Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Ludo Martens : Chapitre 4 – La collectivisation

Voici donc le chapitre 4, celui qui parle d’une époque particulièrement controversée puisque la ligne de Staline s’impose. Non seulement contre Trotski qui ne me paraît pas celui qui pose le problème le plus intéressant mais Boukharine ou les conditions de l’accumulation du capital, nécessaire au développement. Faut-il accepter une classe de koulaks? Accuser Staline d’être à l’origine de tout est complètement erroné, même si c’est son choix politique qui s’applique, le sien et celui de ceux qui l’entourent comme Molotov et Kaganovitch, cités ici. Il y a un véritable débat, une lutte qui devient peu à peu à mort au sein du Comité central. Autre chose est le bilan de la collectivisation: « La thèse du “totalitarisme communiste” exercé par une “bureaucratie du parti omniprésente” n’a aucun rapport avec la réalité de l’exercice du pouvoir soviétique sous Staline. C’est une formule par laquelle la bourgeoisie crache simplement sa haine aveugle contre le socialisme réel. En 1929-1933, l’État soviétique n’avait ni les moyens techniques ni le personnel qualifié nécessaire ni l’encadrement communiste suffisant pour diriger de façon planifiée et ordonnée la collectivisation; le décrire comme un État tout-puissant et totalitaire est absurde. » Il est à noter que la conclusion à laquelle arrive Ludo Martens se rapproche de celle de Moshe Lewin (un trotskiste mais qui a fait un vrai travail sur la société soviétique). De cela je suis convaincue et une des hypothèses de notre livre sur Staline est justement que la plupart des gens rencontrés sont issus de ce profond mouvement de la société russe, ils sont le fruit d’une mutation extraordinaire de cette société. Les règlements de compte à l’intérieur des élites du parti ne sont pas leur préoccupation essentielle. Ils la comparent même consciemment ou inconsciemment à la mobilité descendante que connaissent leurs enfants aujourd’hui (note de Danielle Bleitrach).

01JAN

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La Ligne générale ou L’Ancien et le Nouveau est un film soviétique, coréalisé par Sergueï Eisenstein et Grigori Alexandrov en 1929, ici la scène des moissons. Les imbéciles à propos de ce film parlent de « propagande », certes, mais il est le cinéma même, une alternance de plans sublimes, une ode à l’épopée…

La collectivisation qui débuta en 1929 a été une période extraordinaire de luttes de classe aussi complexes qu’acharnées. Elle a tranché la question de savoir qui serait la force dirigeante à la campagne: la bourgeoisie rurale ou le prolétariat. La collectivisation a détruit la base économique de la dernière classe bourgeoise en Union soviétique, celle qui émergeait constamment de la petite production et du marché libre à la campagne. La collectivisation a réalisé un bouleversement politique, économique et culturel extraordinaire et elle a engagé les masses paysannes dans la voie socialiste.

Du rétablissement de la production à l’affrontement social

Pour comprendre la collectivisation, il faut se rappeler la situation prévalant dans la campagne soviétique des années vingt.
A partir de 1921, les bolcheviks avaient concentré leurs efforts sur l’objectif principal que constituait la remise en marche de l’industrie sur une base socialiste.
En même temps, ils voulaient reconstituer les forces productives à la campagne grâce au développement de l’économie individuelle et du petit capitalisme, qu’ils s’efforçaient de contrôler et d’aiguiller vers des formes coopératives.

Ces objectifs ont été atteints vers 1927-1928. R.W. Davies, professeur à l’université de Birmingham, note: «Entre 1922 et 1926, la nouvelle politique économique était dans l’ensemble un succès éclatant. La production de l’économie paysanne était, en 1926, égale à celle de toute l’agriculture, y compris celle des domaines des propriétaires fonciers, avant la révolution. La production de céréales atteignait à peu près le niveau d’avant-guerre et la production de pommes de terre surpassait ce niveau de 45 %.» «La proportion de la production agricole brute et des terrains ensemencés consacrés aux céréales était plus basse en 1928 qu’en 1913 — un bon indicateur général du progrès agricole.» «En 1928, le nombre des animaux dépassait de 7 à 10 % le niveau de 1914 pour ce qui concerne les vaches et les porcs.» (1)
La révolution socialiste avait apporté de grands avantages aux masses paysannes. Les paysans sans terre avaient reçu un terrain. Les familles trop nombreuses avaient pu se diviser. En 1927, il y avait 24 à 25 millions de familles paysannes, contre 19,5 en 1917. Le nombre de personnes par famille avait diminué de 6,1 à 5,3. Les taxes directes et les loyers étaient nettement inférieurs par rapport à l’ancien régime. Les paysans gardaient et consommaient une partie beaucoup plus grande de leurs récoltes.

«En 1927, les céréales destinées aux villes, à l’armée, à l’industrie et à l’exportation, ne se chiffraient qu’à 10 millions de tonnes, alors que ce chiffre était de 18,8 millions de tonnes en moyenne en 1909-1913, pour une récolte au moins aussi grande.» (2)
En même temps les bolcheviks ont encouragé les paysans à former toutes sortes de coopératives et ils ont créé à titre d’essai les premiers kolkhozes — des fermes collectives. Il s’agissait de voir comment, à l’avenir, on pourrait conduire les paysans sur la voie du socialisme, sans en déterminer d’avance les délais. Mais, dans l’ensemble, il existait, en 1927, très peu d’éléments du socialisme à la campagne. Celle-ci restait dominée par des paysans travaillant individuellement leur lopin de terre. En 1927, on avait réussi à regrouper 38 % des paysans en coopératives de consommation, mais les paysans riches y tenaient le premier rôle. Ces coopératives recevaient 50% du crédit agricole, le reste étant investi dans des exploitations privées, en général de type koulak (3).

Faiblesse du Parti à la campagne

Il faut noter qu’au début de la construction socialiste, le Parti bolchevik disposait de peu de forces à la campagne. En 1917, il y avait dans toute l’URSS 16.700 paysans bolcheviks. Pendant les quatre années suivantes, qui furent des années de guerre civile, un grand nombre de jeunes paysans furent admis au Parti. En 1921, on en comptait 185.300. Mais il s’agissait surtout de fils de paysans entrés dans l’Armée rouge. La paix revenue, il fallait vérifier les conceptions politiques de tous ces jeunes combattants. Lénine a organisé la première vérification-épuration, comme prolongement nécessaire à la première campagne de recrutement massif. Il fallait déterminer qui répondait aux normes. Des 200.000 paysans, 44,7 % ont été exclus (4).
Le 1er octobre 1928, sur 1.360.000 membres et candidats, 198.000 étaient des paysans et des travailleurs agricoles, c’est-à-dire 14,5 % (5). A la campagne, on comptait un membre du Parti pour 420 habitants, et 20.700 cellules du Parti, une pour quatre villages. Ce chiffre prend encore plus de relief lorsqu’on le compare aux «permanents» de la réaction tsariste, les prêtres orthodoxes et autres religieux à plein temps, qui étaient 60.000! (6)
La jeunesse rurale constituait la plus grande réserve du Parti. En 1928, on comptait un million de jeunes paysans dans le Komsomol (7). Les soldats qui avaient servi dans l’Armée rouge pendant la guerre civile et les 180.000 fils de paysans qui entraient chaque année dans l’armée où ils recevaient une éducation communiste, étaient en général des partisans du régime (8).

