Décidemment nos politiciens donnent dans le retour aux mythes les plus éculés du Colonialisme. Mis en bouche par l’assentiment général à l’intervention de l’OTAN en Libye, ils poursuivent leur croisade cette fois contre la Chine qui a eu comme seul tort d’être pressentie pour nous aider dans la mauvaise passe que traverse l’invraisemblable foutoir qu’est l’Europe. On ne l’avait pas entendue depuis le second tour des primaires socialistes, Martine Aubry est sortie de son silence hier dans le « JDD » pour critiquer notamment la possibilité offerte à Pékin de participer au Fonds européen de stabilité financière (FESF). « C’est choquant, a-t-elle dit. Les Européens, en se tournant vers les Chinois, montrent leur faiblesse. La réponse aurait dû être européenne. » François Hollande a lui aussi critiqué cette option, parlant d’ « allégeance à Pékin ». D’autres opposants au chef de l’Etat, notamment Nicolas Dupont-Aignan, ont estimé que la Chine, « qui trichait avec toutes les règles du jeu », ne pouvait prêter que « de l’argent sale ». Parce que l’argent européen est de l’argent propre? En outre pour le moment le problème de la Chine est de se protéger du trafic de drogue entretenu en Afghanistan par les armées de l’OTAN. Plutôt que de s’interroger sur la nécessaire mise à plat des rapports économique, politique, culturels dans le monde, constater le changement intervenu avec la montée de pays émergents ayant soif de développement et d’égalité planétaire, ces gens qui n’ont rien appris, rien compris préférent s’inventer un péril et une figure de bouc émissaire. Oui la Chine a une stratégie: modifier les institutions internationales, financières en particulier, dans un sens plus représentatif de cette nouvelle réalité, accorder plus de poids diplomatique aux décisions régionales dans le sens des échanges gagnant-gagnant et de préservation de la paix.. Ne faut-il pas mieux en discuter au lieu de faire appel aux vieux fantasmes coloniaux?
Pour renouveler leur argumentaire colonial, au point où ils en sont, je leur propose de lire Le mystérieux docteur Fu Manchu de Sax Rhomer qui vient d’avoir une nouvelle traduction à partir de l’anglais. Fu Manchu c’est le péril jaune incarné en un esthète du crime qui a jeté son dévolu sur l’Occident. Et l’on va de laboratoire clandestin (l’argent sale ), tripots et princesse arabe… Mais voici dans cet intéressant article de Régis Poulet une explication de la nécessité d’inventer cette vision feuilletonnesque et paranoïaque de l’autre…(note de Danielle Bleitrach)
Le Péril jaune par Régis Poulet
En ce début de XXIe siècle, nos oreilles sont rebattues de mises en garde, de propos alarmistes relatifs au danger que l’Asie ferait courir à l’Occident dans les domaines économiques, sociaux voire culturels. Cela fait plus d’un siècle que le Péril jaune est brandi régulièrement. Examinons-en l’origine, les caractéristiques et tentons de comprendre ce qu’il révèle des représentations occidentales.
Une métaphore entomologique
Le Péril jaune fut défini dès 1900 comme « a supposed danger that the Asiatic peoples will overwhelm the white, or overrun the world » [1]. Le schème de l’animalité qui traduit la proximité du Barbare à la Nature sert de relais et de base à la manifestation du mythe du Péril jaune. Mais à la différence des schèmes thériomorphes qui distinguent Le Barbare, la rencontre entre l’imaginaire anthropologique et l’imaginaire social suscite à partir des années 1870 une métaphore entomologique par laquelle les Asiatiques sont pris dans leur ensemble. Ainsi l’image de la « fourmilière » asiatique est-elle promise à une fortune durable. De Vladimir Soloviov, qui évoque les nuées de sauterelles pour dénoncer le fléau mongol, au « culte de la fourmilière » dénoncé par Henri Michaux au Japon, en passant par Claudel et Jünger, le pullulement des Asiatiques est devenu un lieu commun qui trouve son origine au XIXe siècle dans l’imaginaire anthropologique, certes, mais aussi dans l’évolution de l’imaginaire social et qui se manifeste jusqu’à la fin du XXe siècle par les mêmes images.
Révolte de l’Asie
Si nous suivions l’interprétation du Péril jaune que Jacques Decornoy donne dans Péril jaune, peur blanche (1970), nous dirions que les pays Occidentaux ayant des colonies en Asie en auraient profité pour créer cette menace. C’est à cette époque, selon Gollwitzer, que la formule du ‘Péril jaune’ (Bismarck, mort en 1898, ayant affirmé qu’un jour ‘les Jaunes’ abreuveraient leurs chameaux dans le Rhin) se répandit en Europe et aux Etats-Unis. L’expression gelbe Gefahr apparaît en effet d’abord en allemand comme « die Bedrohung der weissen durch die gelbe Rasse » [2] , et presque simultanément en anglais, yellow peril. Guillaume II aurait ainsi voulu fédérer les Européens en leur opposant une menace factice. Cette interprétation n’est pas sans intérêt. On trouve un écho angoissé de cet épisode dans La Révolte de l’Asie (1904), où Victor Bérard souligne avec prémonition le danger pour les Européens et notamment les Russes, d’une « coalition des Jaunes » .
En effet en 1905, à la suite de l’agression japonaise contre la Russie et après la défaite russe, une nation asiatique dominait pour la première fois dans les temps modernes une nation européenne ! Le Japon incarnait alors à lui seul le Péril jaune : les Russes « commencent à mesurer le péril que pourrait créer à leur empire d’Asie un Japon directeur spirituel ou militaire de la Chine et de la Corée » [3] , affirmait Victor Bérard l’année précédant le conflit. Comment l’Europe, qui semblait pourtant redouter un danger dans la région, avait-elle pu se laisser ainsi surprendre ?
L’image qu’elle se faisait du Japon, image partiale sinon factice, et due en grande partie aux romans de Pierre Loti, masquait par le fait même de l’exotisme les implications nouvelles et périlleuses de la politique japonaise pour l’Occident. Cependant la cécité volontaire de Loti ne fut pas de règle puisque Claude Farrère (pseudonyme de Frédéric-Charles Bargone) illustra de belle manière la menace asiatique. Ce Lyonnais d’origine italienne, qui servit quelque temps dans la marine sous les ordres de Pierre Loti dont il fut un émule, passa de nombreuses années en Asie orientale. Devenu célèbre du jour au lendemain grâce au recueil de nouvelles Fumée d’opium (1904), il est aussi l’auteur de La bataille (1909), dont le sujet est précisément l’affrontement entre la flotte russe de Baltique (commandée par l’amiral Rojdesvenski) et la flotte japonaise (commandée par l’amiral Togo), les 27 et 28 mai 1905.
Cette bataille, dite de Tsushima, dont les Japonais sortirent vainqueurs, est l’occasion pour Farrère de nous présenter une lutte perpétuelle entre Orientaux et Occidentaux. D’une part, des Japonais restés fidèles aux antiques traditions, ou convaincus au contraire que l’Orient doit provisoirement feindre d’admirer les Blancs pour acquérir une mentalité européenne. D’autre part, des personnages représentatifs de la vie cosmopolite au temps de la guerre russo-japonaise de 1905. Le point culminant du roman est naturellement le récit justement fameux de la bataille de Tsushima. Contrairement aux romans de Pierre Loti sur le Japon dans lesquels l’auteur ne semble pas percevoir l’enjeu de ce qui se passe dans le pays pour l’avenir de l’Asie et du monde, le roman de Farrère aborde les dangers d’une européanisation hâtive et trompeuse du Japon pour celui-ci et pour l’Europe.
Illustrations romanesques
Inscrivant la première défaite occidentale moderne face à des Asiatiques dans le champ littéraire européen, Claude Farrère utilise et entretient ce fameux mythe du Péril jaune dont l’actualité était devenue de plus en plus pressante depuis 1905. A la même époque, c’est sous la plume d’un militaire et romancier français, Emile Driant, alias Capitaine Danrit (il était en fait commandant), que le mythe du Péril jaune trouve le développement romanesque le plus important. Danrit publie alors le premier volume d’une trilogie sur le Péril jaune : La mobilisation sino-japonaise. Cette trilogie est un élément capital pour comprendre la menace ressentie par les Européens à la veille de la chute de l’Empire chinois. Sans être d’une grande qualité ces romans se laissent lire, et l’action, ses rebondissements ou ses arrière-plans sont assez bien agencés pour ne pas trop susciter l’ennui. Dans La mobilisation sino-japonaise, Danrit s’efforce en premier lieu de nous donner l’image d’une Europe décadente et faible qui paraît bien incapable de pouvoir éventuellement réagir à cette menace qu’elle ignore encore, d’ailleurs.
