Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Quand la haine du communisme alimentait l’antisémitisme

Le judéo-bolchevisme, histoire d’un amalgame meurtrier

De M. Jeremy Corbyn à M. Jean-Luc Mélenchon, les accusations d’antisémitisme à l’encontre de la gauche se multiplient. Le drapeau rouge se retrouve désormais associé à la haine raciale, alors qu’il a longtemps été assimilé à un «complot juif». En Ukraine, ce fantasme justifia le massacre de dizaines de milliers de personnes, dans le silence complice des gouvernements européens.par Paul Hanebrink 

Nous reviendrons certainement sur ces déclarations d’antisémitisme qui frappent Corbyn et qui ont justifié sa suspension du parti travailliste, contentons-nous de noter que le temps du judéo-bolchevisme a été (pour le moment) plus atroce en matière de persécution mais nettement plus productif en ce qui concerne les réalisations et le développement intellectuel de la gauche et du communisme, voire des juifs eux-mêmes que celui de la rupture, des nationalismes étroits et de l’absence d’élan révolutionnaire. Parce que si la droite du parti travailliste peut faire un tel procès à sa gauche en la personne de Corbyn, c’est aussi parce que sur diverses questions en particulier celle du brexit, il a été incapable de trancher, affaibli on peut lui faire une chasse aux sorcières. Comme souvent l’antisémitisme (pour ou contre) n’est que le leurre jeté devant des problèmes plus essentiels. Marx l’avait compris qui ne répondait jamais directement à des antisémites comme Proudhon ou Duhring qu’il méprisait, mais démontait leurs choix réactionnaires beaucoup plus globaux (note de Danielle Bleitrach pour histoire et société).

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Mieczyslaw Berman. — Sans titre, 1965 Photographie : Avshalom Avital – The Vera and Arturo Schwarz Collection – The Israel Museum, Jerusalem – Bridgeman Images

Onze morts et six blessés : c’est le bilan de l’attentat commis le 27 octobre 2018 par M. Robert Bowers, qui a ouvert le feu dans une synagogue de Pittsburgh, en Pennsylvanie. Avant de passer à l’acte, le tireur a publié sur les réseaux sociaux plusieurs messages racistes accusant les Juifs de conspirer pour détruire l’Amérique blanche en faisant venir aux États-Unis des musulmans et d’autres immigrés indésirables. Des deux côtés de l’Atlantique, ce même mélange de xénophobie et d’antisémitisme circule chez les militants d’extrême droite et les suprémacistes blancs. En août 2017, des néonazis réunis à Charlottesville, en Virginie, pour défendre les symboles des confédérés scandaient «Vous ne nous remplacerez pas», un slogan emprunté à l’extrême droite française auquel ils ajoutaient : «Les Juifs ne nous remplaceront pas». En Scandinavie, au Royaume-Uni, en Pologne et en Grèce, certains groupuscules identitaires affirment que les médias «juifs» et leurs alliés libéraux «cosmopolites» fomentent l’arrivée de migrants du Sud pour remplacer les Européens.

Dans sa version actuelle, l’antisémitisme conspirationniste présente les Juifs comme des champions de l’immigration et, partant, comme des fossoyeurs des valeurs de la civilisation occidentale que sont la nation et la famille. Dans le passé, la peur du «complot juif» a pris des formes diverses. Au XXe siècle, le mythe le plus puissant et le plus destructeur fut celui du judéo-bolchevisme — ce qui pourrait sembler paradoxal à une époque où la pensée dominante et les médias s’emploient à taxer la gauche radicale d’antisémitisme.