Ce qu’était le paysan russe…

C’est dire le problème auquel le Parti bolchevik était confronté. En fait, la campagne était toujours, pour une large partie, sous l’emprise des anciennes classes privilégiées et de la vieille idéologie orthodoxe et tsariste. La masse de la paysannerie restait plongée dans son état d’arriération et continuait à travailler en utilisant largement des instruments en bois. Souvent, les koulaks prenaient le pouvoir au sein des coopératives, des associations de crédit et même des soviets ruraux. Sous Stolypine, des spécialistes bourgeois de l’agriculture s’étaient installés à la campagne pour impulser la réforme agraire. Ils continuaient à exercer une grande influence en tant que promoteurs de l’exploitation agricole privée moderne. Quatre-vingt-dix pour cent de la terre furent gérés selon le système traditionnel de la commune villageoise, dans laquelle les paysans riches prédominaient (9).

L’extrême pauvreté et ignorance qui caractérisaient la masse paysanne furent parmi les pires ennemis des bolcheviks. Il avait été relativement simple de vaincre le tsar et les propriétaires fonciers. Mais comment vaincre la barbarie, l’abrutissement, la superstition? La guerre civile avait bouleversé la campagne; dix années de régime socialiste y avaient introduit les premiers éléments d’une culture de masse moderne et un encadrement communiste minimal. Mais les caractéristiques traditionnelles de la paysannerie pesaient toujours de tout leur  poids.

Le Dr Emile Joseph Dillon a vécu en Russie de 1877 à 1914. Il a voyagé dans toutes les parties de l’empire. Il connaissait les ministres, la noblesse, les bureaucrates et les générations successives de révolutionnaires. Son témoignage sur la paysannerie russe mérite d’être médité.
Il décrit d’abord dans quelle misère matérielle vivait la majorité de la paysannerie. «Le paysan russe va dormir à six ou même à cinq heures, pendant l’hiver, parce qu’il ne peut pas acheter du pétrole pour allumer la lumière. Il n’a pas de viande, pas d’œufs, pas de beurre, pas de lait et souvent pas de choux et vit surtout de pain noir et de pommes de terre. Vit? Il se meurt avec une quantité insuffisante de nourriture.» (10)

Puis Dillon parle de l’arriération culturelle et politique dans lesquelles étaient maintenus les paysans. «La population paysanne était médiévale dans ses institutions, asiatique dans ses aspirations et préhistorique dans ses conceptions de la vie. Les paysans croyaient que les Japonais avaient gagné la guerre de Mandchourie (1905) en prenant la forme de microbes qui entraient dans les bottes des soldats russes, leur mordaient les jambes et causaient ainsi leur mort. Quand il y avait une épidémie dans un district, ils tuaient souvent les médecins pour avoir ’empoisonné les sources et répandu la maladie’. Ils brûlent toujours avec enthousiasme les sorcières. Ils déterrent un mort pour calmer un esprit. Ils mettent des femmes infidèles complètement nues, les lient derrière
une charrette et les promènent à travers le village. Et quand les seules contraintes qui maintiennent une telle masse dans l’ordre sont tout à coup enlevées, les conséquences pour la communauté sont catastrophiques. Entre le peuple et l’anarchie se trouvait pendant des générations l’écran fragile de l’idée primitive de Dieu et du tsar; et depuis la campagne de la Mandchourie, cet écran s’effritait à toute allure.» (11)

Nouvelle différenciation des classes

En 1927, à la suite de l’évolution spontanée du marché libre, 7 % des paysans, c’est-à-dire 2.700.000 chefs de familles, se retrouvèrent à nouveau sans terre. Ils étaient 3.200.000 en 1929. Chaque année, un quart de million de pauvres perdaient leur champ. Ajoutons que ces hommes sans terre n’étaient plus acceptés dans la commune villageoise traditionnelle… En 1927 toujours, on comptait 7 millions de paysans pauvres qui ne disposaient ni de cheval, ni de charrue. En Ukraine, 2,1 millions de familles sur 5,3 ne possédaient ni cheval, ni bœuf. Ces paysans pauvres constituaient 35 % de la population paysanne. Les chiffres indiqués proviennent du Rapport de Molotov au XVe Congrès.

La grande majorité était formée de paysans moyens: 51 à 53 %. Mais ces derniers travaillaient toujours avec leurs instruments primitifs. En 1929, 60 % des familles en Ukraine ne possédaient aucun type de machine; 71 % des familles au Caucase du Nord, 87,5 % dans la Basse Volga et 92,5 % dans la Région Centrale des Terres noires étaient dans la même situation. Ce sont les régions céréalières.
Dans l’ensemble de l’Union soviétique, entre 5 % et 7 % des paysans ont réussi à s’enrichir: les koulaks (12). D’après le recensement de 1927, 3,2 % des familles possèdent en moyenne 2,3 bêtes de trait et 2,5 vaches, contre une moyenne à la campagne de 1,0 et 1,1. Il y avait au total 950.000 familles, soit 3,8 %, qui engageaient des ouvriers agricoles ou louaient des moyens de production (13).

Qui contrôle le blé marchand?

Pour être en mesure de nourrir les villes en pleine expansion et donc d’industrialiser le pays, il fallait assurer leur approvisionnement en blé marchand. Comme les paysans n’étaient plus exploités par les propriétaires fonciers, ils consommaient une plus grande partie de leur blé. Les ventes sur les marchés extra-ruraux étaient tombées à 73,2 % de la quantité vendue en 1913 (14).

Mais ces céréales commercialisées avaient aussi une tout autre origine. Avant la révolution, 72 % du blé marchand provenait des grandes exploitations (propriétaires fonciers et koulaks). En 1926, en revanche, les paysans pauvres et moyens livrent 74 % du blé marchand. Ils consomment 89 % de leur production, n’amenant que 11 % de leurs céréales sur le marché. Les grandes exploitations socialistes, les kolkhozes et sovkhozes, ne représentaient que 1,7 % de la production totale de blé et 6 % du blé marchand. Mais elles commercialisaient 47,2 %, presque la moitié de leur récolte.
En 1926, les koulaks, force montante, contrôlaient 20 % du blé marchand (15).

Selon une autre statistique, dans la partie européenne de l’URSS, les koulaks et la couche supérieure des paysans moyens, c’est-à-dire 10 à 11 % des familles, réalisaient 56 % des ventes de céréales en 1927-1928 (16). En 1927, le rapport de force entre l’économie socialiste et l’économie capitaliste peut être mesuré ainsi: l’agriculture collectivisée livre 0,57 million de tonnes de blé au marché, les koulaks 2,13 millions (17).