Lors d’une séance à l’Assemblée nationale, un député qui sait ce qui se prépare à l’autre bout du continent, fustige ses pairs : « Vous ne percevez donc pas les grondements précurseurs de l’orage qui se forme là-bas en Extrême-Orient ? » , leur dit-il. Et d’ajouter : « De grâce, messieurs, laissez pour un instant les vains propos, les byzantines discussions et écoutez ce bruit qui monte ! Le Japonais est prêt à la lutte […], seulement cette fois il n’est plus seul » [4] car les Chinois vont l’aider. Le narrateur s’indigne aussi et se demande :
« Etait-ce possible que les Français se fussent attardés à ces querelles misérables, lorsque déjà grondait l’orage aux pays d’Extrême-Orient, lorsque le Nippon montrait sa supériorité sur le Russe en Mandchourie, lorsque se révélait ce danger insoupçonné depuis des siècles : la résurrection du monde Jaune. » [5]
Un des mérites de Danrit, tant dans La mobilisation sino-japonaise que dans Haine de Jaunes, est d’avoir esquissé une explication des motivations asiatiques pour s’en prendre à l’Europe. Il lui suffit, en ce qui concerne la Chine, de se référer aux proclamations des Boxers lors de leur insurrection contre les Puissances européennes, pour prévoir le même danger : « La guerre à l’Europe est prêchée partout […] La dynastie mongole détruite, la façade qui amuse nos diplomates abattue, que trouverons-nous derrière elle ? Nous trouverons des millions d’hommes vigoureux, sobres, fanatiques, infatigables […], acharnés contre les blancs. » [6] Danrit s’intéresse à la face inquiétante des Asiatiques, celle que Loti laissait au second plan. Pour le militaire, la solution logique à cette ‘haine de Jaunes’ envers les Européens est une mobilisation des énergies japonaises et chinoises. En évoquant une société du Dragon Dévorant, le roman de Danrit est un bel exemple de transition entre les mythes barbare et du Péril jaune : le schème thériomorphe n’est pas entomologique, mais le ‘Dragon’ vermiforme embrasse dans ses significations autant le grouillement que le ‘sadisme dentaire’.
Dans cette fiction, la menace que les Barbares d’Asie sont censés faire courir à une l’Europe « amolli[e] dans le bien-être, habitué[é] au luxe, plus apte à discourir qu’à porter les armes » s’est nourrie de la réalité. Essentiellement du choc psychologique consécutif à la défaite russe contre le Japon en 1905. Plutôt que la victoire japonaise de 1905, c’est davantage la révolte des Boxers de 1900-1901 en Chine qui servit de point de départ à l’écrivain anglais Sax Rohmer qui créa dès 1913 le personnage du Docteur Fu Manchu, mélange du savant fou et du Péril jaune, dont les aventures furent déclinées pendant quarante ans avec, entre autres, Yellow Shadows (1925), The Emperor of America (1929) et The Mask of Fu Manchu (1955). Voici comment Sax Rohmer le décrit :
« Imaginez un homme de haute taille, maigre, félin, haut d’épaules, avec le front de Shakespeare et la face de Satan, au crâne rasé, aux longs yeux bridés, magnétiques, verts comme ceux d’un chat. Supposez-lui la ruse cruelle de l’Asie tout entière, concentrée dans un puissant cerveau, décuplée par une souveraine connaissance de la science passée et présente […]. Imaginez cet être terrible et vous aurez le portrait du docteur Fu Manchu, le péril jaune incarné en un seul homme. » [7]
A l’instar de la trilogie de Danrit, les aventures de Fu Manchu ont pour constante une infrangible volonté de dominer l’Occident. Il est aidé en cela par les Dacoïts, cruels séides, et par sa maîtrise des poisons et des animaux sauvages. Une fois de plus les schèmes thériomorphes sont dominants.
Toujours est-il que cette image fit fortune et que le succès des romans de Sax Rohmer fut tel qu’il en écrivit une quinzaine à la hâte. Tant en Europe qu’aux Etats-Unis, le docteur Fu Manchu s’inscrivait comme catalyseur d’un racisme dont, aux États-Unis, le Chinese Museum de Barnum à la fin du XIXe siècle, puis le Chinese Exclusion Act de 1904 avaient déjà attesté la vigueur. La faveur populaire du personnage de Sax Rohmer suscita rapidement des adaptations cinématographiques : Daughter of the Dragon (1929) et Le Masque d’Or (1932).
Pourtant d’aucuns contestaient cette idée d’une organisation des foules chinoises. Contrairement à Danrit, Alexandre Ular avançait l’idée d’Un empire russo-chinois (1902), jugeant plus vraisemblable une alliance entre la Russie et la Chine. Voici ce qu’il écrivait :
« Croire que le péril jaune consiste dans la possibilité pour la nation chinoise d’adopter la barbarie militaire européenne afin de noyer l’Occident sous les flots d’une immense et irrésistible invasion brutale, c’est se baser sur une conception de la vie nationale que les Chinois ont abandonnée depuis vingt siècles. » [8]
Néanmoins, si Ular entend pondérer la menace d’une invasion massive des Chinois au profit du danger représenté par un péril russo-chinois, où « la Russie, la plus forte puissance militaire sera[it] associée à la plus forte puissance travailleuse » , c’est-à-dire la Chine, la menace est bien chinoise : « Et c’est là le péril dans sa grandiose ampleur pour l’Occident : accaparer le péril jaune au profit de la Russie […] pour écraser l’Occident ; bref, imiter les grands empereurs mongols. » [9] Ce qu’il y a alors de plus déterminant, selon Ular, dans le développement de ce péril russo-chinois, c’est que « ces mêmes idées sont devenues conscientes et effectives chez les Chinois mêmes, et que le Monde jaune sait maintenant qu’il constitue l’inéluctable, l’affreux péril jaune » [10]. En conséquence, même lorsque la menace d’une invasion asiatique est contestée, en l’occurrence pour mettre en évidence la menace russe, on convient que c’est à l’Asie que le premier rôle est dévolu.
C’est ainsi au Japon qu’échoit selon Danrit la tâche d’organiser les armées asiatiques. Grâce à lui, grâce à ses ingénieurs, grâce à ses canoniers, « le formidable ressort de toutes les énergies jaunes était bandé » . Le véritable chef est alors cet inquiétant Japonais, Yukinaga, puisque « un signe de lui et l’Ancien Continent submergé par les hordes barbares, filles de celles de Gengis Khan et de Tamerlan, allait disparaître dans le sang et les ruines des civilisations détruites » [11]. En se fondant sur l’analyse des romans de Maurice Spronck L’An 330 de la République (1894), de Camille Mauclair L’Orient vierge. Roman épique de l’an 2000 (1897) ou encore de Daniel Halévy Histoire de quatre ans (1997-2001) [1903] consacrés au Péril jaune, Jean-Marc Moura constate pour sa part que les foules asiatiques sont des hordes sans leader apparent. En effet, la question est de savoir quelle tête peut diriger un tel corps. Cette masse acéphale et inorganisée a donc besoin d’un chef, et lorsqu’elle le trouve, le danger guette l’Europe. Comme l’écrit Danrit : « c’est la ruée de l’Asie sur l’Europe qui va reprendre après six siècles d’assoupissement » [12] . En revanche la ‘modernité’ est passée par là :
« Les hordes déchaînées de la race jaune retrouveront vers l’Europe les traces d’Attila et de Gengis-Khan : elles balaieront tout sur leur passage. Et ce ne seront plus les cavaliers huns ou les sabreurs mongols que vous verrez accourir du fond de l’Asie ; mais des régiments à la japonaise munis d’armes perfectionnées, dirigés par un Etat-Major que vous connaissez bien, et qui a fait ses preuves, une invasion méthodique, savante, terrible […]. » [13]
Le Maréchal Yukinaga est ainsi « un descendant des Tamerlan et des Gengis-Khan, se préparant à jeter sur l’Europe frappée de cécité des millions de fanatiques » . Bien que la nouveauté de cette invasion jaune moderne soit (gage de son efficacité) son organisation ‘à l’européenne’, il n’en reste pas moins que les Asiatiques restent avant tout des « fanatiques », des « Barbare[s], servi[s] par la seule force brutale » [14] .
Ce que Danrit dénonce est un sentiment de sécurité, responsable d’un relâchement et d’une décadence des Européens. « Des deux races qui se rencontraient dans ce choc suprême, dit-il, l’une ne comprenait que des combattants prêts à mourir sur un signe, l’autre ne savait plus mourir » [15]. L’abnégation et le sens du sacrifice ont disparu de l’Europe occidentale, Danrit nous le dit depuis le début de sa trilogie. Il n’était pas le premier puisque Spronck, Halévy, ou Mauclair puis Giffard dans La Guerre infernale (1908) présentaient « les traits comparables d’une imagination eschatologique où le Péril jaune vient sanctionner le mal-être occidental. » [16] Mais chez Danrit il reste pourtant un espoir : « Seuls les Russes avaient conservé en Europe ce fatalisme qui maintient debout contre la mort les régiments débordés. S’ils n’avaient rien pu contre ces fanatiques d’Orient, que feraient les autres peuples ? » [17] S’ils pouvaient faire figure de rempart contre l’invasion asiatique, c’est parce que leur sang charriait encore de ce lœss qui, en deçà du raffinement et de l’urbanité européenne, rattache le Barbare à son sol, à sa nature profonde et à sa force terrible, admirable et débordante.
