sociétés capitalistes occidentales est la profondeur de l’anomie, l’incapacité à concevoir même ce qu’est vivre en société. Cela peut se présenter comme l’incapacité à tirer des leçons de l’expérience historique, une absence de mémoire. Peut-être cela n’est-il que le résultat d’un processus né avec la société bourgeoise, les apories de la Révolution française, qui pousserait jusqu’à ses ultimes conséquences les contradictions de la démocratie sous le mode de production capitaliste. Nous serions devant l’incapacité née d’un individualisme qui semble avoir perdu tout support social et de ce point de vue s’imposent les réflexions prémonitoires que Robert Castel faisait dans les années quatre-vingt et qui me paraissent plus pertinentes que celles de Foucault qui ont accompagné la dissolution des années soixante et dix, les ont parfois justifiées au-delà de ce que pensait Foucault lui-même.
Prenons la première réaction, celle face à la débâcle des Etats-Unis en Afghanistan.
Ce qui est frappant est l’incapacité à tirer la moindre leçon face à cette situation avec la simple répétition. Non seulement on a vu comme dans un cauchemar ressurgir tout ce qui avait été utilisé pour justifier cette invraisemblable intervention des premières puissances du monde contre un des pays les plus pauvres et les plus arriérés, en particulier la référence à la situation des femmes mais l’idée de punition que notre société pourrait légitiment infliger, à ceux qui se rendent coupables de carences civilisationnelles ce qui est une justification néo-coloniale séculaire dont l’origine religieuse est patente en ce qu’elle masque l’exploitation. Il y a la manière dont on occulte systématiquement le fait que la seule tentative autochtone de modernisation de ce pays a été attaquée par les USA dans leur lutte contre le communisme, qu’ils ont eux mêmes produit les talibans, leur obscurantisme médiéval. Il y a le fait que l’occupation qu’ils ont entretenue avec des milliards déversées sur des corrompus, des trafiquants de drogues autant que leurs propres mercenaires s’est traduite par un sous-développement accru et une situation telle que le peuple désespéré, épuisé, mercenaires, trafiquants pour trafiquants préfère au moins les siens que ceux venus de l’étranger et leurs collaborateurs petits-bourgeois.
Que face à cette situation, il ne se trouve comme seule réponse y compris des communistes eux-mêmes que la reprise de la propagande des capitalistes en pleine débâcle. On pleure sur la situation des femmes sans jamais s’interroger sur la manière dont celle-ci a été aggravée pour l’immense majorité d’entre elles à travers leurs enfants, le sous-développement accru et on joue les belles âmes une fois de plus en ignorant la réalité. Mais il n’y a pas que ça, le pire est sans doute la manière dont tous font chorus sur l’idée qu’il faut non pas soulager les malheurs de ce peuple mais lui faire payer les dirigeants actuels qui sont pourtant je le répète la créature des occidentaux. Certains sont déjà en train de rêver d’investir dans la guerre civile en inventant un retour de leur créature Massoud le fils. Mais d’autres proposent simplement comme dans le cadre habituel des blocus et sanctions une pression d’apartheid contre le régime qu’ils ont eux-mêmes mis en place. Les Chinois qui choisissent une autre voie, celle d’une aide assortie de garanties d’absence d’intervention extérieure sont désignés comme de cyniques profiteurs. Ce seraient eux les capitalistes et ceux qui s’apprêtent à accroitre les malheurs de ce peuple les vertueux, les moraux.
Ceux qui sont capables de penser ainsi auront les plus grandes difficultés à conduire leur propre pays vers autre chose que la pente belliciste, inégalitaire, de division qui est celle de la classe dominante en crise. Parce que dans le fond ce mode de pensée est le même que celui qui ignore en France même la situation réelle des victimes et leur substitue des enjeux de la petite bourgeoisie.
Confondre mouvement social et atomisation, division et obscurantisme derrière l’extrême-droite.
Cette manière de penser ce qui se passe dans un monde qui est celui de la crise profonde de l’hégémonie capitaliste occidentale est assez proche de la manière dont un mouvement anti-vaccin ou libertaire divise la société française, fédère les mécontentements et les mets à la remorque de l’individualisme petit bourgeois, elle est de même nature que cette approche de l’Afghanistan.