La force sociale qui contrôlera le blé destiné au marché décidera du ravitaillement des ouvriers et des citadins et donc du sort de l’industrialisation. La lutte sera farouche.

Vers l’affrontement

Pour réserver les fonds nécessaires à l’industrialisation, l’Etat a payé, depuis le début des années vingt, un prix relativement bas pour le blé.En automne 1924, après une récolte assez maigre, l’Etat n’arrive pas à acheter les céréales au prix fixé. Les koulaks et les commerçants privés les achètent au prix du marché libre, spéculant sur la hausse des prix au printemps et en été.

En mai 1925, l’Etat doit doubler ses prix d’achat par rapport à décembre 1924. Cette année-là, l’URSS connaît une bonne récolte. Le développement de l’industrie dans les villes entraîne une demande supplémentaire de céréales. Les prix d’achat payés par l’Etat restent élevés d’octobre à décembre 1925. Mais comme il y a pénurie de produits de l’industrie légère, les paysans mieux lotis refusent de vendre leur blé. L’Etat se voit obligé de capituler et d’abandonner ses plans pour l’exportation des céréales et de réduire l’importation des équipements industriels, puis de diminuer les crédits à l’industrie.18 Tels sont les premiers signes d’une crise grave et d’un affrontement entre classes sociales.

En 1926, la récolte des céréales atteint 76,8 millions de tonnes, alors qu’elle était de 72,5 l’année précédente. L’Etat réalise la collecte à des prix plus bas qu’en 1925.19 En 1927, la récolte de céréales chute au niveau de 1925. Dans les villes, la situation est loin d’être brillante. Le chômage reste élevé et s’aggrave par l’arrivée de paysans ruinés. La différenciation des salaires entre les ouvriers et les techniciens s’accentue. Les commerçants privés, qui contrôlent toujours la moitié de la viande vendue en ville, s’enrichissent de façon ostentatoire. Une nouvelle menace de guerre pèse sur l’URSS, après la décision de Londres de rompre les relations diplomatiques avec Moscou.

La position de Boukharine

L’affrontement social à venir a trouvé son reflet au sein du Parti. Boukharine, à l’époque l’allié principal de Staline à la direction, souligne l’importance d’avancer vers le socialisme par les relations du marché. En 1925, il appelle les paysans à s’enrichir, en y ajoutant: «Nous avancerons à l’allure d’un escargot.»

Dans une lettre du 2 juin 1925, Staline lui écrit:
«Le mot d’ordre ‘enrichissez-vous’, n’est pas le nôtre, il est erroné… Notre mot d’ordre est l’accumulation socialiste.»20

L’économiste bourgeois Kondratiev était à l’époque le spécialiste le plus influent dans les Commissariats à l’Agriculture et aux Finances. Il prônait une plus grande différenciation à la campagne, des taxes moins lourdes pour les paysans riches, la réduction «des taux insupportables de développement industriel» et une réorientation de ressources de l’industrie lourde vers l’industrie légère.21

Chayanov, un économiste bourgeois appartenant à une autre école, prônait le développement de «coopératives verticales», d’abord pour la vente, puis pour la transformation industrielle des produits agricoles, au lieu d’une orientation vers les coopératives de production, c’est-à-dire des kolkhozes. Cette politique aurait affaibli les bases économiques du socialisme et développé de
nouvelles forces capitalistes à la campagne et dans l’industrie légère. En protégeant le capitalisme au niveau de la production, la bourgeoisie rurale aurait aussi dominé les coopératives de vente.

Boukharine était directement influencé par ces deux spécialistes, notamment lorsqu’il déclarait, en février 1925: «Les fermes collectives ne sont pas la ligne principale, l’autoroute, la route principale par laquelle les paysans arriveront au socialisme.»22

En 1927, la campagne connaît une récolte médiocre. La quantité de blé vendue aux villes diminue de façon dramatique. Les koulaks, qui ont renforcé leur position, gardent leur blé pour spéculer sur la pénurie et susciter une hausse de prix encore plus considérable. Boukharine est d’avis qu’il faut accroître les prix d’achat officiels et
ralentir l’industrialisation. «Pratiquement tous les économistes non-membres du Parti soutenaient ces conclusions», déclare Davies.23

Miser sur le kolkhoze…

Staline comprend que le socialisme est menacé de trois côtés. Il y a risque d’émeutes de la faim dans les villes; le renforcement de la position des koulaks à la campagne peut rendre impossible l’industrialisation socialiste et des interventions militaires étrangères sont à craindre.

D’après Kalinine, le président de l’URSS, une commission du bureau politique pour le développement des kolkhozes dirigée par Molotov a réalisé, en 1927, «une révolution mentale».24 Son travail débouche sur l’adoption d’une résolution au XVe Congrès du Parti, en décembre 1927. On y lit: «Où est la voie de sortie? La voie consiste à transformer les fermes paysannes, petites et désintégrées, en fermes étendues et intégrées, sur la base du labour commun de la terre; à passer au travail collectif sur la base d’une nouvelle technique plus développée. La voie de sortie consiste à réunir les fermes paysannes petites et réduites, de façon graduelle mais constante, non pas par des méthodes de pression, mais par l’exemple et le travail de conviction, pour en faire des entreprises larges sur la base du travail commun et fraternel de la terre, en leur livrant des machines agricoles et des tracteurs, en appliquant des méthodes scientifiques pour l’intensification de l’agriculture.»25

Toujours en 1927, est décidée l’accentuation de «la politique de la limitation des tendances exploiteuses de la bourgeoisie rurale». Le gouvernement impose des taxes plus élevées sur l’ensemble des revenus des koulaks. Ces derniers doivent remplir des quotas plus élevés lors de la collecte des céréales. Le soviet de village peut leur enlever les excédents de terre. Le nombre d’ouvriers qu’ils peuvent engager est limité.26 … ou miser sur le paysan individuel?