L’obstacle russe effacé sans peine, les Jaunes poursuivirent alors leur chemin vers Berlin, où leurs ennemis avaient envisagé une union franco-allemande dont l’existence romanesque pourrait corroborer la théorie de Jacques Ducornoy. Selon Danrit, un homme providentiel sut prendre la mesure du danger bien avant les autres : « un homme pourtant en Europe avait vu clair dès le premier jour, et dans une improvisation exaltée, Guillaume II avait, au reçu de la foudroyante nouvelle, prophétisé la lutte gigantesque et montré l’effort nécessaire » [18]. En affirmant que les Asiatiques abreuveraient un jour leurs chameaux dans le Rhin, l’empereur allemand avait voulu frapper les imaginations. Il avait peut-être exagéré.
Dernier recours d’une Europe aux abois, l’armée allemande a cependant de quoi se faire du souci, car aussi motivée qu’elle soit, elle doit affronter le nombre inouï des soldats asiatiques, peu affectés par la bataille contre les Russes : « Des renforts, l’Invasion jaune n’en manquerait pas : le quatrième million de Chinois était en route […]. Il porterait à 3.500.000 combattants l’armée de choc qui entrerait en Allemagne au printemps. Rien ne résisterait à une pareille masse. » [19] Danrit se plaît (l’essor démographique aidant) à composer une armée asiatique sept à huit fois plus nombreuse que lors de la dernière invasion, six siècles auparavant. C’est bien un des traits principaux de cette invasion que d’être sans commune mesure avec ce que les armées européennes peuvent offrir, tant numériquement qu’au point de vue de l’état d’esprit.
Danrit l’explique par une extraordinaire propension des Asiatiques à mépriser la mort. Il l’observe aussi bien chez leurs chefs que chez leurs soldats. Il pense ainsi que le Shinto, dans le cas de Yukinaga, permet d’expliquer que cet « homme extraordinaire, pour qui la vie et la mort de millions d’hommes n’avait pas de valeur, dominait la mort elle-même » [20]. Du côté des soldats, le même sentiment donne lieu à d’inconcevables spectacles. Il n’est, pour s’en convaincre, que d’écouter ce que Luc Harn, un témoin de la bataille d’Allemagne, constate :
« La rivière qui coulait à la lisière du village venait d’être soudain comblée sur une largeur de plus de cent mètres par une avalanche de cavaliers. Luc Harn avait d’abord cru qu’ils voulaient traverser à la nage. Il ne fut détrompé qu’en les voyant disparaître sous l’eau, chaque cavalier ayant tué d’un coup de révolver sa monture que l’instinct eût mise à la nage. Derrière les premiers rangs disparus, d’autres escadrons arrivèrent qui, opérant de même, formèrent une deuxième couche de corps étendus sur ceux qui reposaient au fond, puis une troisième, et bientôt une chaussée humaine surgit au-dessus des eaux. L’Empereur chinois, le Fils du Ciel, pouvait passer. C’était un pont digne de sa toute-puissance. […] Que pouvait la race blanche contre des hommes méprisant à ce point la mort ? » [21]
Le résultat de l’invasion jaune, longuement décrite dans ses préparatifs puis dans son exécution par Danrit, est la fin de la civilisation occidentale. Il suggère que les cavaliers asiatiques de cette apocalypse n’auraient pu vaincre si le ver de la décadence n’avait déjà rongé les âmes européennes : ce ver est celui de la société du Dragon Dévorant, de même que le dragon du tableau de Knackfuss : Die Gelbe Gefahr. Il n’est pas contestable que le bouddhisme soit associé, tant dans l’Invasion jaune que dans d’autres romans étudiés par Muriel Détrie, à l’offensive asiatique. Cependant on peut penser que l’usage qui en est fait par le capitaine Danrit ou Féli-Brugière et Louis Gastine [22] est plus opportuniste qu’essentiel. En effet le subterfuge consistant dans l’Invasion jaune à réunir les troupes asiatiques sous couvert de pélerinage bouddhiste est simplement l’expression de la fourberie des ‘Jaunes’ : « Le Kaiser a […] certainement voulu mettre en garde ses alliés contre le danger qu’il y aurait à considérer les peuples jaunes comme inoffensifs alors que ceux-ci […] commencent à se réveiller. » [23]
La question des masses
Le problème auquel il faut toujours revenir car il structure le mythe du Péril jaune comme il structure le mythe des Barbares, est celui des masses. En effet la réflexion occidentale sur le danger d’une civilisation de masse n’est pas séparable de l’image de l’Asie. Cela intervint surtout à la charnière entre le XIXe et le XXe siècle : cette réflexion nourrit le mythe du Péril jaune et s’en nourrit en retour. La menace d’atomisation de la société, liée au développement d’un individualisme excessif, avait fait craindre à Bonald, Maistre et Comte la perte de l’organicité de la société. Mais à la charnière du XIXe et du XXe siècle, l’inquiétude change d’objet et des théoriciens tels qu’Émile Durkheim, Ferdinand Tönnies ou Max Weber attribuent l’arrivée d’une civilisation dite de masse à trois facteurs principaux, qui sont la division du travail, l’industrialisation et l’urbanisation. Tönnies oppose ainsi la communauté (Gemeinshaft) à la société (Gesellschaft) ; la première constituant un tout organique où la vie collective se trouve très développée, et la seconde une société dans laquelle la division du travail et la propriété privée des moyens de production entraînent une décomposition des liens collectifs et communautaires. De façon générale, c’est toujours la société industrielle qui est rendue responsable de la désorganisation des liens sociaux collectifs, laissant les membres séparés les uns des autres et sans conscience d’une commune appartenance à un tout.
Gustave le Bon avait, en 1895, publié une inquiétante étude sur La Psychologie des foules. Il affirmait ainsi que « d’universels symptômes montr[aient], dans toutes les nations, l’accroissement rapide de la puissance des foules » et que « l’avènement des foules marquera[it] peut-être une des dernières étapes des civilisations d’Occident » [24]. Le Bon faisait de la foule une entité collective, impulsive, mobile, irritable et dominée par une mentalité ‘magique‘, inféodée aux desiderata d’un meneur.
Les dangers inhérents à une civilisation de masse avaient été perçus de bonne heure en Occident. Néanmoins, pour ce qui concerne le XXe siècle, on ne peut dissocier, dans l’esprit des Européens, les menaces de la masse et celles de l’Asie. Les origines de la civilisation de masse qui met en péril l’Europe sont internes et externes. Les causes internes furent identifiées dès le XIXe siècle : ce sont la démocratie et son nivellement égalitaire, propice à l’oppression et à la disparition des élites, entraînant ce que Paul Valéry appela, dans Notre destin et les lettres (1937), « une dépression des valeurs intellectuelles, un abaissement, une décadence comparable à ceux qui se sont produits à la fin de l’antiquité » [25]. Les causes externes recoupent le Péril jaune auquel s’ajoute une terrible erreur de stratégie. En effet d’aucuns estiment que l’esprit de masse est atavique en Asie, et qu’il est en passe d’être exacerbé par la diffusion de ce ’poison’ qu’est l’esprit démocratique. L’Europe déjà malade de la démocratie n’aurait donc rien trouvé de mieux à faire que d’en intoxiquer le reste du monde (notamment par le marxisme), et surtout l’Asie dont l’immense population était déjà pressentie, à l’époque du mythe du péril jaune, comme une terrible menace.
De véritables mouvements de masse en Asie n’intervinrent de façon significative pour l’Europe qu’à la suite de la révolution bolchevique de 1917, en Chine. André Duboscq se demandait alors si « la civilisation chinoise ne fut […] pas à sa manière une civilisation de masse » puisque « leur civilisation, au lieu d’être aristocratique, fut populaire et le demeura ». La civilisation de masse serait-elle donc une expression redondante et atavique de la civilisation chinoise ? Duboscq le pense. Il mêle cependant Asiatiques et Européens aux mêmes périls. Il insiste en effet sur le lien générique entre civilisation de masse et démocratie : « la civilisation de masse est fille de l’égalité, ce besoin morbide qu’engendre, à notre époque, la démocratie » [26]. La propagation de l’esprit démocratique en Asie par les Européens paraît ainsi être une funeste erreur pour l’auteur : puisque l’Asie est prédisposée à être une civilisation de masse, ce à quoi tend aussi l’Europe moderne, il ne peut qu’être dommageable pour celle-ci d’entrer en concurrence avec une Asie qui la surclasse déjà par son nombre.
Au danger pressenti de l’accroissement du pouvoir des masses en Occident, danger interne, est en effet venu s’ajouter la crainte inspirée par les Foules d’Asie, danger externe. Étienne Dennery insiste, en 1930, sur les foules étonnantes de l’Asie, véritables fourmilières humaines de la terre :
« Dans le domaine de l’homme, l’Asie avait ses réserves énormes d’êtres humains, ses foules innombrables, grouillantes, pullulantes. Elle gardait, à elle seule, une humanité plus fourmillante que celle de toutes les races blanches de tous les continents. […] En face des immenses réserves humaines de l’Asie, [on pouvait parler] du ’Crépuscule des Nations Blanches’. » [27]
Il paraît évident à Dennery que la décadence de l’Occident est liée à la prolifération des Asiatiques, et il se demande si « pour l’Asie, le pullulement des hommes est […] une cause de désorganisation et de faiblesse […] ou bien une garantie de puissance future », étant donné « la poussée qu’exerce l’irrésistible expansion des foules » [28]. Hermann von Keyserling semble lui répondre, qui estime que le pullulement des Asiatiques est un atout pour eux :
« Certes, le Chinois est plus près de la fourmi que n’importe quel homme ; certes, dans ce sens, il nous est inférieur. Mais c’est précisément ce qui, d’autre part, constitue sa supériorité incompréhensible : à savoir l’extraordinaire formation sociale des basses classes populaires. Il n’y a pas de travailleuse parmi les fourmis qui n’égale en culture, dans sa sphère, le plus grand des seigneurs. » [29]
La menace qui semble peser sur l’Europe, selon Keyserling, tient à ce qu’elle a affaire à plus nombreux et plus organisé qu’elle. En Asie pourtant, il convient de distinguer les menaces selon les pays. Le Japon n’est pas la Chine : la diaspora de celle-ci s’oppose à la concentration de celui-là.