Les tenants de cette thèse fantasmagorique font du communisme une invention des Juifs, lesquels auraient endossé les habits de révolutionnaires pour mieux étendre leur pouvoir partout dans le monde. Responsables des crimes commis par des communistes, ils auraient provoqué les réactions antisémites qui ont inévitablement sanctionné leurs méfaits. Dans le tumulte de la guerre de 1914-1918 et de la révolution russe de 1917, suivies de l’effondrement des empires d’Europe de l’Est, le mythe judéo-bolchevique, vivace chez les Russes «blancs» (contre-révolutionnaires) et les groupes armés fidèles au gouvernement national ukrainien, déclenche une vague de pogroms qui causent la mort de 180 000 Juifs et plongent 500 000 d’entre eux dans la misère la plus totale (lire «En Ukraine, des pogroms dont l’Occident se lavait les mains»). En Hongrie, après l’effondrement d’un éphémère régime bolchevique, les contre-révolutionnaires instaurent une «terreur blanche» qui fait 3 000 morts, dont la moitié de Juifs. Prises d’une même panique, l’Europe occidentale et l’Amérique redoutent que cette population traquée d’Europe de l’Est qui fuit le chaos apporte avec elle le virus révolutionnaire. Les appels à fermer les frontières se multiplient.

Dans les années 1930, Adolf Hitler décrit l’Union soviétique comme un colosse judéo-bolchevique fondamentalement hostile au nationalisme ethnique dont les nazis se veulent les chefs de file. Quand l’Allemagne déclare la guerre à l’Union soviétique, en 1941, la propagande nazie justifie cette invasion préventive en représentant l’Europe attaquée par des hordes de barbares asiatiques menées par des commissaires du peuple juifs sans pitié. De la victoire de l’Allemagne dépendrait la survie du continent. Cette idée motive l’exécution de communautés juives entières dans l’Union soviétique occupée, qui marque le début du génocide des Juifs d’Europe. De la France à l’Ukraine, les collaborateurs des nazis contribuent au génocide afin de s’attirer les faveurs de Hitler.

Les auteurs de ces actes croient-ils au mythe du judéo-bolchevisme? À n’en pas douter. Après tout, Léon Trotski n’est-il pas né Lev Davidovitch Bronstein? Tout comme Maxime Litvinov, ministre soviétique des affaires étrangères de 1930 à 1939. D’autres grandes figures révolutionnaires ont aussi des ancêtres juifs, de Grigori Zinoviev — président de l’Internationale communiste de 1919 à 1926 — à la théoricienne révolutionnaire Rosa Luxemburg, sans oublier le grand philosophe Karl Marx. En outre, les journalistes européens de l’entre-deux-guerres s’empressent d’affirmer que les Juifs colonisent les postes à responsabilité dans de nombreux partis communistes. D’après certains calculs, trente des quarante-huit commissaires du peuple du soviet hongrois de 1919 seraient juifs (1).

Ces faits accréditent le mythe. Il suffit cependant de changer de perspective pour que les statistiques prennent un tout autre sens. Certes, on comptait nombre de Juifs parmi les communistes; mais beaucoup d’autres ne voulaient pas entendre parler de ce mouvement. Dans les années 1920, le Parti communiste polonais compte 20 à 40% de Juifs, mais seuls 7% des Juifs polonais votent pour ce parti. Bien des membres de cette communauté persécutée défendent d’autres visions de l’avenir : des idéologies comme le sionisme, le bundisme (2) ou le socialisme, autant de promesses d’un monde nouveau, exercent une séduction bien plus forte. Pour beaucoup, devenir communiste implique de rompre avec la religion de leurs aïeux, un coût moral que tous ne sont pas prêts à payer. D’autres, emportés, comme leurs compatriotes, par la montée des nationalismes, s’engagent corps et âme pour les pays où ils vivent. D’autres encore, par dévotion religieuse ou par inclination personnelle, se tiennent à l’écart de la politique. La modernité offre aux Juifs comme aux non-Juifs un large éventail de voies possibles. Se focaliser sur ceux qui sont devenus communistes revient à prendre une partie pour le tout.

«Les rites secrets de la haine»

Bien évidemment, les considérations rationnelles n’ont jamais intéressé les conspirationnistes. «Les résultats de l’enquête contredisent les faits», s’indignait un fonctionnaire roumain incrédule à la lecture d’un rapport sur la collaboration des Juifs avec l’Armée rouge, commandé après son retrait en 1941 de Bessarabie (l’actuelle Moldavie) : le document établissait que seuls une poignée d’entre eux avaient sympathisé avec les Soviétiques… Inutile de traiter le mythe du judéo-bolchevisme comme une proposition devant être vérifiée ou infirmée. Il importe de l’analyser comme une des déclinaisons du prétendu complot juif international, qui parfois se contredisent. Dans l’imaginaire antisémite, le Juif communiste s’accommode ainsi très bien du banquier juif (dont la famille Rothschild constitue l’archétype). L’un comme l’autre de ces stéréotypes associent les Juifs au cosmopolitisme, voire au désordre et au mal, un thème présent dans la culture européenne depuis le Moyen Âge. La cabale sur le thème du judéo-bolchevisme ne fait qu’ajouter de nouveaux motifs aux fables antérieures.