D’abord l’ignorance totale du contexte international. Ne pas mesurer que le vrai problème en matière de justice sociale comme d’épidémie est le formidable égoïsme vaccinal qui fait que des pays comme les Etats-Unis et la France, l’Europe thésaurisent les vaccins quitte à ce que de nouveaux variants venus des pays privés de tout et qui réclament eux les vaccins rendent leur vaccination inutile. Que non contents de ne pas s’interroger sur cette criminelle folie ils cautionnent de fait les rumeurs, les actes de destruction même en feignant de protester contre les seules modalités de contrainte au vaccin. Que les principales victimes de leur absurdité soient y compris chez eux les couches populaires alors que les beaux quartiers sont sur-vaccinés ne les ébranle pas plus est la preuve de l’incapacité là aussi à percevoir et à tirer leçon de l’expérience historique.
Enfin, il y a un troisième fait qui rend cette situation inquiétante, voire effrayante: la manière dont certains qui se croient encore des “révolutionnaires” ne se rendent pas compte de la nature des “mouvements” de ce type qui apparaissent dans les sociétés capitalistes occidentales. Je ne peux au vu de ces “mouvements” m’empêcher de penser aux analyses de Robert Castel sur l’individu par excès ou l’individu par défaut et bien d’autres études sur le narcissisme de nos sociétés.
Ce que l’on voit de ces mouvements est leur hétérogénéité. L’inspiration générale est d’extrême-droite et a pour effets de priver le mécontentement de toute dimension réellement sociale. Mais le paradoxe est que l’on ne peut pas considérer que tous ceux qui sont là sont d’extrême-droite, on peut même y voir des gens qui ont de très bonnes raisons de s’opposer aux injonctions sanitaires du pouvoir. Mais ceux qui viennent non seulement sont convaincus de savoir ce qu’en fait ils ignorent et repose sur la rumeur mais le sont à partir de quelqu’un en qui ils ont de la confiance, une sorte de gourou. Le cas de Raoult est une excellente illustration.
Mais il s’est passé quelque chose dans les années soixante et dix avec le triomphe du libéralisme libertaire dans les société capitalistes qui a donné lieu à de multiples approches et que l’on voit culminer dans ce type de manifestations mais qui prouve également à quel point le syndicalisme, la gauche, le PCF sont devenus la proie de cette idéologie et combien l’individualisme, l’anomie, l’impossibilité à être ensemble atteint en profondeur nos sociétés. Ce que je constate face à l’incapacité à tirer leçon sur ce qui se passe en Afghanistan trouve son reflet dans la conception du “mouvement social”.
Voici donc quelques extraits des analyses de Robert castel (1)
La fin des années 70 et le début des années 80 se sont caractérisés par un intérêt marqué pour l’émergence d’un nouveau type d’individu dit « par excès ». On l’a appelé successivement l’homme incivil, aux antipodes du modèle du citoyen politique et répugnant aux investissements publics; l’individu narcissique, contemplant l’univers comme un miroir et ne s’intéressant aux événements extérieurs que dans la mesure où ils reflètent sa propre image ; et l’individu postmoderne « flottant » dans un vide à peine balisé par des incitations plus indicatives que normatives, mais ce sont souvent des références psychanalytiques.
L’intérêt de Robert Castel c’est qu’il est sociologue et demeure marxiste en reprenant la critique de Marx du droit bourgeois qui est aussi celle de Locke, l’un des premiers à développer une théorie de l’individu moderne « objectiviste » en postulant la nécessité de s’appuyer sur un « socle » pour exister comme individu. Castel résume efficacement la thèse de Locke en deux phrases : « c’est par la propriété privée que l’homme peut accéder à la propriété de soi » et « ces deux contenus hétérogènes sont indissociables ». Toutefois, à l’époque de Locke, la grande majorité des personnes n’a pas accès à la propriété privée et la Révolution française ne résout pas non plus la « contradiction entre citoyenneté politique et citoyenneté sociale », qui deviendra désormais l’aporie fondamentale de la propriété : « support nécessaire de la citoyenneté, mais dont la majorité des citoyens sont exclus ». Ce qui de fait recrée la soumission à la classe des propriétaires. Le passage des sociétés « holistes » («individus » en situation de dépendance interpersonnelle inscrits dans des statuts assignés) aux sociétés « de classes » (« individus » juridiquement libres, mais pour la plupart sans supports) permet d’apprécier l’ampleur de cette contradiction républicaine maintes fois soulignée par la critique de Marx au droit bourgeois. Sur le marché du travail, l’individu qui « ne dispose pas de ressources pour attendre » est forcément « commandé par le besoin » ; s’il n’a pas une certaine « maîtrise du temps » il ne peut pas développer de stratégies alternatives, il doit se plier à ce qu’on lui impose, il n’est donc plus un individu au sens propre. L’expression de Castel « payer de sa personne », allusion au Marchand de
Venise de Shakespeare, illustre la condition du prolétaire aux débuts de l’industrialisation, lorsque la propriété de soi se confond avec (voire se réduit à) la propriété de son corps.
Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que des « supports » autres que celui de la propriété privée sont progressivement et péniblement mis en place en guise de réponse à la séparation de la propriété et du travail, donnant une chance aux non-propriétaires de devenir à leur tour des individus. Cette possibilité passe par la construction d’une forme nouvelle de propriété (protections sociales, droits sociaux, assurances collectives, etc.) que Castel appelle « propriété sociale » (notion abondamment employée par certains courants du socialisme associationniste et par certains penseurs de la IIIe République à la recherche d’un compromis entre la propriété privée et la propriété collective).
Certes le marxisme, les luttes communistes pour le socialisme jouent un rôle déterminant mais dans le sillage mais il y a tout un courant bourgeois dont est issue la sociologie, celle d’un Durkheim, d’un Mauss qui tente de montrer qu’on peut devenir individu non plus par la seule acquisition d’un patrimoine, mais par l’« entrée dans un système de protection » collectif. Une certaine «collectivisation » s’avère ainsi nécessaire pour élargir le processus d’individualisation au-delà des seules classes propriétaires et des élites intellectuelles et artistiques.
Ce système de protections ne se généralise qu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale en même temps que la « société salariale » : une société dans laquelle non seulement « le salariat est largement majoritaire », mais également « l’ensemble ou presque de la population, y compris les non-actifs, bénéficie des protections qui avaient d’abord été progressivement attachées au salariat ». La société assurantielle qui en découle fonctionne comme un mécanisme réducteur de risques à vocation « universaliste », transcendant les demandes spécifiques des diverses « communautés » et les besoins particuliers des « clientèles ». Ce régime collectif de protections se distingue clairement de l’assistance publique, de la philanthropie et des associations charitables dispensant des secours « adaptés » aux groupes préalablement « ciblés ».
La société salariale, telle que définie par Castel, est « un continuum différentié de positions ». Continuum, parce qu’à la différence de l’Ancien Régime, des sociétés esclavagistes ou des débuts de l’industrialisation, il s’agit d’une « société de semblables » où les inégalités « renvoient à des positions comparables » entre elles. Différencié, parce que s’il est vrai qu’on constate une amélioration générale des conditions de vie et une hausse globale des revenus, notamment au cours des « Trente Glorieuses », les inégalités sociales ne se sont guère amenuisées, « un peu comme lorsque des gens sont placés sur les différentes marches d’un escalator : tout le monde monte, mais la distance entre chacun reste à peu près constante ». En outre, les progrès réalisés par la « société salariale » pour endiguer les effets nuisibles de la séparation entre propriétaires et non-propriétaires se sont accompagnés d’une individualisation progressive des inégalités. La « comparabilité entre disparités » sociales, et tout particulièrement le principe formel de l’égalité des chances, fait en sorte que l’échec social est de plus en plus imputable à l’individu lui-même qui devient le seul, ou du moins le principal, responsable de sa situation pénible. Bien qu’il soit la victime de processus « objectifs » sur lesquels il n’a aucune prise, « l’exigence d’être responsable fragilise certaines catégories d’individus en leur faisant porter la faute de ce qu’ils subissent ». La réduction au corps physique pour les non-propriétaires des débuts de l’industrialisation se double ici de la souffrance psychique, rendant une situation objective pénible encore plus insupportable.
La livre de chair des débuts de la globalisation
Depuis le milieu des années 70, on assiste à un renouvellement du paradoxe apparent individualisation/collectivisation : la précarisation des régimes de protection collective à l’origine des « supports » ayant permis l’individualisation des « non-propriétaires » compromet et, dans certains cas, invalide l’accomplissement en tant qu’individus de certaines catégories sociales. Mais il s’agirait cette fois d’un fait inédit, parce que la « précarité » précédant l’invention de la « propriété sociale » est radicalement différente des formes contemporaines de « précarité ».