En 1928 comme en 1927, la récolte de céréales est inférieure d’environ 3,5 à 4,5 millions de tonnes à celle de 1926 en raison de conditions climatologiques très mauvaises. En janvier 1928, le bureau politique, unanime, décide de recourir à des méthodes exceptionnelles en réquisitionnant le blé chez les koulaks et les paysans aisés, pour éviter ainsi la famine dans les villes. «Le mécontentement ouvrier allait grandissant. On observait des tensions dans les campagnes. La situation était jugée sans issue. Il fallait à tout prix du pain pour nourrir les villes», écriront deux boukhariniens en 1988.27

La direction du Parti autour de Staline ne voit qu’une issue: développer aussi vite que possible le mouvement kolkhozien. Boukharine s’y oppose. Le 1er juin 1928, il envoie une lettre à Staline. Les kolkhozes, dit-il, ne peuvent être l’ issue, parce qu’il faudra plusieurs années pour les mettre en place; d’autant plus qu’on n’est pas en mesure de leur fournir immédiatement des machines.
«Il faut favoriser les exploitations paysannes individuelles et normaliser les rapports avec la paysannerie.»28

Le développement de l’exploitation individuelle deviendra l’axe de la politique de Boukharine. Ce dernier dit accepter que l’Etat s’approprie une partie des produits de l’exploitation individuelle au profit du développement de l’industrie, mais ce «pompage» doit se faire par l’intermédiaire… des mécanismes du marché. Staline dira en octobre de cette année à l’adresse de Boukharine:
«Il y a dans les rangs de notre parti des gens qui tentent, peut-être sans s’en rendre compte eux-mêmes, d’adapter l’oeuvre de notre construction socialiste aux goûts et aux besoins de la bourgeoisie ‘soviétique’.»29

La situation dans les villes continue à se dégrader. Au cours des années 1928 et 1929, on doit rationner d’abord le pain, ensuite le sucre, le thé et la viande. Entre le 1er octobre 1927 et 1929, les prix des produits agricoles augmentent de 25,9 %; le prix du blé sur le marché libre augmente même de 289 %.30

Début 1929, Boukharine parle des «anneaux d’une chaîne unique de l’économie socialiste» et il précise: «Les foyers coopératifs koulaks s’intégreront de la même façon, par l’intermédiaire de banques, etc. dans le même système.» «Dans les campagnes, la lutte de classes éclate ici et là, sous sa forme ancienne, et cette aggravation est provoquée d’ordinaire par les éléments koulaks. (…) Cependant, les cas de ce genre se produisent ordinairement là où l’appareil soviétique local est encore faible. A mesure que cet appareil s’améliore, à mesure que s’améliorent et se fortifient les organisations locales du parti et des Jeunesses communistes à la campagne, les phénomènes de ce genre deviendront de plus en plus rares et finalement disparaîtront sans laisser de traces.»31

Par ces positions, Boukharine développe déjà une politique social-démocrate de «paix de classe». Il est aveugle devant la volonté farouche des koulaks de s’opposer par tous les moyens à la collectivisation. Il cherche la cause de la lutte de classe dans des «faiblesses» de l’appareil du gouvernement et du Parti et ne comprend pas qu’à la campagne, ces appareils sont lourdement infiltrés et influencés par les koulaks. L’épuration de ces appareils sera donc elle-même une lutte de classe, liée à l’offensive contre les koulaks.

Au plénum du Comité central d’avril 1929, Boukharine propose d’importer du blé, de mettre fin aux mesures d’exception contre «les paysans», d’augmenter les prix des produits agricoles, d’affirmer «la légalité révolutionnaire», de réduire le rythme de l’industrialisation et d’accélérer la fabrication des moyens de production agricole. Kaganovitch lui répond:

«Vous n’avez fait aucune proposition nouvelle, et vous en êtes incapable parce qu’elles sont inexistantes, parce que nous avons affaire à l’ennemi de classe, qui lance une offensive contre nous, qui refuse de donner ses surplus de blé pour l’industrialisation socialiste et qui déclare: donne-moi un tracteur, donne-moi des droits électoraux,
alors tu auras du blé.»32

La première vague de la collectivisation

Staline décide de relever le gant, de porter la révolution socialiste à la campagne, et d’engager la lutte finale avecla dernière classe capitaliste en Union soviétique, celle des koulaks, la bourgeoisie agraire.

Le koulak

La bourgeoisie a toujours affirmé que la collectivisation en URSS a «détruit les forces dynamiques à la campagne» et causé une stagnation permanente de l’agriculture. Elle décrit les koulaks comme des paysans individuels «dynamiques et entrepreneurs». Ce n’est qu’une fable idéologique destinée à noircir le socialisme et glorifier l’exploitation. Pour comprendre la lutte des classes qui s’est déroulée en URSS, il est nécessaire de se faire une image plus réaliste du koulak russe.

Voici ce qu’écrit, à la fin du dix-neuvième siècle, un des meilleurs spécialistes russes de la vie paysanne. «Chaque commune villageoise a toujours trois à quatre koulaks et aussi une bonne demi-douzaine de moindres suce-sangs de la même espèce. Ils n’ont besoin ni de qualifications, ni de travail ardu, seulement des réactions promptes à utiliser dans leur propre intérêt les besoins, les soucis, la misère et le malheur des autres.» «La caractéristique dominante de cette classe est la cruauté dure et imperturbable d’un homme complètement sans éducation qui a fait son chemin de la pauvreté vers la richesse et en est arrivé à croire que faire de l’argent, par n’importe quels moyens, est le seul but auquel un homme rationnel peut se consacrer.»33

Et l’Américain E.J. Dillon, qui a une connaissance approfondie de la vieille Russie, écrit: «De tous les monstres humains que j’ai jamais rencontrés lors de mes voyages, je ne peux pas me rappeler un seul qui fut si mauvais et odieux que le koulak russe.»34

Les kolkhozes dépassent les koulaks
Si les koulaks, qui représentent déjà 5 % des paysans, parviennent à élargir leur base économique et à s’imposer définitivement comme force dominante à la campagne, le pouvoir socialiste dans les villes ne pourra pas se maintenir devant cet encerclement de forces bourgeoises. L’URSS reste un pays paysan à 82 %. Si le Parti bolchevik n’arrive plus à assurer le ravitaillement des ouvriers à des prix relativement bas, le pouvoir de la classe ouvrière sera menacé dans ses fondements mêmes.

D’où la nécessité d’accélérer la collectivisation de certains secteurs à la campagne de manière à augmenter, sur une base socialiste, la production de céréales marchandes. Maintenir un prix relativement bas du blé marchand est essentiel pour la réussite de l’industrialisation accélérée. Une bourgeoisie rurale montante n’acceptera jamais une telle politique. Seuls les paysans pauvres et moyens, regroupés en coopératives, peuvent la soutenir.

L’industrialisation permettra en même temps de moderniser la campagne, d’augmenter sa productivité, d’améliorer son niveau culturel. Il faut produire des tracteurs, des camions, des moissonneuses pour donner une base matérielle solide au socialisme à la campagne. Pour y arriver, il est impérieux d’accroître le rythme de l’industrialisation.
Le 1er octobre 1927, on compte 286.000 familles paysannes dans les kolkhozes. Elles sont 1.008.000 au 1er juin 1929.35 Au cours de quatre mois, entre juin et octobre, le pourcentage des paysans kolkhoziens augmente de 4 % à 7,5 %.

En 1929, l’agriculture collectivisée produit 2,20 millions de tonnes de blé marchand, autant que les koulaks deux ans auparavant. Staline prévoit qu’elle donnera, au cours de l’année à venir, 6,60 millions de tonnes aux villes. «Maintenant, dit Staline le 27 décembre 1929, nous avons une base matérielle suffisante pour frapper le koulak, briser sa résistance, le liquider comme classe et remplacer sa production par celle des kolkhozes et des sovkhozes.»

