La manière dont Lavrov a décidé de dire aux Etats-Unis et à ses vassaux européens, trop c’est trop ou vous revenez à la raison ou c’est la rupture est très populaire en Russie, une quasi unanimité sauf une poignée de libéraux et d’oligarques. L’auteur de l’article nous explique pourquoi et comment. Il s’agirait de se débarrasser de l’UE en tant que telle sans renoncer aux accords bi-latéraux au contraire. Pour qui connait un peu la diplomatie soviétique depuis ses origines léninistes il y a une approche permanente qui repose sur la connaissance du caractère hypocrite de la légitimation des “sanctions” et la masse d’intérêts particuliers que recouvrent les positions apparemment communes. Et surtout la nécessité de marquer une limite à ne pas franchir. (note de Danielle Bleitrach traduction de Marianne Dunlop)
par Guevorg Mirzayan, Professeur associé au Département de science politique de l’Université financière du gouvernement de la Fédération de Russie
16 février 2021
https://vz.ru/opinions/2021/2/16/1085148.html
Sergueï Lavrov a menacé l’UE de rompre ses relations en cas d’imposition de sanctions “sensibles”. Dans le même temps, il n’a précisé ni le type de rupture ni ce qu’il entend par”sanctions sensibles”.
L’impunité engendre la violence
Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, est le représentant le plus cité (après le président Poutine, naturellement) du gouvernement. Certaines de ses citations sont imprimées sur des T-shirts (par exemple, l’abréviation désormais légendaire DB). D’autres ont provoqué un scandale (sa réponse tout aussi légendaire à son homologue britannique de l’époque, David Miliband en 2008, suite à ses remontrances sur l’opération russe contre la Géorgie). D’autres encore permettent à certains”camarades” de se dégriser et de réfléchir à leur comportement.
C’est à ce troisième type que se rapporte la citation prononcée par Lavrov l’autre jour. Dans une interview, le chef du ministère russe des Affaires étrangères a annoncé qu’il était prêt à rompre les relations avec l’UE «si nous voyons à nouveau, comme c’est déjà arrivé plus d’une fois, que des sanctions sont imposées dans certains domaines qui présentent des risques pour notre économie, y compris dans les domaines les plus sensibles ».
Les raisons qui ont motivé le Kremlin (et Lavrov, bien sûr, parlait au nom des autorités russes) sont compréhensibles. La Russie a longtemps enduré les sanctions que l’UE imposait pour toutes sortes de raisons farfelues – pour la Crimée, l’Ukraine, “l’ingérence dans les élections occidentales”, l’affaire Skripal. Elle a enduré, exprimé son inquiétude, a menacé pour la forme de réponses symétriques – et a espéré que l’Europe reviendrait à la raison, que la rage des sanctions s’arrêterait, ou alors se poursuivrait sous la forme de mesures introduites juste pour le spectacle (comme des sanctions personnelles contre un nombre insignifiant de politiciens et de fonctionnaires)… Elle a attendu – et sur sa propre expérience, s’est une fois de plus convaincue de la véracité de l’expression selon laquelle l’impunité ne mène qu’à une nouvelle violence. Ou, pour le dire simplement, si vous ne donnez pas une tape sur la main en temps voulu, vous serez obligé d’en venir au coup de poing dans la gueule. A défaut d’avoir reçu une tape sur la main lors de l’imposition des sanctions personnelles, sentant l’impunité, l’Europe a commencé (dans le contexte de l’affaire Navalny) à envisager des mesures plus sérieuses. Y compris des sanctions sectorielles. C’est pourquoi Lavrov l’a fait comprendre clairement: il n’y aura plus de “préoccupation”, il y aura des actions dures. Parce qu’y en a marre.
Dans le même temps, Serguei Viktorovitch n’indique pas quelles sanctions seront perçues par Moscou comme “sensibles”, et à la suite desquelles le Kremlin rompra ses relations avec l’UE. Peut-être parlons-nous de sanctions sectorielles – une interdiction d’exportation de produits de haute technologie vers la Fédération de Russie, la fermeture de North Stream 2, une interdiction d’exporter les produits d’un certain nombre d’entreprises russes vers l’UE. Elles seraient en effet sensibles – et pas seulement parce qu’elles toucheront l’économie russe déjà frappée par le coronavirus. Si les sanctions imposées en raison de la provocation de l’Occident (et “l’empoisonnement” de Navalny est précisément une provocation) restent impunies, elles franchiront la fenêtre d’Overton et entraîneront une nouvelle série de restrictions encore plus sérieuses. Cependant, il est possible que Moscou considère un certain nombre de sanctions personnelles non liées à l’économie comme “sensibles”. Par exemple, des sanctions personnelles contre Vladimir Poutine. Oui, les pays occidentaux imposent régulièrement des sanctions rituelles aux dirigeants des pays du tiers monde – mais la Russie n’est pas un pays du tiers monde. Elle a la fierté, la dignité, la souveraineté – et la capacité de défendre tout cela. Y compris par la rupture des relations avec l’UE.