Aujourd’hui, les « positions de repli » vis-à-vis d’une situation de crise sociale apparaissent moins nombreuses et moins évidentes que dans les sociétés préindustrielles. Et cela pour plusieurs raisons : on est définitivement éloigné des assises rurales qui laissaient miroiter le rêve de l’autosubsistance, le processus de division du travail est plus sophistiqué, les possibilités de reconversion des travailleurs déchus sont plus limitées et les structures familiales de soutien plus friables, voire inexistantes.
Les « supports collectifs » de la société salariale se fragilisent « laissant échapper un certain nombre d’individus qui se retrouvent individus par défaut », autrement dit des individus malgré eux (chômeurs de longue durée, jeunes qui « galèrent », femmes « monoparentales », néo-pauvres diplômés, etc.). Cette catégorie d’individus vit son individualité négativement, à travers la souffrance morale et psychologique d’être tenus responsables de leur état. Il y a donc au moins deux manières d’exister aujourd’hui comme individu : l’une positive, l’autre négative.
Castel affirme que jusqu’à la fin des années 70 « on pouvait penser que le processus d’individualisation était univoque et conduisait à hypertrophier toujours davantage l’individu », mais une « bifurcation inédite » s’est produite, donnant naissance désormais « à une tendance qui renverse la tradition de l’individualisme possessif » pour donner naissance à nouveau à des « individus dépossédés ». La problématique de l’individu « par défaut » est de toute évidence bien différente de celle de l’individu « par excès », son drame aussi simple que complexe : il ne manque pas d’objectifs mais de moyens pour les réaliser.
Le poisson pourrit par la tête (proverbe chinois)
Pour comprendre les « puissantes dynamiques d’individualisation » qui traversent les sociétés occidentales, il faut se référer avant tout aux profondes transformations du capitalisme actuel (mobilité accrue du capital, changements technologiques, mondialisation des échanges, exigence de flexibilité des facteurs de production, etc.). Notamment aux contraintes qu’elles imposent et aux possibilités qui se dégagent, car les unes comme les autres constituent l’« arrière-plan » de la « mutation anthropologique » de l’individualité contemporaine. La nouvelle « économie psychique » des individus par excès ou par défaut est intimement liée à l’économie des supports qui structurent l’individualité. Qu’il soit apathique et déprimé ou sans ressources, voire les deux à la fois, l’individu contemporain souffre de son incapacité à se représenter ce qui échappe à son contrôle, « vécu individuel » qui traduit son « manque de prise sur le dehors ».
Castel renouvelle encore une fois ses critiques à l’égard de la notion d’exclusion sociale qu’il considère fort inadéquate. Non seulement personne n’est dans le « horsocial », mais cette idée d’extériorité ne permet pas de comprendre que les situations extrêmes subies par les individus qui ne sont pas inscrits « dans les dynamiques qui produisent la richesse et la reconnaissance sociale » sont « l’effet de processus qui agissent en amont ». Les mal nommés « exclus » continuent par ailleurs de peser de tout leur poids sur la société, ne serait-ce que parce qu’ils posent aux agences gouvernementales le défi de plus en plus gênant et complexe de leur « gestion » quotidienne.
Le poisson pourrit en effet par la tête, mais il faut tout de même se méfier tant des « discours catastrophistes » que des « fantaisies » annonçant la disparition du salariat ou la fin du travail : d’une part, « il s’agit d’interprétations unilatérales d’une conjoncture complexe qui comporte des éléments contrastés, voire contradictoires » et, d’autre part, « en Europe occidentale du moins, la société n’est pas comme une cire molle perméable à toutes les injonctions du marché ». La « société salariale » se fragilise, certes, et le risque de fracture dans le « continuum différencié de positions » qui caractérise toute « société de semblables » s’accentue. C’est le cas notamment, lorsqu’au lieu de promouvoir une « communauté d’appartenance » fondée sur une « forme de propriété sociale », on démultiplie au jour le jour les secours particuliers à l’intention de « clientèles » hétérogènes mais dépourvues de ressources. Et si des catégories sociales entières sont progressivement invalidées, on n’est plus dès lors dans une société de semblables, encore moins dans une démocratie.
(1) Individus par excès et par défaut
Marcelo Otero
Robert Castel et Claudine Haroche, Propriété privée,
propriété sociale, propriété de soi. Entretien sur la construction de l’individu moderne, Paris, Fayard, 2001, 216 p.
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