Un mouvement de masse impétueux

Une fois l’idée d’une accélération de la collectivisation lancée par le Comité central du Parti bolchevik, un mouvement spontané se déclenche, porté dans les régions par des activistes, des jeunes, des anciens soldats de l’Armée rouge et par l’appareil local du Parti. Début octobre, 7,5 pour cent des paysans étaient déjà entrés dans les kolkhozes et le mouvement s’accentuait. Le Parti, qui avait indiqué l’orientation générale vers la collectivisation, prenait acte d’un mouvement de masse, plutôt qu’il ne l’organisait. «Le fait essentiel de notre vie sociale et économique à l’heure actuelle, c’est la croissance prodigieuse du mouvement de collectivisation agricole», dit Staline le 27 décembre. «Maintenant, la dépossession du koulak est faite par les masses mêmes de paysans pauvres et moyens, qui réalisent la collectivisation intégrale.»38

Lors de l’adoption du premier plan quinquennal, en avril, le Parti avait tablé sur une collectivisation de 10 % des paysans en 1932-1933. Les kolkhozes et sovkhozes produiraient alors 15,5 % des céréales. Cela suffirait pour évincer les koulaks.39 Mais en juin, le secrétaire du Parti du Caucase du Nord, Andreev, affirme que 11,8 % des familles sont déjà entrées dans les kolkhozes et qu’on pourrait atteindre les 22 % fin 1929.40

Le 1er janvier 1930, 18,1 % des familles paysannes étaient membres d’un kolkhoze.
Un mois plus tard, elles sont 31,7 %.41 Lynne Viola note: «La collectivisation connaît très vite une dynamique propre, provenant essentiellement de l’initiative des cadres ruraux. Le centre courait le risque de perdre le contrôle du mouvement.»42 Les objectifs fixés par le Comité central dans sa résolution du 5 janvier 1930 sont fortement «corrigés» à la hausse par les comités régionaux. Puis, les comités de district surenchérissent encore et fixent des rythmes époustouflants. En janvier 1930, les régions de l’Oural, de la Basse Volga et de la Moyenne Volga enregistrent déjà des chiffres de collectivisation compris entre 39 et 56 pour cent. Plusieurs régions adoptent un plan pour la collectivisation intégrale en une année, voire en quelques mois.43 Un commentateur soviétique contemporain écrit: «Si le centre parle de 15 % de familles à inclure dans les kolkhozes, la région augmente le chiffre à 25, l’okrug à40 et le district à 60 %.»44 (L’okrug était une unité administrative, disparue en 1930. Il y avait, au début de cette année, 13 régions divisées en 207 okrugs, subdivisés en 2.811 districts et 71.780 soviets de village.)

La guerre contre le koulak
Cette course effrénée vers la collectivisation s’accompagne d’un mouvement de «dékoulakisation»: les koulaks sont expropriés et, parfois, exilés. En fait, on assiste à une nouvelle manche dans le combat séculaire et féroce entre les paysans pauvres et les paysans riches. Depuis des siècles, les pauvres ont été systématiquement battus et écrasés lorsque, de désespoir, ils osaient se révolter et s’insurger. Mais cette fois-ci, ils ont, pour la première fois, la force légale de l’Etat à leur côté. Un étudiant, travaillant dans un kolkhoze, dit en 1930 à l’Américain Hindus: «C’était et c’est encore une guerre. Le koulak doit être écarté de notre chemin aussi complètement qu’un ennemi au front. Il est l’ennemi au front. Il est l’ennemi du kolkhoze.»45 Préobrajenski, qui avait soutenu Trotski à fond, appuie maintenant avec enthousiasme la bataille pour la collectivisation. «Les masses travailleuses à la campagne ont été exploitées pendant des siècles. Maintenant, après une longue série de défaites sanglantes qui ont commencé avec les insurrections du Moyen Age, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, leur mouvement puissant a une chance de victoire.»46

Le radicalisme à la campagne est aussi stimulé par la mobilisation et l’effervescence générales dans le pays en vue de l’industrialisation.

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Le rôle essentiel des masses les plus opprimées

D’innombrables livres anticommunistes nous apprennent que la collectivisation a été «imposée» par la direction du Parti et par Staline et réalisée sous la terreur. C’est une contre-vérité. L’impulsion essentielle pour les épisodes violents de la collectivisation venait des masses paysannes les plus opprimées. Elles ne voyaient pas d’issue en dehors de la collectivisation. Un paysan de la région des Terres noires déclare: «J’ai vécu toute ma vie parmi les ouvriers agricoles. La révolution d’Octobre m’a donné de la terre, j’ai reçu des crédits d’année en année, j’ai acheté un mauvais cheval, je ne peux pas travailler la terre, mes enfants sont misérables et ont faim, je n’arrive simplement pas à améliorer ma ferme, malgré l’aide des autorités soviétiques. Je crois qu’il n’y a qu’une seule issue: rejoindre une colonne de tracteurs et faire que ça marche.»47

Lynne Viola écrit: «La collectivisation, quoiqu’elle fût initiée et appuyée par le centre, se concrétisait, dans une large mesure, dans une série de mesures politiques ad hoc, en réponse aux initiatives débridées des organes du parti et du gouvernement au niveau de la région et du district. La collectivisation et l’agriculture collective ont été modelées, moins par Staline et les autorités centrales, que par l’activité indisciplinée et irresponsable de fonctionnaires ruraux, par l’expérimentation des dirigeants des fermes collectives qui devaient se débrouiller et par les réalités d’une campagne arriérée.»48

Lynne Viola met, à juste titre, l’accent sur la dynamique propre de la base. Mais son interprétation des faits est unilatérale. Elle saisit mal la ligne de masse, appliquée de façon conséquente par Staline et le Parti bolchevik. Le Parti élabora l’orientation générale, puis laissa la base et les cadres intermédiaires expérimenter; ce matériel servait alors à l’élaboration de nouvelles directives, de corrections, de rectifications.

Lynne Viola poursuit: «L’Etat dirigeait par des circulaires et des décrets, mais il n’avait ni l’infrastructure organisationnelle ni le personnel pour imposer sa voie ou pour assurer l’application correcte de sa politique dans la gestion de la campagne. Les racines du système de Staline à la campagne ne se trouvent pas dans l’expansion des contrôles de l’Etat, mais dans l’absence même de ces contrôles et d’un système d’administration ordonné, ce qui, en retour, avait comme résultat que la répression devenait l’instrument principal du pouvoir à la campagne.»49

Cette conclusion, tirée d’une observation attentive de la marche réelle de la collectivisation, permet de faire deux remarques.