Après 1917, la panique des milieux dirigeants face à la menace révolutionnaire crée un terrain propice à la diffusion des Protocoles des sages de Sion, ce faux publié en 1903 pour prouver la conspiration juive, auquel se réfèrent aujourd’hui encore certains sites antisémites. Aux États-Unis, le constructeur automobile Henry Ford fait réimprimer ce texte dans son journal, le Dearborn Independent. Traduites en Europe, ces thèses acquièrent une crédibilité accrue quand elles proviennent de sources anglo-américaines. En Hongrie, l’intellectuelle conservatrice Cécile Tormay décrit le leader de la garde paramilitaire bolchevique, Tibor Szamuely, comme un bourreau «élevé dans les rites secrets de la haine, [qui] appartient à une secte ultraorthodoxe de Juifs orientaux, plus stricte dans l’observance de ses cérémonies que toute autre (3)». En France et en Italie, la presse catholique ultraconservatrice, déjà obsédée par le thème du judéo-maçonnisme qui associe les Juifs à la culture républicaine laïque, considérée comme un ferment de dissolution de la nation, ajoute à la liste de ses ennemis imaginaires la figure du Juif révolutionnaire. À ses débuts, le Parti national-socialiste de Hitler se sert des Protocoles comme d’une preuve de l’urgence de la question juive. Ainsi, les anticommunistes de tous bords propagent, en guise d’avertissement, des récits abominables sur la terreur qu’auraient exercée les Juifs dans l’Union soviétique. Sur fond de dystopie judéo-bolchevique, ils parent de mille attraits leurs théories sur la pureté raciale, l’ordre social et la civilisation européenne.

Politiquement rentable, cette paranoïa fait également l’affaire des éditeurs. Journalistes et écrivains se rendent à l’étranger en quête d’histoires à sensation sur les commissaires du peuple juifs. De Paris, à son retour en Europe, en 1918, l’ex-correspondant du Times en Russie, Robert Wilton, publie un ouvrage sur les causes de la révolution, Russia’s Agony, qui paraît au Royaume-Uni et aux États-Unis et qui sera traduit en français deux ans plus tard. Le bolchevisme n’ayant aucune racine dans la culture russe, la révolution, affirme-t-il, s’apparente à une machination des Juifs, ce peuple errant qui a rapporté d’Europe les thèses mal digérées de Marx («un Juif allemand»). Parmi les nombreux ouvrages dont il gratifie le public britannique, on compte aussi celui traitant des derniers jours des Romanov, dont l’exécution est analysée comme un meurtre rituel juif.

La conspirationniste Nesta Webster, elle, impressionne le jeune Winston Churchill, émerveillé par le sionisme en Palestine mais troublé par le rôle que les Juifs auraient prétendument joué dans la Révolution française avant de «saisir le peuple russe par les cheveux [et de devenir] les maîtres incontestés de cet énorme empire», ce que «Mme Webster a montré habilement», écrit-il (4). Ces commentateurs établissent des liens entre des cataclysmes survenus dans des régions lointaines pour mieux suggérer la menace qui s’approche. De leur côté, les émigrés fuyant le nouveau régime racontent à qui veut l’entendre des histoires paranoïaques sur leurs persécuteurs juifs bolcheviques. Ainsi, la circulation de ces idées dans toute l’Europe a contribué à rendre crédible le spectre du judéo-bolchevisme. Elle a aussi inspiré des mesures politiques bien réelles, notamment pour «sécuriser» les frontières et éradiquer la menace du terrorisme juif révolutionnaire.