On reconnaît dans la description de ces foules « versatiles et fanatiques,[…] masse inquiétante manœuvrée à leur guise par ceux qui en avaient l’art » [30], les termes de Le Bon ainsi que les menaces d’Ossendowski [31], reprises comme des avertissements par Duboscq, mais aussi le parallèle que Gobineau avait établi entre la foule et les Chinois.
Se refusant à réduire les Chinois à de simples Barbares proches de l’animalité, Keyserling admet qu’ils possèdent une culture. Mais le problème est qu’il leur trouve alors un air monstrueux d’animaux à faces humaines :
« …Ce qui à Canton m’affecte si désagréablement, c’est ce que la vie a de mécanique, l’absence d’âme. Ici les hommes travaillent, au sens le plus profond du mot, sans but et sans objet […], ils se démènent comme des fourmis. Et lorsque des fourmis, qui, certainement, ne sont que des fourmis, ont des visages hautement intelligents et en même temps sont d’une culture incontestable, cela produit un effet inquiétant. » [32]
Les Chinois sont ainsi rejetés dans une autre humanité dont l’intelligence et la culture ne sont pas remises en cause. Ils revêtent un des visages de l’altérité.
Péril jaune et péril rouge
Dans Jahre der Entscheidung (1933), Oswald Spengler explique ce qu’il entend par « Année de la décision ». Comme d’autres, il considère, une quinzaine d’années après Le Déclin de l’Occident, que l’Europe est en danger. Il attire alors l’attention sur ces pays qui lui semblent constituer la véritable menace pour l’Occident : la Russie et le Japon, qui représentent « l’Asie active » (das Aktive Asien), voire « les seules puissances actives au monde ». Le Japon, écrit-il, « est à la mer ce que la Russie est à la terre : maître d’un vaste territoire dans lequel les puissances occidentales n’ont plus d’importance. » A travers ces deux pays « l’Asie est devenue l’élément décisif des événements mondiaux. La puissance blanche agit sous sa contrainte et ne s’en aperçoit même pas. » C’est que les Russes ont une arme redoutable : « la nouvelle diplomatie révolutionnaire et véritablement asiatique » qui envahit les nations blanches sous la forme d’une propagande bolchevisante. Et Spengler d’estimer à nouveau que c’est « l’activité de la révolution raciale de couleur » (der Tätigkeit der farbigen, rassenmäßigen Revolution) dont le levier est la lutte des classes (Klassenkampfes) qui va provoquer un krach économique (Wirtschaftskatastrophe). « Après que la révolution d’en bas ait placé la figure du travailleur socialiste à travers la brêche politique des salaires, l’économie de couleur, hélée par la Russie et le Japon, fera invasion à l’aide de l’arme des bas salaires, et l’idée d’un anéantissement sera consommée. » [33]
C’est ce qu’il appelle la « révolution générale de couleur sur la Terre » [34] (die farbige Gesamtrevolution der Erde). Les prolongements de la Révolution bolchevique de 1917, ainsi que l’impérialisme nippon nourissent le mythe du Péril jaune à la mamelle du mythe barbare. C’est tout naturellement que l’on observe l’inquiétude des milieux d’extrême-droite quant à « l’attirance marquée des peuples d’Asie du sud-est pour le communisme » [35]. Ces propos extraits de la revue Défense de l’Occident, dont le directeur était Maurice Bardèche, sont un écho de la crainte suscitée par l’alliance entre cette idéologie du soulèvement des masses qu’est le communisme, et l’Asie surpeuplée. Lorsque le raciologue Joachim Barckhausen s’attacha en 1935 à une histoire de L’empire jaune de Gengis khan [36], c’était pour lire le monde contemporain au prisme du Péril jaune afin de le renforcer et de susciter en retour une adhésion aux principes du national-socialisme. Mais Spengler ne lui avait-il pas préparé la voie en dressant un parallèle entre les Bolcheviks et les Mongols ?
« Ce gouvernement bolchevique n’est pas un état au sens où nous l’entendons, comme l’avait été la Russie de Pierre le Grand. Il se compose comme Kiptschak, le royaume de ‘la Horde d’or’ à l’époque des Mongols, d’une horde dominante – appelée Parti communiste – avec des chefs de clan, d’un Khan tout-puissant et d’une masse environ cent fois plus nombreuse, soumise et désarmée. » [37]
Le problème du nombre ne devait pas échapper non plus à Pierre Drieu la Rochelle qui opposait en 1924 les Européens aux Asiatiques sur ce point en affirmant : « On ne peut pas multiplier l’Européen comme l’Oriental. Nous ne sommes pas des coolies » [38]. Le déclin démographique de la France est cependant contourné avec subtilité. Drieu affirme en effet que la France ne doit pas s’inspirer de l’exemple allemand mais que c’est bien plutôt l’Allemagne qui doit suivre la ‘mesure de la France’ en matière démographique : « Ces Allemands sont absurdes. Il fallait bien que quelqu’un en Europe – et qui moins que la France a oublié les antiques lois modératrices – arrêtât un pullulement aveugle » [39]. Faut-il penser à une interprétation du péril jaune en termes démographiques dont l’origine serait malthusienne, comme le suggère Jean-Marc Moura ? Cette notion de collapsus démographique, chère à Pierre Chaunu, est probablement à mettre en rapport avec l’éveil des foules asiatiques. Ce qui atténue plutôt la portée de l’opinion de Jacques Decornoy dans Péril jaune, peur blanche (1970), selon qui le mythe du Péril jaune « n’était qu’une invention des Blancs pour défendre l’action capitaliste et impérialiste des pays industrialisés contre les menaces représentées par le prolétariat et les pays colonisés. » [40] Cette idée n’est pas mauvaise, encore que sa prétention hégémonique à interpréter le Péril jaune soit tout à fait contestable, puisque la ‘propagande impérialiste’ ne pouvait avoir d’effet que dans la mesure où les conditions sociologiques et psychologiques existaient.
La convergence entre l’anarchie des Barbares intérieurs (les prolétaires) et celle des Barbares extérieurs (les Jaunes) est frappante puisque, dès le milieu du XIXe siècle, les soulèvements populaires avaient contribué à ce que Barbares et communistes fussent confondus : « Le mythe barbare se dissout dans l’épouvantail communiste. Mais on n’a progressé qu’en apparence du discours mythique au discours politique. De barbare à communiste, seul le signifiant devient politique. Le second terme reçoit du premier son signifié, vulgarisé, ressassé, amplifié dans ses valeurs négatives […]. » [41] Ce que l’un et l’autre partagent, c’est notamment le thème de la « promiscuité », qui fait cortège à « l’insociabilité naturelle du Barbare » et son « communisme primitif » [42] qui s’oppose à la démocratie. Il n’est donc pas surprenant qu’Edward Solich, l’auteur de l’article paru dans Défense de l’Occident, évoque avec inquiétude les propos de Mao Zedong au Congrès national du Parti Communiste chinois de 1936, où il promettait : « Un jour viendra où 450 millions de Chinois brandiront avec fierté l’étendard victorieux de la révolution nationale en Asie orientale » [43]. Comme ce fut le cas dans le mythe romantique des Barbares, la masse du peuple est jugée subversive : le barbare est depuis l’ère des invasions « l’homme du désordre, de l’acosmia, celui qui ignore les convenances les plus élémentaires » [44]. Ainsi le Japon est-il rabaissé au niveau d’une « fourmilière nominaliste » [45]. L’inconvenante promiscuité japonaise ferait presque des Nippons des sujets d’élection pour l’idéologie communiste ! Le journaliste et écrivain Robert Guillain ne va certes pas jusque là puisque le Japon qu’il visite est plus fasciste que communiste. Mais dans Le Peuple japonais et la guerre – choses vues, 1939-1946 (1947), il emploie la métaphore myrmécole, et s’effraie :
« Comme [le Japon] est doué […] pour la fourmilière de demain, si elle doit un jour s’établir ! Ses murs d’oriental […] l’ont de tout temps disposé à ne pas s’isoler du groupe, à ne pas s’affirmer contre lui, mais à se dissoudre dans le milieu où il baigne, à se rendre perméable, à se fondre dans le tout qui l’entoure. » [46]
Solich ne manque pas d’y faire état, tout en apportant une connotation philosophique pour déplorer « l’état d’esprit dangereusement nihiliste des populations » [47]. Simone de Beauvoir résume très bien cet état d’esprit : « Il y avait le péril rouge, le péril jaune : bientôt des confins de la terre et des bas-fond de la société une nouvelle barbarie déferlerait ; la révolution précipiterait le monde dans le chaos » [48].
