Alain Ruscio, auteur entre autres du passionant : Les communistes et l’Algérie. Des origines à la guerre d’indépendance, 1920-1962, Paris, Éd. La Découverte, 2019, mais aussi de diverses publications sur le Viet-nam, nous interroge sur la question autour de laquelle nous tournons aujourd’hui: la liberté d’expression que nous revendiquons à travers les caricatures de Mahomet et Charlie Hebdo sont-elles plus proches de Diderot ou de cette France colonialiste? Si l’unanimité peut se faire autour du fascisme islamiste et sur la nécessité de le combattre, déjà son origine pose problème, comme ses victimes. Encore autre chose, comment ne pas accepter la censure tout en mesurant ce qui est dit et là où cela doit être ou ne pas être dit? On évite alors difficilement la question de savoir sur qui et sur quoi s’appuie l’arbitraire et le fascisme aujourd’hui ? (note de Danielle Bleitrach).
À l’heure où les «caricatures de Mahomet» refont surface, incarnant pour certains contempteurs de l’islam la quintessence de la liberté d’expression et de l’esprit critique à la française; où réapparait un Pascal Bruckner offensif, auteur en 1983 du Sanglot de l’homme blanc, Alain Ruscio et Marcel Dorigny (dans son introduction) nous livrent avec Quand les civilisateurs croquaient les indigènes un véritable abrégé d’histoire coloniale illustrée. 30 OCTOBRE 2020
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Alain Ruscio, Marcel Dorigny (introduction), Quand les civilisateurs croquaient les indigènes. Dessins et caricatures au temps des colonies, éditions Cercle d’art, 8 octobre 2020. — 264 pages; 39 euros
L’édification de l’empire colonial français a occupé une grande partie du XIXe siècle et s’est poursuivie au début du XXe, du Second Empire (1852-1870) à la Troisième République (1870-1940). Aux «îles à sucre» exploitées depuis le XVIIIe siècle grâce au commerce des esclaves étaient venues s’ajouter l’Algérie à partir de 1830, puis un tir groupé, de l’Indochine à la Tunisie en passant par l’Afrique de l’Ouest et du Centre. À la veille de la première guerre mondiale, le Maroc (1912) ornait d’un nouveau fleuron «l’Afrique du Nord française». Enfin, les mandats dont la Société des Nations (SDN) — créée en 1919 — gratifia la France sur les anciennes colonies allemandes (Togo, Cameroun) et sur une partie du Proche-Orient (Syrie, Liban) parachevèrent l’œuvre. En un peu plus d’un siècle, «l’Empire» avait fini par couvrir près de 12 millions de km2, soit vingt fois la superficie de la métropole.
CLICHÉS POLITIQUES
Quand les civilisateurs croquaient les indigènes vient à point nommé nous rappeler à quoi peuvent servir les dessins de presse et les caricatures. D’ailleurs, qu’est-ce qui les distingue? Si le dessin est purement descriptif, dit l’avant-propos, la caricature est réductrice, volontiers agressive, et surtout subversive par rapport à un ordre dominant. Il s’ensuit que, s’agissant de l’illustration de la longue entreprise coloniale française, il n’y a eu longtemps pratiquement que des dessins. Ils ne sont devenus caricaturaux à nos yeux qu’avec le recul, dans la vision critique qu’on peut avoir de l’histoire a posteriori, alors qu’ils étaient pris au premier degré à l’époque de leur parution. Et telle était bien, en effet, la volonté de ceux qui se sont appliqués pendant des générations à «faire passer la pilule» de la conquête coloniale à des Français majoritairement indifférents.
C’est que la caricature a tout à voir avec le cliché. Et avec la politique.
Créé en 1892, le Parti colonial, formé de députés, géographes, militaires, hommes d’affaires tous intéressés à asseoir le bien-fondé de la construction de l’empire, fut le principal inspirateur de la politique extérieure de la France jusqu’à la seconde guerre mondiale. Il était le plus inlassable propagandiste du mythe impérial, et a tout fait pour persuader les Français des bienfaits de la conquête et de l’exploitation de ces terres éloignées. À travers une propagande orchestrée par ce groupe de pression, dans l’école publique de Jules Ferry, les enfants apprenaient très tôt la notion de hiérarchie des races et que «les cheveux crépus étaient un signe évident d’infériorité».
La presse ensuite, populaire (Le Petit Parisien, l’Illustration…), confessionnelle (La Croix, Le Pèlerin), sérieuse, spécialisée (Le Monde colonial illustré) ou enfantine (Bibi Fricotin…) relayait avec constance et illustrait les messages politiques qui évoquaient sur tous les tons la grandeur de l’œuvre civilisatrice.
Enfin, il fallait montrer à des Français qui voyageaient peu (et n’avaient pas encore la télévision) des scènes de la vie «là-bas», et surtout ces indigènes «que nous protégions, que nous élevions difficilement, au prix de mille efforts pas toujours récompensés, vers la véritable humanité». Ce fut le rôle des nombreuses expositions coloniales organisées dans plus de cinquante villes françaises entre 1877 et 1940.