Une fois formé, le mythe a des répercussions durables sur la gauche. Après 1945, les nouveaux régimes communistes affrontent la suspicion des populations locales. En Hongrie, les origines de quatre dirigeants communistes — Mátyás Rákosi, secrétaire général du parti, Ernő Gerő et Mihály Farkas, ses bras droits, et József Révai, son puissant ministre de la culture — font figure de preuves de la mainmise des Juifs sur l’État. En Roumanie, la ministre des affaires étrangères Ana Pauker, une des personnalités politiques les plus influentes dans les années 1950, écartée en 1952 pour «conspiration sioniste», demeure la «Staline en jupe», honnie dans la mémoire populaire (5).

Pour désarmer les soupçons, certains dirigeants communistes ferment les yeux sur les manifestations d’antisémitisme au sein de leur parti comme dans le reste de la population. Ils acceptent sans réserve les incitations à défendre les «honnêtes travailleurs» contre les intermédiaires «parasites» et «improductifs». Ils admettent sur leurs listes électorales des antisémites et des collaborateurs nazis notoires, qui tentent ainsi de se fondre dans le nouvel ordre. Après l’amnistie accordée aux anciens légionnaires fascistes de la Garde de fer roumaine, Pauker reconnaît qu’ils étaient «plus nombreux [qu’elle ne l’avait] imaginé, en particulier chez les ouvriers». Mais les efforts de ces partis pour se laver des accusations qui font d’eux des organisations à la solde de forces occultes échouent. Et le retour de bâton vient de leurs propres rangs. Même après la fin du règne de Staline, marqué par la campagne contre le «cosmopolitisme sans racine» (1949-1953), l’accusation de sionisme demeure, au sein des partis communistes des pays satellites, une arme utilisée cyniquement contre des adversaires politiques. En Pologne, en 1968, le parti diabolise les étudiants dissidents (dont certains sont juifs) en les traitant d’agents sionistes. S’ensuit une vague d’hystérie qui chasse du pays ce qu’il restait de cette communauté après le génocide. Environ vingt mille personnes s’exilent, de sorte que, en 1970, ne demeurent en Pologne que dix mille Juifs.

Depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement des partis communistes, la question des Juifs et du bolchevisme relève des débats mémoriels. Toutefois, les repères idéologiques qui ont servi à forger le mythe subsistent, quoique dans une nouvelle configuration. Dans les années 1930, la droite réactionnaire rêvait de faire de l’Europe chrétienne un rempart face à la menace judéo-bolchevique. Des groupuscules d’extrême droite l’imaginent désormais comme un antidote au spectre naissant de l’«Eurabie», fantasme d’une Europe occidentale islamisée. Les partisans fanatiques de la suprématie blanche ont eux aussi déclaré la guerre aux musulmans en s’inspirant de vieux textes comme Les Carnets de Turner, un roman américain publié en 1978 par Andrew Macdonald (pseudonyme du militant d’extrême droite William Luther Pierce) qui affabule au sujet de conspirations entre Juifs, Noirs et communistes pour détruire la race blanche partout dans le monde. Il s’agit bien de faire du neuf avec du vieux. Si le mythe du judéo-bolchevisme a commencé à se dissiper, la paranoïa sous-jacente au complot juif demeure.

Paul HanebrinkProfesseur d’histoire à l’université Rutgers (New Jersey). Auteur de l’ouvrage A Specter Haunting Europe : The Myth of Judeo-Bolshevism, Belknap Press, Cambridge, 2018.

(1) William O. McCagg Jr, «Jews in revolutions : The Hungarian experience», Journal of Social History, vol. 6, n° 1, Fairfax-Oxford, automne 1972.

(2) Le Bund était une organisation juive laïque d’inspiration marxiste qui s’inscrivait dans le combat plus général pour le socialisme et s’opposait à la création d’un territoire juif en Palestine.

(3) Cecile Tormay, An Outlaw’s Diary, Philip Allan and Co., Londres, 1923.

(4) Winston S. Churchill, «Zionism versus bolshevism : A struggle for the soul of the Jewish people», Illustrated Sunday Herald, Londres, 8 février 1920 (reproduit sur Wikisource).

(5) Robert Levy, Ana Pauker : The Rise and Fall of a Jewish Communist, University of California Press, Berkeley, 2001.

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