Significations du Péril jaune
Le problème posé est bien celui de la maîtrise des masses. C’est la raison pour laquelle Duboscq fait l’éloge du Japon en qui il voit le dernier espoir de « maintenir […] l’esprit hiérarchique qui stimule la formation des élites indispensables à la direction des forces collectives » [49]. Mais il reste assez isolé car le pays du Soleil Levant est souvent assez durement traité. Visitant Tokyo en 1942, Robert Guillain constate l’abîme existant entre les représentations usuelles du Japon, « peint au pastel, […] petit, minaudant et mièvre, alors qu’il est, dans ses mouvements de masse, bruyant, désordonné, capable d’une brutalité carnassière » [50].
Il est néanmoins symptomatique de la prégnance de l’idée de masse dans la perception européenne de l’Asie d’assigner à la civilisation de masse deux manifestations selon qu’il s’agit de l’Europe ou de l’Asie. Alors que c’est l’individualisme et la perte de l’esprit communautaire qui sont rendus responsables de l’avènement d’une civilisation de masse en Occident, c’est ce même esprit communautaire atavique (en Chine selon Duboscq, au Japon selon Guillain) qui est responsable de la civilisation de masse asiatique ! Cette contradiction peut s’expliquer par ce que Jean-Marc Moura appelle le « Péril inconscient ».
S’appuyant sur les analyses de Gustave le Bon, il écrit que « le péril jaune joue en fait comme métaphore du mal qui ronge l’Occident et l’empêche d’exercer sa tutelle civilisée sur le reste du monde », c’est-à-dire qu’« il figure le moment où la foule entre dans l’histoire sans qu’apparaisse un leader pour la contrôler. » Sans dénier sa pertinence à cette analyse sociologique de la décadence occidentale, il estime indispensable de la compléter en mettant en relation « Péril jaune » et découverte de l’inconscient. Il formule ainsi l’hypothèse suivante : « Le péril jaune serait l’une des figurations de ces zones troubles, obscures, qui existent chez le sujet le plus civilisé et que l’époque est en train de découvrir : il serait l’une des figurations de l’inconscient. » [51] Extrêmement séduisante, cette hypothèse expliquerait que l’Asie soit perçue à travers la catégorie de la ‘masse’. Lorsque Ernst Jünger avance, dans Eumeswil (1977), une explication du caractère de masse de l’Asie, on pourrait y voir une anticipation des analyses de Jean-Marc Moura. Parlant des grands khans, Jünger affirme en effet :
« La manière dont, à partir de la Grande Mongolie, ils dévastent pays et peuples, puis redisparaissent comme un mauvais rêve, a un trait de force élémentaire, l’allure d’une pulsation. Peut-être faut-il songer au flux et au reflux d’un des régulateurs de la terre… mais où est la lune de ces marées ? » [52]
L’écrivain allemand fait de ces masses asiatiques des instruments au service de quelque dessein supérieur et inconnu. Par là, il semble rejoindre l’idée d’un Attila ‘fléau de Dieu’. S’il ne cède pas à la peur d’une invasion apocalyptique, il n’en adresse pas moins à l’Occident un avertissement : Orient et Occident ne sont pas du même ordre. Ce que l’Orient représente n’est pas maîtrisable. Voilà pour ce caractère atavique de l’Asie, mais que dire de l’avènement d’une civilisation de masse en Occident ?
Au point de vue sociologique, les idéaux des Lumières et la Révolution française fournissent l’essentiel de la réponse. Pour ce qui est de l’analyse philosophique, il faut s’interroger sur le fait que la perte de l’organicité de la société favorisa l’individualisme et l’émergence de la foule. Marcel Gauchet propose, dans L’Inconscient cérébral (1992), une explication à cette transformation : « l’advenue de la société des individus émancipés se traduit en profondeur par la ruine des fondements de la possession de soi. L’homme délié de l’assujettissement au collectif est l’homme qui doit se découvrir intérieurement asservi. » [53] Ainsi Jean-Marc Moura peut-il affirmer que « la puissance imaginaire du péril jaune résiderait dans ce rapprochement inaperçu avec l’inconscient. » [54] Il symboliserait un double enfoncement dans l’inconscient : négation de l’inconscient héréditaire [55] auquel l’époque accordait, en suivant Le Bon, un crédit non négligeable ; et abandon, au plan individuel, à « la part obscure de l’homme », voire « régression au niveau de l’instinct des masses barbares ».
De l’expression romanesque du Péril jaune entre 1890 et 1910, Jean-Marc Moura conclut :
« Le péril jaune serait une forme inédite et romanesque de la réflexivité théorique, désormais problématique, de l’Européen, homologue imaginaire de la réflexivité théorique se développant par l’abandon des prétentions à la maîtrise complète de soi. Et il faut avouer que c’est une belle image de l’inconscient que ce flux mystérieux, surgissant d’un continent énorme et obscur, entourant la petite Europe rationnelle des ténèbres de l’ignorance et libérant des forces, on pourrait dire des pulsions, aussi violentes que mal maîtrisées. » [56]
Mais de même que « la question d’Orient et la question des prolétaires ne font qu’un » [57] dans le mythe des Barbares, ajoutons à cette analyse l’idée suivante : le mythe du Péril jaune, dont la métaphore entomologique le relie au mythe barbare (notamment) par le fourmillement, est une expression littéraire anecdotique du machinisme moderne. Pour Pierre Michel « le Barbare est le moteur de l’histoire » [58]. Du Barbare figure historique de l’Autre on est insensiblement passé au XIXe siècle à un Barbare figuré par l’Insecte : « La fourmillière renvoie à la Cité de 1848. De l’Insecte comme du Barbare, on ne connaît que le masque, ‘fixe, immobile, condamné à ne rien dire […]. Celui d’un monstre ou d’un spectre ?’ » [59]
Le prolétaire, le communiste, nouveaux barbares, sont à l’image des Jaunes et des insectes : le symbolisme ‘mordicant’ triomphe ! « Les dents ou mandibules […] menacent et semblent présenter le combat » ; mais « cependant, […] elles […] servent aussi de mains » écrit Michelet dans L’Insecte (1857). Des mains d’ouvrier : « L’Insecte est ‘le grand destructeur et fabricateur, l’industriel par excellence, l’actif ouvrier de la vie’. C’est un canut que l’araignée, ‘un ouvrier, un cordier, un filateur et un tisseur.’ » L’araignée est ainsi constamment « serrée dans ce cercle vicieux : pour filer, il faut manger ; pour manger il faut filer. » [60]
Péril jaune et péril économique
Entre les soubassements barbares du Péril jaune au XIXe siècle et son renouveau à partir des années 1970, les métaphores n’ont pas vraiment changé. Il y est toujours question d’« invasion », d’« inondation » et de « fourmis ». En revanche on ne peut plus le tenir pour une figuration de l’inconscient. Il faut ainsi se retourner vers le XIXe siècle, période de son élaboration, pour en discerner un élément constitutif que nous n’avons pour l’instant abordé qu’indirectement.
L’élément économique en question est très fortement lié à la révolution prolétarienne qui est elle-même industrielle. « La peur des nantis devant la montée du prolétariat » [61] avait fait du mythe des Barbares un moyen d’escamoter le communisme naissant. Il en fut du prolétariat extérieur comme du prolétariat intérieur. Cette distinction, nous l’empruntons à Arnold Toynbee.
Comme Spengler, mais sans comparer les civilisations à des organismes (ce que faisaient ses devanciers, y compris Spengler), Toynbee estime qu’elles suivent un mouvement ascendant de genèse puis de croissance, et un mouvement descendant de déclin et de désagrégation. Les phases de genèse et de croissance sont régies par le mimétisme social et le défi-riposte, qui assure son autonomie à la société ; la décadence s’explique par l’affaiblissement des forces conditionnant la croissance, c’est-à-dire l’incapacité à relever les défis et la perte de l’auto-détermination. La désintégration d’une civilisation est la conséquence d’un schisme social et d’un schisme dans l’âme. Le schisme social intervient dès que « les masses se détachent de leurs leaders » et que la société est divisée « en une minorité dominante, un prolétariat intérieur, et un prolétariat extérieur constitué des barbares des frontières » [62].
