Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Tavernier : mourir sans que les cinémas aient réouvert …

Bertrand Tavernier est un contemporain, pour nous le cinéma a été plus qu’un divertissement, ce fut un engagement. Nous avons guetté les allusions à la guerre d’Algérie et avons salué Muriel.

Certes il proclamait son amour du cinéma américain, alors que moi je reprochais à la Nouvelle vague d’avoir avec Hollywood submergé un cinéma français qui était bien plus à gauche que Truffaut et autres parfaits réacs sous leurs allures de trublions… Gremillon et même Clouzot valaient mieux que Truffaut, qui de toute manière ne voulait pas de Huston. Il y avait là de quoi nourrir des querelles jamais éteintes… Mais Tavernier c’était justement un cinéma américain encore différent, celui qui avait subi le maccarthysme, il aimait le western, mais il exprimait sa colère contre Hollywood qui n’avait pas accordé leur place aux jazzmen géniaux parce qu’ils étaient noirs… Justement à la manière d’Huston, il prend un roman noir de Jim Thompson “coup de torchon” et le transpose dans l’Afrique coloniale française des années 1930, cette transposition de l’ampleur américaine dans l’étroitesse du gendarme français, joué là encore par Noiret, donne à la rencontre France-Etats-Unis, une force de la médiocrité, celle avant que Céline dévoile qu’il n’était rien d’autre que ce qu’il décrivait et que l’on se demande si elle n’est pas pour le pire si “française”… Les collabos…

L’engagement au cinéma c’était à la fois nous battre pour la cinémathèque, contre les accords Blum Byrns, et prendre plaisir à la vague hollywoodienne qui déferlait avec cette pression idéologique de l’Amérique d’abord contenue dans le Plan Marshall… Nous défendions Joseph Losey et le Sel de la terre de Herbert J. Biberma, ce film antiraciste, prolétaire et féministe, à la mode des scénaristes communistes réprimés, dans une ville minière du Nouveau Mexique, les mineurs d’origine mexicaine se mettent en grève. Ils veulent bénéficier des mêmes avantages que les travailleurs blancs. La participation des femmes, tout d’abord réprouvée par les hommes, s’avère vite efficace. Un film qui réunit sur son plateau plusieurs des victimes du Maccartisme. Réalisé en 1953, il ne put sortir qu’a la fin de l’année 1965. Oui ce fut un engagement qui nous permettait de sauver Fuller malgré son anticommuniste Port de l’Angoisse et oserais-je vous dire que je ne le regrette pas.

Tavernier dans ses écrits comme dans ses images était un peu dans tous les camps à la fois, et d’abord celui du plaisir pris à se laisser conter une histoire, plaisir auquel Godard malgré les recommandations de Fritz Lang voulait nous faire renoncer… et dieu sait qu’il avait des arguments… Tavernier était dans les conteurs jusqu’à retrouver Dumas, mais il contait rarement pour ne rien dire.

Il fallait bien sûr connaitre les metteurs en scène, les acteurs, mais tout le générique y passait… Parler des films c’était les revoir, et refaire le chemin d’une équipe de tournage découvrant sur le plateau des histoires dont ils ignoraient tout avant de les restituer en images. Le plaisir qu’il savait nous donner avec ses films était de même nature que celui où il racontait le cinéma, nous donnait le désir d’un film autre que les siens.

On vous aura beaucoup parlé de ses films, de sa complicité avec Philippe Noiret, et hier soir vous avez pu sur la 3 revoir le juge et l’assassin, c’est bien… mais comment trouver les mots qui diront combien chaque film, chaque livre fut de l’ordre d’une vie partagée à ce point ? Sinon en réalisant que c’est une génération la mienne qui disparaît en se demandant quand vont réouvrir les cinémas?

Un cinéaste était un cinéphile et nous connaissions les uns et les autres ces soirées attablées où nous faisions et refaisions le film jusqu’à ce que des séquences entières prennent la place de nos propres souvenirs …

“A chaud”, à cette ‘nouvelle’, tous ces mots qui deviennent sinistres quand on veut dire que quelqu’un est mort, et que vu l’âge ça devient normal… Le coronavirus nous aura-t-il habitué à ça ? A ça et à nous passer du cinéma, c’est impossible que l’on accepte cela… Parce que l’on ne se résigne pas, je veux vous raconter simplement le film de lui qui me fut un choc pour que vous compreniez ce sentiment de contemporanéité, de substitution de la mémoire… Autour de minuit (Round Midnight) est sorti en 1986, juste quelques semaines après la mort de mon compagnon Pascal, je vivais dans un univers cotonneux dans lequel mon attention avait du mal à se fixer. Mais l’écran me happa, le musicien noir Gordon Dexter avait la même allure, la même manière de chalouper dans la nuit que lui. J’ai failli m’effondrer tant la ressemblance était extraordinaire, j’ai pleuré en suivant sa tentative de sortir de l’ivresse, de la drogue, simplement parce qu’il y avait un jeune homme qui l’admirait. Je connaissais bien cette fascination devant l’épaisseur d’une vie, on l’éprouvait aussi devant mon compagnon parce qu’il était résistance, et ça aussi nous le partagions avec Tavernier, avoir été l’enfant de parents en guerre contre le nazisme. Il y avait chez Gordon Dexter la taille, l’élégance, la tentative de disparaitre alors que le charisme retenait autour de lui les regards et il y avait l’inconnu, la musique, le saxophone, le jazz qui déchire, nous fait ressentir les souffrances qui mènent aux addictions, moi c’était de ne plus jamais le voir. Cette musique d’ailleurs avait été récompensée par le César du meilleur son, le César de la meilleure musique originale et l’Oscar de la meilleure musique en 1987. Mais quand je l’ai entendue sortir de cet homme qui était mon deuil, elle me fit entrer dans l’écran. Je ne percevais pas la noirceur de la peau comme une différence au contraire tant Tavernier avait donné à cette errance autour de minuit le sens de ce qui faisait notre sensibilité à nous… Nous qui nous effaçons comme les ombres sur l’écran et qui devenons des fantômes quand le son disparait.

Danielle Bleitrach

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