Cette politique «éducative» menée sur quelques générations de Français était relayée non seulement par la chanson et le cinéma, mais également sur tous supports dès le début de la publicité : buvards, bons points distribués aux bons élèves, cartes postales…
Autant dire, note Marcel Dorigny dans son introduction, qu’à l’apogée de l’Empire, «la masse de la population est tranquillement colonialiste, parfois raciste — mais la plupart du temps d’un racisme qui se voulait bon enfant, en fait un paternalisme à l’état pur».
CIVILISATEURS ET INDIGÈNES
Dans la panoplie de clichés déployés par la propagande coloniale, les «Jaunes» étaient catalogués comme fourbes et vaguement inquiétants pour l’hégémonie européenne (Edmond Théry, Le Péril jaune, 1901) et les «Noirs» étaient de grands enfants restés «à l’état de nature». Les «Arabes» quant à eux étaient les plus méprisés, considérés comme mesquins, fourbes – mais sans finesse, contrairement aux Asiatiques. Car, autant pour ceux qui se réclamaient de la gauche que pour les milieux catholiques en quête permanente d’évangélisation/civilisation des âmes, ils étaient littéralement
enfermés dans leur religion, cet islam venu des ténèbres du Moyen-Âge, fossilisé, immuable. Si méfiante à l’égard des religions, l’hostilité républicaine et laïque n’en convergeait pas moins ici, une fois de plus, avec l’esprit de croisade catholique. Un mot courut sous toutes les plumes, émailla tous les discours : fanatisme.
Dès lors, un Guy de Maupassant envoyé en reportage en Algérie par le journal Le Gaulois en 1881 pouvait affirmer sans rougir : «Vous vous trouvez en face d’un peuple de fanatiques, rien que de fanatiques; pour en venir à bout, c’est leur religion qu’il faut frapper, qu’il faut abattre.»
L’œuvre civilisatrice tant vantée de la «race française», avec ses écoles, ses hôpitaux et ses grands travaux ne gommait cependant pas les énormes disparités entre colons et colonisés, que les illustrations font apparaître sous la forme de cireurs de chaussures, de femmes dénudées, de mendiants en loques, tirant des pousse-pousse ou parlant un sabir dit «petit-nègre» qui faisait la joie des caricaturistes et des humoristes.
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Cette représentation qui se voulait plus ou moins bon enfant, plus ou moins paternaliste des colonisés céda définitivement le pas à une série de stéréotypes beaucoup plus agressifs dès la fin de la seconde guerre mondiale, sur fond de déficit démographique et dans un contexte de reconstruction. Ce fut le début concomitant d’une immigration rendue nécessaire et de la méfiance hostile de la population métropolitaine.
DES VOIX QUI CRIENT DANS LE DÉSERT
Le livre fait une place à l’anticolonialisme dans un chapitre que le titre résume parfaitement : «Des voix qui crient dans le désert.» Depuis le XVIIIe siècle en effet, diverses oppositions d’inspiration différente, de l’anticolonialisme internationaliste (autonomie des peuples) au nationalisme le plus étroit (priorité nationale contre l’entreprise estimée trop coûteuse de la «civilisation» des indigènes) en passant par l’humanisme (dénonciation des excès du système colonial) se sont fait entendre. Mais ils ont toujours été le fait d’une minorité souvent intellectuelle, et n’ont jamais pu rivaliser avec le Parti colonial.
Plus tard, avant 1914, l’anticolonialisme se nourrira de la tradition libertaire, de son antimilitarisme et de son anticléricalisme radicaux, qui s’expriment dans L’Assiette au beurre, par exemple. Ou dans Le Père peinard qui ose écrire le 30 mai 1897 :
Ce que veulent les Arabes, c’est simplement rentrer en possession des terres qu’on leur a chapardées, c’est être maîtres chez eux, c’est pouvoir vivre à leur fantaisie sans qu’un caporal vienne leur imposer sa consigne.
On comprend sans peine que cet anticolonialisme minoritaire produira une belle moisson de caricatures de militaires aux mains ensanglantées et de prêtres évangélisant à tour de bras les «âmes noires».
Le dernier chapitre est consacré à la décolonisation — disons plutôt la fin de l’empire. Entre la guerre d’Indochine en 1945 et les accords d’Évian en 1962, «dix-sept années, marquées par bien des violences […], vingt-six ans si l’on prend en compte une guerre oubliée, grâce à une efficace politique du silence, menée au Cameroun jusqu’en 1971 .» Exit les dessins caricaturaux de «nègres Banania» et d’Arabes cruels au temps — pourtant — béni des colonies. La propagande militaire cherchera encore à justifier, auprès d’une population française réfractaire à l’idée d’une nouvelle guerre, l’action de l’armée en Algérie avec la figure du fellagha rebelle que l’héroïque soldat français «pacifie», mais le dessin de presse s’attaque désormais… au colonialisme.
FRANÇOISE FEUGAS Membre du comité de rédaction Diplômée en littérature comparée et en sciences de l’information et de la documentation, elle a exercé comme… (suit
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