Ainsi trouve-t-on dès le milieu du XIXe siècle l’expression de craintes qui nous paraissent tout à fait modernes concernant les transferts de capitaux vers l’Asie, la Chine plus précisément. Voici ce qu’écrit Arthur de Gobineau à ce sujet : « A voir tout l’argent du globe s’écouler et s’amasser graduellement dans l’Asie orientale, car c’est en Chine qu’à la fin il aboutit, il semble qu’on pourrait calculer l’énergie des forces qui l’attirent et ressentir quelques craintes de cette absorption contre laquelle on ne peut rien. » [63] Car le problème, c’est encore et toujours la masse des Asiatiques :
« Quand un jour ou l’autre, par telle ou telle cause que l’on ne peut prévoir, l’Inde aura repris sa libre action […], comme elle possède en abondance la matière première, et, ce qui est bien autrement plus important, comme ses ouvriers peuvent travailler à un bon marché inaccessible pour nous, l’Angleterre elle-même ne tiendra pas devant cette rivalité. » [64]
Les craintes se font plus précises et abordent le problème du transfert de technologie : « On objectera peut-être, en sa faveur, l’action des machines. Mais qui empêchera le fabricant indien […] d’introduire les mêmes machines pour son usage ? » [65]
Fataliste, Gobineau pense qu’« il ne restera guère de moyens de lutter contre les productions asiatiques, ce qui revient à dire que le mal fait par l’Asie aux Grecs et aux Romains menace tout autant l’Europe moderne. » [66] Le consul de France qui précéda Paul Claudel à Fou-tchéou, Eugène Simon, ne disait pas autre chose. Gilbert Gadoffre lui rend hommage :
« En situant sur le terrain économique, dès ses premiers articles de 1869, les données de l’avenir chinois, Eugène Simon aurait sans doute fait faire de grands progrès à la compréhension des problèmes de l’Asie par les Français s’il avait été suivi. Mais il ne l’a été ni par ses contemporains, qui s’obstinaient à minimiser l’importance de la Chine, ni par la génération suivante qui parlera de ‘péril jaune’ sans y voir autre chose, dans la plupart des cas, qu’un danger d’invasion militaire. » [67]
En effet l’auteur de La Cité chinoise (1885) comprenait « les dangers qu’un dumping asiatique présenterait pour l’Europe le jour où la Chine se déciderait à adopter les techniques industrielles du monde occidental », d’autant plus qu’elle conserverait « les avantages d’une main-d’œuvre intarissable et bon marché, et d’une production sans entraves fiscales. » [68]
Quelques décennies plus tard, après la Première Guerre mondiale, Paul Valéry émit les mêmes réserves sur la propagation des méthodes occidentales de production aux peuples de l’Asie, sans craindre plutôt la Chine qu’un autre pays asiatique puisqu’elle était dans un profond chaos. C’est dans les années trente que les craintes se précisèrent à propos du Japon. Il remplaça alors pour vingt ans la Chine dans son rôle de menace économique. Oswald Spengler témoigna de sa préoccupation dans Der Mensch und die Technik (1931), où il affirmait :
« En trente ans, les Japonais devinrent des techniciens de premier ordre. […] Aujourd’hui, et presque partout, – en Extrême-Orient, aux Indes […]- des régions industrielles existent ou sont en passe d’exister, qui, grâce au bas niveau des salaires, vont nous mettre en face d’une concurrence mortelle. Les PRIVILEGES intangibles des races blanches ont été éparpillés au hasard, gaspillés, divulgués. » [69]
Il ajoutait d’ailleurs : « Il ne s’agit nullement d’une crise, mais bien des PRODROMES D’UN CATACLYSME. Pour ces peuples ‘de couleur’ la technique n’est rien de plus qu’une arme dans leur lutte contre la civilisation faustienne » [70]. L’auteur du Déclin de l’Occident insistait alors sur « la connexité étroite et profonde, la quasi-identité, entre la politique, la guerre, et l’économie » [71]. Et il n’était pas le seul à mettre en relief le rôle de l’économie. Albert de Pouvourville mettait en garde contre « l’invasion économique » japonaise du début des années trente :
« L’homme japonais – l’Europe le sait enfin – est le voisin commercial et industriel le plus courtois, le plus silencieux, le plus constant dans l’effort, et pourtant le plus redoutable. Ce n’est plus un fait à démontrer, mais à surveiller à chaque minute. […] Existe-t-il un pays de race blanche qui puisse entrer avantageusement en rivalité avec un ouvrier si simple, si patriote, si habile, et avec une production si soutenue, et si adaptée aux besoins des consommateurs voisins ? » [72]
Telle est la nouvelle expression du Péril jaune où l’Asie ne submerge plus l’Europe de ses soldats, mais où « les exportations nippones inondent l’univers » [73]. Ce sont alors particulièrement les pays d’Asie du sud-est qui « se débattent au milieu de la marée montante » ou qui « sont noyés » [74], et les Hollandais d’Insulinde, les Birmans de l’Empire indien ou les Philippins paraissent tous n’être que les premières victimes du tsunami nippon. Et certains d’imaginer déjà une révolution complète qui ramènerait un siècle plus tôt, au moment de l’ouverture par la force du Japon par les Américains, mais cette fois-ci avec des rôles inversés :
« Un jour viendra où, inévitablement, à l’instar des Japonais qui ouvrent le marché chinois à coups de canon quand il se montre par trop récalcitrant, les Asiatiques enverront à l’Europe quelque nouvel amiral Perry qui obligera lui aussi les blancs à ouvrir le marché au commerce asiatique. » [75]
A cette époque on voit que l’expansion économique japonaise est encore indissociable de son expansion militaire, ce qui ne sera plus le cas après sa défaite en 1945. Comme en écho à Valéry qui envisageait cela une quinzaine d’années auparavant, Schreiber constate que « chaque usine qui naît au Japon, en Mandchourie ou en U.R.S.S. correspond à la fermeture d’une des nôtres en Occident » [76]. Nicolas Bouvier évoque, dans sa Chronique japonaise (1989), l’évolution de la perception du Japon par les Occidentaux jusqu’à la Seconde Guerre mondiale :
« En Occident l’image du Japon s’assombrit. […] Les vélos japonais à dix francs, les montres au kilo, les perles de culture au boisseau, la ‘camelote japonaise’ n’y sont pas pour rien. […] On parle aigrement pacotille, concurrence déloyale, ‘dumping’, et le ‘péril jaune’ revient à la mode. On se console de la méfiance qu’inspire cette nation efficace mais fermée en lui trouvant des ridicules : leurs révérences, leur sempiternel sourire, ils portent mal le complet-veston, […] ont des sociétés secrètes et des espions partout, et ces petits soldats à casquettes et bandes molletières qu’on peut voir aux actualités de la Fox, accrochés à leurs mitrailleuses lourdes et fauchant les paysans des campagnes chinoises. Dans l’imagination populaire, le catéchumène modèle des Jésuites, le bon élève de 1880 et le ‘brave samouraï’ de 1905 ont fait place à un quidam inquiétant dont l’appétit commence à faire peur. » [77]
La seconde étape intervint après la Guerre de 1939-1945. Dans les années 1950-1960, c’est la Chine qui fournissait à l’Occident ses images de Péril jaune. Les romans de Sax Rohmer connurent alors une seconde vie notamment par de nouvelles adaptations cinématographiques. Christopher Lee, qui avait été un saisissant Dracula, cet archétype du symbolisme mordicant et sadique, incarna ensuite Fu Manchu dans plusieurs films comme Le Masque de Fu Manchu (1965) ou Les Treize Fiancées de Fu Manchu (1966). Ce rôle fut dévolu à Peter Sellers dans les années 1980. Concurremment à Fu Manchu, on peut citer les personnages de Ming dans Flash Gordon et du docteur No dans James Bond. Mais durant les années où la Chine agitait vaguement l’épouvantail communiste, le Japon s’attelait à un redressement économique sans précédent.
Résurgence du Péril jaune
Ainsi à l’heure où son voisin faisait sa ‘révolution culturelle’ en vue d’un ‘Grand Bond en avant’, les représentations agressives du Japon reprirent vie. Au seuil des années 1970, l’évocation du ‘miracle économique japonais’ ne tarda pas à devenir l’expression la plus récente et la plus objective du nouveau péril jaune. Ainsi renaissait l’hydre nippone qui déjà épouvantait les Européens durant l’entre-deux guerres : « le ‘miracle’ japonais, le ‘défi’ japonais, le ‘siècle’ du Japon : c’est par ces titres-chocs que le monde a soudain pris conscience du poids spécifique atteint par le pays du Soleil Levant au bout de vingt années d’efforts acharnés mais discrets » [78] .