La thèse du «totalitarisme communiste» exercé par une «bureaucratie du parti omniprésente» n’a aucun rapport avec la réalité de l’exercice du pouvoir soviétique sous Staline. C’est une formule par laquelle la bourgeoisie crache simplement sa haine aveugle contre le socialisme réel. En 1929-1933, l’Etat soviétique n’avait ni les moyens techniques ni le personnel qualifié nécessaire ni l’encadrement communiste suffisant pour diriger de façon planifiée et ordonnée la collectivisation; le décrire comme un Etat tout-puissant et totalitaire est absurde.

A la campagne, l’impulsion essentielle de la collectivisation provenait des paysans les plus opprimés. Le Parti a préparé et initié la collectivisation, des communistes de la ville l’ont encadrée, mais ce bouleversement gigantesque des habitudes paysannes ne pouvait réussir que si les paysans les plus opprimés étaient convaincus de sa nécessité.

Le jugement de Lynne Viola selon lequel «la répression devenait l’instrument principal du pouvoir» ne correspond pas à la réalité. L’instrument principal était la mobilisation, la conscientisation, la formation, l’organisation des masses fondamentales de la paysannerie. Mais cette oeuvre constructive nécessitait, effectivement, «la répression», c’est-à-dire qu’elle s’est réalisée et qu’elle ne pouvait se réaliser autrement qu’à travers des luttes de classes âpres contre les hommes et les habitudes de l’ancien régime.

Tous les anticommunistes affirment que Staline était le représentant de la bureaucratie toute-puissante qui étouffait la base. C’est tout le contraire de la vérité. Pour appliquer sa ligne révolutionnaire, la direction bolchevique a dû souvent faire appel aux forces révolutionnaires de la base pour court-circuiter certaines fractions de l’appareil bureaucratique. Viola le reconnaît:

«La révolution n’a pas été réalisée à travers des canaux administratifs réguliers; au contraire, l’Etat en appelait directement à la base du Parti et à des secteurs clés de la classe ouvrière dans le but de contourner les fonctionnaires ruraux. Le recrutement massif d’ouvriers et de cadres urbains et le contournement de la bureaucratie visaient à faire des percées politiques pour jeter les fondements d’un système nouveau.»50

La ligne organisationnelle de la collectivisation

Comment Staline et la direction du Parti bolchevik ont-ils réagi au déferlement spontané et violent de la collectivisation et de la «dékoulakisation»? Ils ont essentiellement essayé d’orienter politiquement et pratiquement, de discipliner et de rectifier le mouvement en marche.

La direction du Parti a fait tout ce qui était en son pouvoir pour que la grande révolution de la collectivisation se déroule dans les conditions optimales et aux moindres frais. Mais elle ne pouvait pas empêcher les antagonismes profonds d’éclater ni «sauter» par-dessus l’état d’arriération de la campagne.

L’appareil du Parti à la campagne

Pour comprendre la politique du Parti bolchevik lors de la collectivisation, il est essentiel de savoir qu’au seuil de l’année 1930, l’appareil du Parti et du gouvernement à la campagne restait extrêmement faible — l’exact opposé de la «terrible machine totalitaire» imaginée par les adversaires du communisme. La faiblesse de l’appareil communiste était une des conditions qui ont permis aux koulaks de lancer toutes leurs forces dans un combat enragé contre la nouvelle société.

Au 1er janvier 1930, on compte 339.000 communistes sur une population rurale d’environ 120 millions de personnes! Vingt-huit communistes pour une région de 10.000 habitants.51 Des cellules du Parti n’existent qu’au sein de 23.458 des 70.849 soviets de village et, d’après le secrétaire de la région de la Volga Centrale, Khataevich, certains soviets de village sont «des agences directes des koulaks».52 Les anciens koulaks et les anciens fonctionnaires du tsar, mieux au courant des ficelles de la vie publique, ont largement infiltré le Parti. Le noyau du Parti est constitué de jeunes paysans qui ont combattu dans l’Armée rouge lors de la guerre civile. Cette expérience politique a façonné leur manière de voir et d’agir. Ils ont l’habitude de commander et savent à peine ce qu’éducation et mobilisation politiques veulent dire.

«La structure de l’administration rurale était lourde, les lignes de commandement confuses, la démarcation des responsabilités et des fonctions vague et peu définie. Par conséquent, dans l’application de la politique rurale, on virait souvent soit vers l’inertie extrême, soit vers le style de mobilisation comme lors de la guerre civile.»53 C’est avec cet appareil, qui sabotait ou dénaturait souvent les instructions du Comité central, qu’il fallait livrer combat aux koulaks et à la vieille société.«Pour l’essentiel, dit Kaganovitch le 20 janvier 1930, nous avons à créer une organisation du Parti à la campagne, capable de gérer le grand mouvement pour la collectivisation.»54

Mesures organisationnelles extraordinaires

Confronté avec le radicalisme de la base, avec une vague violente de collectivisation anarchique, la direction du Parti s’efforce tout d’abord d’avoir une emprise réelle sur les événements.
Etant donné les faiblesses et le peu de fiabilité de l’appareil du Parti à la campagne, le Comité central prend plusieurs mesures organisationnelles extraordinaires.

D’abord au niveau central.

A partir de la mi-février 1930, une partie des membres du Comité central, notamment Ordjonikidze, Kaganovich et Iakovlev, sont envoyés à la campagne pour y faire des enquêtes. Puis, trois importantes assemblées nationales seront convoquées, sous la direction du Comité central, pour concentrer l’expérience acquise. Celle du 11 février est consacrée aux problèmes de la collectivisation dans les régions des minorités nationales, et celle du 21 février traite des régions déficitaires en blé. Le 24 février, se tient une conférence nationale pour analyser les erreurs et les excès commis au cours de la collectivisation.

Ensuite au niveau de la base, de la campagne.
250.000 communistes sont mobilisés dans les villes pour se rendre à la campagne et y apporter leur concours lors de la collectivisation. Ces militants travaillent sous la direction d’un «quartier général» de la collectivisation, créé spécialement au niveau de l’okrug et du district. Ces «quartiers généraux» sont assistés par des responsables du Comité régional ou du Comité central.55 Ainsi, dans l’okrug de Tambov, les envoyés participent à des conférences et des cours de courte durée au niveau de l’okrug puis au niveau du district, avant de descendre sur le terrain. D’après leurs
instructions, ils doivent «suivre les méthodes du travail de masse»: convaincre d’abord les activistes locaux, le soviet du village et les réunions de paysans pauvres, puis des petits groupes mixtes de paysans pauvres et moyens et, finalement, organiser une réunion générale du village, à l’exclusion des koulaks. Leurs instructions stipulent aussi que «la contrainte administrative ne doit pas être utilisée pour pousser les paysans moyens à rejoindre le kolkhoze».56

Dans le même okrug de Tambov sont organisés, au cours de l’hiver 1929-30, des conférences et des cours de 2 à 10 jours à l’intention de 10.000 paysans, femmes kolkhoziennes, paysans pauvres et présidents de soviets. Pendant les premières semaines de 1930, l’Ukraine organise 3.977 cours de courte durée pour 275.000 paysans.