La peur tue la coopération
Et voici la deuxième incertitude dans les mots de Lavrov – il n’a pas expliqué ce que serait la “rupture des relations”. Il est peu probable que nous parlions d’une rupture totale – la fermeture des ambassades des pays européens, l’interruption des liens économiques, culturels et autres. Pour la Russie, ce serait comme se geler soi-même les oreilles pour faire les pieds à une grand-mère européenne. En effet, nous n’avons pas construit North Stream 2, nous ne l’avons pas défendu, pour le jeter maintenant si facilement à la poubelle sous les joyeux hululements des Polonais et des Baltes, ainsi que les grognements de l’Ukraine au-delà des limites de l’UE.
Très probablement, Sergueï Viktorovitch Lavrov avait à l’esprit la rupture des relations avec l’UE en tant qu’institution et le retour aux relations bilatérales avec les pays membres de l’Union européenne qui nous intéressent. Et en effet, sur quoi pouvons-nous nous mettre d’accord avec Bruxelles, si les bureaucrates locaux doivent agir sur la base d’un consensus européen commun, et d’ailleurs, lorsqu’ils parlent, ils ne regardent pas dans les yeux de Lavrov, mais dans la bouche du secrétaire d’État américain Anthony Blinken ? Mieux vaut conclure des accords bilatéraux avec le Premier ministre hongrois Viktor Orban, ainsi qu’avec les dirigeants d’autres États européens qui n’ont pas peur de coopérer avec Moscou.
En outre, Lavrov signifiait probablement la fin de la coopération et des consultations avec l’UE sur les questions mondiales et régionales les plus importantes. Par exemple, l’Ukraine. Moscou participe aux formats improductifs de Minsk et de Normandie, soutient les accords de Minsk dans une situation où Kiev s’en fiche presque officiellement. Et si les relations avec l’Europe sont rompues, la Russie n’a aucune raison d’observer les intérêts européens en Ukraine, ainsi qu’en Biélorussie.
L’UE entendra-t-elle cet ultimatum, le lira-t-elle correctement? Avec un degré élevé de probabilité – oui, elle entendra et lira. Les pays d’Europe de l’Est insisteront sur de nouvelles sanctions, mais l’Europe occidentale pourrait hésiter à les imposer. Pas pour des raisons morales (s’ils avaient la moindre moralité, alors ils n’auraient pas d’une main imposé des sanctions, tout en tendant l’autre pour avoir notre Spoutnik V), mais uniquement pour des raisons pragmatiques.
Cependant, en même temps, j’aimerais que l’Europe entende le sous-texte interlinéaire dans la déclaration de Lavrov. Pas tant une menace de sanctions qu’un appel au dialogue. Oui, aujourd’hui nos idéologies sont divergentes. La Russie représente la souveraineté, l’Europe, comme le célèbre scorpion de l’histoire du scorpion et de la grenouille, ne peut que piquer la Russie avec des sujets comme le respect des droits de l’homme. Moscou propose donc à l’UE de changer son essence – de devenir un partenaire et un voisin normal.
Il ne s’agit pas d’une menace – c’est une proposition indiquant les conséquences probables pour l’UE de poursuivre la voie actuelle. Par conséquent, l’attaché de presse de Vladimir Poutine Dmitri Peskov, qui a dû commenter les propos de Lavrov, a une nouvelle fois expliqué que la balle était du côté de l’UE. « Nous ne voulons pas cela – nous voulons développer des relations avec l’Union européenne, mais si l’Union européenne emprunte cette voie, alors – oui, nous serons prêts, car nous devons être préparés au pire. »
Nous nous amusons avec Marianne de cette abréviation DB* devenue si populaire en Russie qu’elle orne les vêtements comme un défi et une approbation à Lavrov. Vu que ce DB nous parait une manière d’hommage inconscient à ma propre résistance… On se conforte comme on peut…
*que l’on peut traduire en gros par “débiles, bordel”, une phrase murmurée par Lavrov sur les Occidentaux un jour qu’il croyait son micro éteint.
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Danielle Bleitrach
A propos de DB : Un jour où il croyait son micro éteint ou qu’il feignait de croire qu’il était éteint….
Xuan
Une intéressante observation de Pepe Escobar à ce sujet dans La Russie détient la clé de la souveraineté allemande :
“La raison en est que le gazoduc consolidera la place de Berlin au cœur de la politique énergétique de l’UE. “