Alors que dans les années cinquante les progrès du Japon étaient encore hypothéqués par ses soi-disant faiblesses, comme dans Visa pour le Japon (1958) de Marcel Giuglaris, certains de ses anciens détracteurs commençaient à reconnaître la grandeur du Japon moderne. C’est le cas de Robert Guillain, qui en fait l’éloge dans Japon troisième grand (1969), avant d’affirmer en 1979 : « attendez-vous à de nouveaux étonnements » [79] car le Japon n’en a pas pas fini de progresser. Jean-Marie Bouisson constate ainsi au terme d’une étude statistique des numéros spéciaux de magazines consacrés au Japon que ses « succès économiques et sociaux, au lieu de lui valoir l’admiration, lui attirent souvent [l’] hostilité » [80] . C’est qu’à la fin des années 1970 les premières frictions commerciales faisaient monter la tension entre le Japon et ses partenaires économiques européens ou américains. Au début des années 1980, alors que débutait le contentieux nippo-européen relaté par Endymion Wilkinson dans Misunderstanding-Europe versus Japan (1981),commençadecroître le sentiment nippophobe nourri par les images complémentaires d’un Japon modèle ou repoussoir. Les titres de différents articles de magazines des années 1980 et du début des années 1990 suffisent à nous en convaincre : Cent mauvaises raisons de détester le Japon (Globe), Comment les Japonais veulent nous manger (Le Nouvel Observateur), Les Japonais sont des tueurs (Le Nouvel Economiste), Comment le Japon nous envahit (L’Express), etc. Aux États-Unis, où le mythe connut une expression assez vive au début du siècle, sa résurgence dans les années 1970 et 1980 se traduit dans les romans populaires et les films. Les films sur le Viêtnam parlent de la barbarie communiste victorieuse d’une démocratie libérale qui n’est elle-même pas exempte de barbarie, retrouvant sans s’en douter les schèmes du mythe éponyme. Citons notamment Voyage au bout de l’enfer (1978) de Michael Cimino ou Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola. Mais Chinois (L’Année du dragon, 1985, d’Oliver Stone) et Japonais (Rising Sun, d’après le best-seller de Michael Crichton, 1992, ou Airframe, 1997) ne sont pas en reste et « la caractériologie désignant la cruauté, la fourberie » [81] fonctionne à plein ! En France, ces humeurs bilieuses furent même relayées, sinon encouragées par le premier ministre Edith Cresson. En effet, dès sa prise de fonctions (en 1991) ou peu s’en fallut, elle attaqua le ‘modèle japonais’ par les arguments les plus éculés et les moins diplomatiques qui fussent, déclarant notamment que « la nouvelle proie du Japon, c’[était] sûrement l’Europe », qu’elle n’enviait pas la vie de « fourmis » des Japonais : « nous ne voulons pas vivre comme ça. Je veux dire dans de petits appartements […]. Nous voulons garder notre Sécurité sociale, nos vacances et nous voulons vivre comme des êtres humains » [82]. Le premier ministre se fit alors fort de confirmer ses propos le 27 août de la même année. La récurrence des images thériomorphes s’accompagna des mêmes images diluviennes qu’autrefois.
Lors du fameux et ridicule épisode des magnétoscopes de Poitiers, les autorités françaises, en pleine crise de Péril jaune, se campèrent en défenseurs de la France, dressant leur barrière douanière contre l’invasion des produits japonais.
L’attitude la plus courante en ce début des années quatre-vingt dix était le mépris des conditions de vie des Japonais. On retrouve ainsi dans ce concentré de civilisation qu’est le Reader’s Digest l’idée qu’il n’y a pas de quoi envier les Japonais serrés dans leurs cages à lapins, et qui mettent des heures à parvenir à leur lieu de travail, lequel est aussi sinistre que leur paysage urbain. Ajoutez à cela la rémanence du cliché selon lequel les Japonais, après avoir imité les Chinois ont imité les Européens, qu’ils sont donc incapables d’invention, et certains éléments de la pensée d’Ortega y Gasset sont réunis : le Japonais jouit de la sécurité trompeuse de l’héritier, exploitant les avantages d’une culture qu’il ne crée pas et ne comprend pas (le Japonais est superficiel). Il incarne presque à lui seul « l’homme-masse ».
Tout fut tenté pour discréditer par la calomnie ou par la simple mise en évidence de travers effectifs un modèle de développement économique que l’Europe, quoi qu’elle en dise, enviait au Japon. Dans La Catastrophe-Japon (1991), le pays du Soleil Levant apparaît cependant comme « l’impénitent contrevenant aux règles du monde, du monde occidental s’entend » [83]. Et parce qu’il inspire toujours une certaine crainte, on ne manque pas de se réjouir de ses difficultés conjoncturelles. C’est la nouvelle tendance que l’on observe entre 1996 et 1999, où l’on montre toujours du doigt le Japon, société camisole de force (1996). Dans cet ouvrage japonais, la « remise en question des aspects sociaux et moraux du ‘modèle japonais’ se double de graves interrogations sur sa pérennité économique et financière » [84]. Et l’auteur de l’article de citer des ouvrages d’éminents connaisseurs du Japon, comme La Crise financière du modèle japonais de P. Geoffron et M. Rubinstein. La jubilation maitrisée du journaliste, qui convient sans apparemment trop de désespoir que les diverses restructurations en cours au Japon « devraient donner une nouvelle chance à la deuxième puissance économique du monde » [85], tient probablement à deux facteurs dont l’un est l’accommodement au péril économique japonais, et le second la découverte de nouveaux ennemis renforçant encore le péril jaune de la fin du XXe siècle.
En effet depuis le milieu des années 1970, celles qui virent l’ascension remarquée du Japon, d’autres pays d’Asie lui avaient emprunté son modèle. Ces modernes haruspices que sont les économistes appelèrent, vers la fin des années 1980, ‘Dragons’ des pays tels que Singapour, Hong Kong, Taïwan et la Corée du Sud. Cette dénomination que nous avons déjà rencontrée à plusieurs reprises [86] apparaît de façon exemplaire dans L’Apocalypse de Jean. Pour Gilbert Durand « il semble que le Dragon existe, psychologiquement parlant, comme porté par les schèmes et les archétypes de la bête, de la nuit et de l’eau combinées » [87]. La barbarie thériomorphe, l’inondation et les ténèbres expriment très clairement la menace mortelle de ces pays pour la civilisation occidentale. Si le schème de l’eau évoque dans le cadre économique ‘l’inondation’ d’un marché par des produits asiatiques, ainsi que la notion de flux monétaire (déjà évoquée par Gobineau), le schème de la bête est également très explicite.
Le monstre « à l’animalité vermidienne et grouillante, [à] la voracité féroce » [88], le Dragon, celui dont l’imaginaire judéo-chrétien craint tant le retour, est la bête à sept têtes qui hante l’Apocalypse [89]. Pourquoi ne pas voir alors dans l’Indonésie, la Malaisie, Singapour, la Thaïlande, Hong Kong, Taïwan, la Corée du Sud les sept têtes de la Bête, ou son corps ? Il est alors probable que le mythe du Péril jaune recoupe « la peur de l’an 2000 » et qu’il soit « un millénarisme d’un nouveau genre à usage occidental. » [90]
Conclusion
Le mythe du Péril jaune est né à la fin du XIXe siècle dans la continuité du mythe des Barbares, avec lequel il partage l’expression occidentale d’une peur de la décadence. Il se manifeste notoirement de 1890 à 1914, mais poursuit sa carrière tout au long du XXe siècle, avec un climax à la fin des années trente puis une violente résurgence à partir de la fin des années soixante-dix.
Les différentes explications du Péril jaune évoquées ici sont les suivantes :le Péril jaune est une invention des Blancs impérialistes et colonialistes (Decornoy) ; il est une métaphore du mal qui ronge l’Occident (Moura) ; il est une figuration de l’inconscient (Moura). Aucune ne semble infondée, quoique celle de Jacques Decornoy restreigne singulièrement la question. L’hypothèse de Jean-Marc Moura, qui en fait une métaphore du mal qui ronge l’Occident, par quoi il entend un « sentiment de perte du sens de l’histoire » [91], embrasse davantage d’aspects du Péril jaune. Car celui-ci consiste, selon nous, non seulement dans une figuration de l’inconscient, mais il manifeste aussi l’angoisse occidentale face au nihilisme de la technique.
Cela prend sa source dans le glissement qui s’effectue au sein de l’éthopée [92] du ‘Jaune’, de l’idéologème ‘Barbare’ à l’idéologème ‘Insecte’ dès le XIXe siècle, et qui se poursuit au XXe siècle avec la mise en accusation du machinisme stakhanoviste des pays d’Asie. Certes, ce n’en sont encore que les rouages les plus visibles qui affleurent dans le Péril jaune, mais le fait est là. Et la peur de l’Apocalypse (sous-entendant une révélation, un dévoilement) qui structure en partie ce mythe n’y est pas étrangère.
notes:
[1] The Oxford English Dictionnary (Oxford : Calendon Press, Second Edition, 1989) vol. XX, p. 718b,§ d.
[2] Brockhaus Enzyklopädie (Wiesbaden : F.A. Brockhaus, 1969), siebenter Band, Seite 50.
[3] Victor Bérard : La révolte de l’Asie (Paris : Armand Colin, 1904), p. 322.
[4] Capitaine Danrit : La mobilisation sino-japonaise (Paris : Flammarion, 1909), p. 53.
[5] Ibid., p. 285.
[6] Ibid., pp. 53-54.
[7] Sax Rohmer : Le Mystérieux Docteur Fu Manchu in Fu Manchu (Paris : Le Masque-Hachette, 1996), tome I ; chapitre II, p. 27.
[8] Alexandre Ular : Un empire russo-chinois (Paris : Félix Juven, 1902), pp. 334-335.
[9] Ibid., p. 335.
[10] Ibid., p. 336.
[11] Capitaine Danrit : La mobilisation sino-japonaise, op. cit., p. 39.
[12] Ibid., p. 54
[13] Idem.
[14] Capitaine Danrit : Haine de Jaunes, op. cit., p. 66.
[15] Ibid., p. 93.
[16] Jean-Marc Moura : « Anti-utopie et péril jaune au tournant du siècle, quelques exemples romanesques » in Orients Extrêmes, Les Carnets de l’exotisme no. 15-16 (Poitiers : Le Torii Éditions, 1995), pp. 83-92 ; p. 84.