En automne 1929, trente mille activistes ont été formés, les dimanches, pendant leurs loisirs, par l’Armée rouge, qui se charge d’un autre contingent de 100.000 personnes dans les premiers mois de 1930. En plus, elle forme un grand nombre des conducteurs de tracteurs, des spécialistes de l’agriculture, des opérateurs de cinéma et de radio.57

La plupart des personnes venues de la ville travaillent pendant quelques mois à la campagne. Ainsi, en février 1930, on décrète la mobilisation de 7.200 membres des Soviets urbains pour travailler pendant au moins un an à la campagne. Mais des hommes de l’Armée rouge et des ouvriers industriels sont transférés de façon permanente dans les kolkhozes. C’est en novembre 1929 qu’a été décidée la campagne la plus célèbre, celle des «25.000».

Les 25.000

Le Comité central lance un appel à 25.000 ouvriers expérimentés des grandes usines pour se rendre à la campagne et pour y soutenir la collectivisation. Ils sont plus de 70.000 à se présenter. On en sélectionne 28.000: des jeunes qui avaient combattu lors de la guerre civile, des membres du Parti et du Komsomol. Ces ouvriers sont conscients du rôle dirigeant de la classe ouvrière dans les transformations socialistes à la campagne. Lynne Viola écrit: «Ils voyaient dans la révolution de Staline un moyen d’arracher la victoire finale du socialisme après des années de guerre, de souffrance et de privation. Ils voyaient la révolution comme une solution aux problèmes de l’arriération, des déficits apparemment chroniques de nourriture, et de l’encerclement capitaliste.»58

Avant de partir, on leur explique qu’ils sont les yeux et les oreilles du Comité central: grâce à leur présence en première ligne, la direction espère acquérir une connaissance matérialiste des bouleversements à la campagne et des problèmes de la collectivisation. On les enjoint aussi de communiquer aux paysans leur expérience de l’organisation, acquise en tant qu’ouvriers industriels: l’habitude séculaire du travail individuel constitue un handicap sérieux pour l’exploitation collective de la terre. Finalement, on leur dit qu’ils auraient à juger de la qualité communiste des fonctionnaires du Parti et, si nécessaire, à épurer le Parti des éléments étrangers et indésirables.

C’est au cours du mois de janvier 1930 que les 25.000 arrivent sur le front de la collectivisation. L’analyse détaillée de leurs activités et du rôle qu’ils ont joué permet de se faire une idée réaliste de cette grande lutte de classe révolutionnaire que fut la collectivisation. Ces ouvriers ont entretenu une correspondance régulière avec leur usine et leur syndicat et ces lettres permettent de savoir avec précision ce qui se passait dans les villages.

Les 25.000 contre la bureaucratie
D’abord, dès leur arrivée, les 25.000 doivent se lancer dans le combat ingrat contre le bureaucratisme de l’appareil local et contre les excès commis lors de la collectivisation. Lynne Viola écrit:
«Quelle que fût leur position, les 25.000 étaient unanimes dans leur critique du comportement des organes du district lors de la collectivisation. Ils affirmaient que ceux-ci portaient la responsabilité pour la course aux plus hauts pourcentages dans la collectivisation.»59

Zakharov, un des 25.000, écrit qu’aucun travail préparatoire n’a été fait parmi les paysans qui, par conséquent, n’étaient pas du tout prêts pour la collectivisation.60 Beaucoup se plaignent des actes illégaux et de la brutalité des cadres ruraux. Makovskaia s’en prend à «l’attitude bureaucratique des cadres envers les paysans» et elle dit que les fonctionnaires parlent de la collectivisation «avec un revolver en main».61 Baryshev affirme qu’un grand nombre de paysans moyens ont été «dékoulakisés». Naumov se range du côté des paysans dans leur lutte contre des cadres du Parti qui «se sont approprié des biens confisqués chez les koulaks». Lynne Viola conclut: «Les 25.000 voyaient les fonctionnaires ruraux comme des gens rudes, indisciplinés, souvent corrompus et, dans
pas mal de cas, des représentants des classes hostiles.»62 En s’opposant aux bureaucrates et à leurs excès, ils réussissent à gagner la confiance des masses paysannes.63

Tout cela vaut la peine d’être souligné, puisque ces ouvriers étaient, pour ainsi dire, les envoyés de Staline. Cesont précisément ces «staliniens» qui ont combattu de façon conséquente le bureaucratisme et les excès et défendu une voie correcte de collectivisation.

Les 25.000 contre les koulaks
Ensuite, les 25.000 ont joué un rôle prépondérant dans le combat contre les koulaks. Ils ont dû, avant tout, affronter l’arme terrible des rumeurs et des dénigrements, appelée «l’agit-prop des
koulaks». La masse paysanne analphabète, vivant dans des conditions barbares, soumise à l’influence des popes, pouvait facilement être manipulée. Le pope prétendait que le règne de l’antéchrist était venu. Le koulak y ajoutait que celui qui entrait dans le kolkhoze faisait un pacte avec l’antéchrist.64

Parmi les 25.000, nombreux sont ceux qui ont été agressés et battus. Plusieurs dizaines ont été assassinés, tués par balle ou achevés à la hache par des koulaks.

Les 25.000 et l’organisation de la production agricole

Mais l’apport essentiel des 25.000 à la campagne a été l’introduction d’un système complètement nouveau de gestion de la production, l’introduction d’un style nouveau de vie et de travail.
Les paysans pauvres, qui se trouvaient en première ligne du combat pour la collectivisation, n’avaient pas la moindre idée de l’organisation de la production collective. Ils avaient la haine de l’exploitation et pour cette raison, ils étaient des alliés solides de la classe ouvrière. Mais en tant que producteurs individuels, ils ne pouvaient pas créer un nouveau mode de production: c’est une des raisons pour lesquelles la dictature du prolétariat est nécessaire. La dictature du prolétariat s’exprimait, notamment, dans la direction idéologique et organisationnelle de la classe ouvrière et du Parti Communiste, sur les paysans pauvres et moyens.

Les ouvriers ont institué le jour de travail à heures régulières, avec l’appel du matin. Ils ont inventé des systèmes de paiement «à la pièce» et des échelles salariales. Partout, il leur fallait introduire de l’ordre et de la discipline. Souvent, un kolkhoze ne connaissait même pas ses frontières. Il n’y avait pas d’inventaires des machines, des outils, des pièces de rechange. Les machines n’étaient pas entretenues, il n’y avait pas d’étables ni de réserves de fourrage. Les ouvriers ont introduit des conférences de production où les kolkhoziens échangeaient leur expérience pratique, ils ont organisé la compétition socialiste entre différentes brigades, installé des tribunaux de travail où les infractions aux règlements et les fautes par négligence étaient jugées.