[17] Capitaine Danrit : A travers l’Europe, tome III de L’invasion jaune, op.cit., p. 93.
[18] Capitaine Danrit : Haine de jaunes, op. cit., p. 179.
[19] Ibid., p. 110.
[20] Ibid., p. 228. Muriel Détrie souligne que le mythe Péril jaune, tel qu’il est figuré par le tableau de H. Knackfuss : Die Gelbe Gefahr (1895), prit la figure du Bouddha comme emblème de l’Antéchrist (voir Muriel Détrie : « Une figure paradoxale du Péril jaune : le Bouddha », in Orients Extrêmes, Les Carnets de l’exotisme, op. cit., pp. 73-82). Cette variante Shinto pourrait aller dans ce sens. Mais si le Bouddha emblématisa parfois le Péril jaune, il reste marginal dans sa genèse, et son statut dans l’imaginaire occidental ne l’y place qu’accessoirement.
[21] Ibid., p. 224.
[22] Dans L’Asie en feu (Paris : Delagrave, 1904).
[23] Muriel Détrie : art. cit., p. 76.
[24] Cité dans l’ Encyclopædia Universalis (Paris : Editions Universalis, 1995), Thésaurus, article ’Foule’
[25] Paul Valéry : Regards sur le monde actuel, op. cit., « Notre destin et les lettres », in Œuvres, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1957, tome I, pp. 202-203.
[26] André Duboscq : Unité de l’Asie (Paris : Unitas, 1936, 96 pages), pp. 29-30
[27] Etienne Dennery : Foules d’Asie (Paris : Armand Colin, 1930, pp. 2-3.
[28] Ibid., p. 18.
[29] Hermann von Keyserling : Journal de voyage d’un philosophe, cité par Muriel Détrie in Le voyage en Chine (Paris : Robert Laffont, Bouquins, 1992) p. 1061.
[30] Jean Chesneaux : L’Asie orientale aux XIXe et XXe siècles ; Chine – Japon – Inde – Sud-Est asiatique (Paris : Presses Universitaires de France, 1966), p. 336.
[31] Ferdinand Ossendowski : Le Crépuscule des nations blanches.
[32] Hermann von Keyserling : op. cit., p. 1060.
[33] Oswald Spengler : Jahre der Entscheidung – Deutschland und die weltgeschichtliche Entwicklung (München : Deutscher Taschenbuch Verlag GmbH & Co. KG, 1961, 214 pages), pp. 198-199.
[34] Ibid., p. 201
[35] Edward Solich : « La Chine et son expansion » in Défense de l’Occident, mars 1956, no. 31, pp. 44-55 ; p. 44.
[36] Joachim Barckhausen : L’empire jaune de Gengis khan (Paris : Payot, 1942).
[37] Oswald Spengler : Jahre der Entscheidung, op. cit., p. 74.
[38] Pierre Drieu La Rochelle : Mesure de la France, (Paris : Grasset, 1964), p. 85.
[39] Ibid., pp. 31-32.
[40] Jacques Decornoy cité par Muriel Détrie, art. cit., p. 82.
[41] Pierre Michel : Les Barbares : un mythe romantique, 1789-1848 (Lyon : Presses Universtaires, 1981, 656 pages), p. 238.
[42] Ibid., p. 20.
[43] Edward Solich : art. cit., p. 44.
[44] Lucien Musset : Les Invasions : les vagues germaniques (Paris : P.U.F., 1965), p. 220, cité par Pierre Michel : op. cit., p. 8.
[45] Gérard Siary : « Les images successives du Japon… », Historiens-Géographes, n 542, pp. 103-121, p. 110.
[46] Robert Guillain : Le Peuple japonais et la guerre – choses vues, 1939-1946, cité par Gérard Siary, ibid., p. 111.
[47] Pierre Michel : op. cit., p. 45.
[48] Simone de Beauvoir : Mémoires d’une jeune fille rangée (Paris : Gallimard, 1958), p. 129.
[49] André Duboscq : op. cit., p. 30.
[50] Robert Guillain : Le Peuple japonais et la guerre – choses vues, 1939-1946, cité par Gérard Siary, ibid., p. 110 .
[51] Jean-Marc Moura : art. cit., pp. 89 & 91.
[52] Ernst Jünger : Eumeswil (Paris : La Table Ronde, traduction de Henri Plard, 1978), p. 303.
[53] Marcel Gauchet : L’Inconscient cérébral (Paris : Le Seuil, 1992).
[54] Jean-Marc Moura : art. cit., p. 92.
[55] Par quoi il faut comprendre que « le péril jaune, par la fin de la civilisation qu’il implique, est trahison de ceux qui ont donné les marques de la race. » Idem.
[56] Idem.
[57] Pierre Michel : op. cit., p. 313.
[58] Ibid., p. 504.
[59] Pierre Michel, citant Jules Michelet, ibid., p. 517.
[60] Jules Michelet : L’Insecte, cité par Pierre Michel, op. cit., pp. 517-518.
[61] Pierre Michel, op. cit., p. 8.
[62] Arnold Toynbee : L’Histoire (Paris, Bruxelles : Elsevier Séquoia, 1978, 705 pages), p. 303.
[63] Arthur de Gobineau : Trois ans en Asie (Paris : Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1983), p. 111.
[64] Ibid., p. 367.
[65] Idem.
[66] Ibid., p. 369.
[67] Gilbert Gadoffre : « La Chine du XIXe siècle vue par deux consuls de France à Fou-tchéou », Cahiers de l’Association internationale d’études françaises (Paris : Les Belles Lettres, juin 1961, n 13), première journée : « Influences de l’Asie dans la littérature et les arts français aux XIXe et XXe siècles », pp. 55-69 et p. 64.
[68] Idem.
[69] Oswald Spengler : Der Mensch und die Technik, traduit par Anatole A. Petrovsky sous le titre L’homme et la technique (Paris : collection ‘Idées’, Gallimard, 1958), p. 175.
[70] Ibid., p. 177.
[71] Ibid., p. 156.
[72] Albert de Pouvourville : « Le Japon et la maîtrise de l’Asie », in Revue des Deux Mondes, Paris, CVIe année, huitième période, tome XXXI, 1936, pp. 758-769, p. 761.
[73] Ibid., p. 761-762.
[74] Ibid., p. 762.
[75] Emile Schreiber : On vit pour un franc par jour (Paris : Baudinière, 1935), p. 190.
[76] Ibid., p. 169.
[77] Nicolas Bouvier : Chronique japonaise (Paris : Coll. ‘Voyageurs’, Payot, 1989), pp. 108-109.
[78] Jean Perrin : L’inconnu japonais – Une grande puissance à la recherche de son rôle (Paris : Casterman, 1974), p. 7 ; cité par Gérard Siary : « De la mode au modèle ; les images successives du Japon en Europe aux XIXe et XXe siècles », art. cit., p. 112.
[79] Entretien accordé à l’Express (no. 1464, le 4 septembre 1979), cité par Gérard Siary, art. cit., p. 115.
[80] Jean-Marie Bouisson : « Le Japon pour quoi faire ? Pour une analyse du Japon dans la France contemporaine et sa signification » ; Bulletin de la société franco-japonaise de science politique, 1, avril 1981 ; cité par Gérard Siary, art. cit., p. 117.
[81] Jean-Marc Moura : article « Péril jaune » du Dictionnaire des mythes d’aujourd’hui (Monaco : Éditions du Rocher, 1999) dirigé par Pierre Brunel, pp. 616-627 ; p. 624.
[82] Edith Cresson, entretien à la chaîne américaine ABC rapporté dans Le Monde, 18 juillet 1991, p. 7.
[83] Gérard Siary, art. cit., p. 120.
[84] Jean-François Rouge : « Malaise au pays du Soleil-Levant » in Capital, décembre 1996, p. 195.
[85] Idem.
[86] Que ce soit dans le tableau de Knackfuss (Die Gelbe Gefahr), dans le roman de Danrit (« La société du Dragon Dévorant ») ou dans les titres des romans de Sax Rohmer (The Daughter of the Dragon).
[87] Gilbert Durand : Les Structures anthropologiques de l’imaginaire (Paris : Dunod, 1992, p. 106.
[88] Ibid., p. 106. Victor Bérard, dans La Révolte de l’Asie (1904), distinguait d’ailleurs deux Asies : ‘L’Asie féconde et l’Asie féroce’.
[89] L’Apocalypse : « un énorme Dragon rouge feu, à sept têtes et dix cornes » (12, 3), « une Bête ayant sept têtes et dix cornes » (13, 1).
[90] Jean-Marc Moura : article « Péril jaune » du Dictionnaire des mythes d’aujourd’hui, op. cit., p. 625.
[91] Jean-Marc Moura : « Anti-utopie et péril jaune au tournant du siècle », art. cit., p. 89.
[92] Marc Angenot définit l’éthopée ainsi : « Portrait physique et caractériel, identifiant tel groupe humain comme congénitalement marqué, différent, et aussi fondamentalement inférieur au type normal » in Ce que l’on dit des Juifs en 1889 (Saint-Denis : P.U. de Vincennes, 1989), p. 1562.
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