Les 25.000 ouvriers incarnaient aussi le soutien du prolétariat à la paysannerie kolkhozienne. A la demande de «leurs» ouvriers, les usines envoyaient des équipements agricoles, des pièces de rechange, des générateurs, des livres, des journaux et d’autres objets introuvables à la campagne. Des brigades de travailleurs venaient de la ville pour faire certains travaux techniques ou de réparation, pour aider à la récolte.

L’ouvrier est aussi devenu maître d’école. Il enseignait les connaissances techniques. Souvent, il devait faire la comptabilité en formant en même temps, sur le tas, de jeunes comptables. Il donnait des cours politiques et agricoles élémentaires. Parfois, il s’occupait de l’alphabétisation.

L’apport des 25.000 à la collectivisation a été énorme. Dans les années vingt, «pauvreté, analphabétisme et prédisposition chronique à la famine périodique caractérisaient en grande partie le paysage rural».65 Les 25.000 ont aidé à élaborer les structures organisationnelles de base de l’agriculture socialiste pour le quart de siècle à venir. Viola écrit: «Un nouveau système de production agricole fut établi, et, quoiqu’il eût aussi ses problèmes, il a mis fin aux crises périodiques qui caractérisaient les relations de marché qui existaient auparavant entre la campagne et les
villes.»66

L’orientation politique de la collectivisation

En même temps que toutes ces dispositions organisationnelles, le Comité central a élaboré des mesures et des directives politiques pour orienter la collectivisation. Il importe tout d’abord de noter que des discussions vives et prolongées eurent heu dans le Parti sur la rapidité et l’envergure de la collectivisation.

En octobre 1929, l’okrug Khoper, dans la région de la Basse Volga, qui avait enregistré 2,2 % de familles collectivisées en juin, en comptait déjà 55%. Une commission de la Kolkhoztsentr (l’Union des kolkhozes), qui se méfiait de la rapidité et de l’envergure de la collectivisation, fut envoyée mener une enquête. Baranov, son vice-président déclara: «Les autorités locales opèrent selon un système de ‘travail de choc’ et avec une approche de ‘campagne’. Le mot d’ordre est: plus il y en a, mieux ça vaut. Les directives sont parfois transformées dans le slogan: ceux qui ne
rejoignent pas le kolkhoze sont des ennemis du pouvoir soviétique. Il n’y a pas eu d’activité extensive parmi les masses. Dans certains cas, des promesses étourdissantes de tracteurs et de crédits ont été faites: Vous aurez tout, rejoignez le kolkhoze.»67

En revanche, Shéboldayev, le secrétaire du Parti de la région de la Basse Volga, soutint dans la Pravda l’expansion rapide de la collectivisation à Khoper. Il salua «l’enthousiasme et l’entrain énormes des labours collectifs». Seulement 5 à 10 % des villageois s’opposent à la collectivisation, affirme-t-il. Celle-ci constitue «un grand mouvement de masse qui dépasse de loin le cadre de nos notions sur le travail de la collectivisation».68

Des opinions contradictoires existaient dans toutes les unités, y compris dans cette unité «vedette» de Khoper. Le 2 novembre 1929, le journal Krasnyi Khoper rapportait avec enthousiasme les labours collectifs et la formation de nouveaux kolkhozes. Mais dans le même numéro, un article mettait en garde contre une collectivisation à la hâte et contre le recours aux menaces pour pousser les paysans pauvres dans les kolkhozes. Un autre article affirmait que, dans certains endroits, des koulaks avaient poussé en toute hâte le village entier dans le kolkhoze pour discréditer la collectivisation.69

Lors du plénum du Comité central de novembre 1929, Shéboldayev défend l’expérience de Khoper avec ses «colonnes de chevaux». En l’absence de tracteurs, «la simple unification et le rassemblement de fermes peut augmenter la productivité du travail». Il déclare que la collectivisation à Khoper est «un mouvement spontané des masses des paysans pauvres et moyens» et que seulement 10 à 12 pour cent ont voté contre. «Le parti ne doit pas «freiner» ce mouvement. Ce serait faux du point de vue politique et économique. Le parti doit tout faire pour se mettre à la tête du mouvement et le diriger dans des canaux organisés. A l’heure actuelle, ce mouvement de masse a indiscutablement dépassé les autorités locales, et là existe le danger qu’il puisse être
discrédité.» Shéboldayev affirme que 25 % des familles sont déjà collectivisées et que vers la fin 1930, mi-1931, la collectivisation sera achevée pour l’essentiel.70 Kossior qui, au plénum, parle de la situation en Ukraine, rapporte que dans des douzaines de villages, la collectivisation a été «gonflée et créée artificiellement»: la population n’y participe pas et n’a pas été dûment
informée. Mais «les nombreuses taches d’ombre ne doivent pas empêcher de voir le tableau général de la collectivisation».71

Il est donc clair que beaucoup d’opinions contradictoires ont été exprimées dans le Parti au moment où le mouvement pour la collectivisation s’est déclenché. Les révolutionnaires avaient le devoir de découvrir et de protéger la volonté des masses les plus opprimées. Celles-ci cherchaient à se débarrasser de leur état d’arriération politique, culturelle et technique séculaire. Il fallait encourager les masses à avancer dans la lutte, seule méthode pour ébranler et détruire des relations sociales et économiques profondément ancrées. L’opportunisme de droite s’efforça de freiner autant que possible cette prise de conscience difficile et contradictoire. Néanmoins, on pouvait aussi forcer outre mesure la rapidité de la collectivisation en rejetant dans la pratique la plupart des principes avancés par le Parti. Cette tendance regroupait aussi bien le gauchisme qui maintenait des méthodes léguées par la guerre civile — lorsqu’on avait l’habitude de «commander» la révolution — que le bureaucratisme qui cherchait à plaire à la direction par de «grandes réalisations»; mais les exagérations pouvaient aussi être l’oeuvre de la contre-révolution qui voulait compromettre la collectivisation en la poussant à l’absurde.

La résolution de novembre 1929

La résolution du Comité central du 17 novembre 1929, qui lance la collectivisation, fait le bilan des discussions dans le Parti. Elle part du constat que le nombre de familles paysannes dans les kolkhozes est passé de 445.000 en 1927-1928 à 1.040.000 un an plus tard. La part des kolkhozes dans la production des céréales commercialisées est passée de 4,5 % à 12,9 % dans la même période. «Cette avance sans précédent de la collectivisation, qui dépasse les projections les plus optimistes, témoigne du fait que les véritables masses de familles de paysans moyens, convaincues dans la pratique des avantages des formes collectives de l’agriculture, ont rejoint le mouvement (…). Cette percée décisive dans l’attitude des masses de paysans pauvres et moyens envers les kolkhozes (…) marque une nouvelle étape historique dans la construction du socialisme dans notre pays.»72

Ce progrès de la collectivisation a été rendu possible par la mise en pratique de la ligne du Parti pour l’édification socialiste sur les différents fronts. «Les succès significatifs du mouvement kolkhozien sont un résultat direct de l’application conséquente de la ligne générale du Parti, qui a assuré une croissance très forte de l’industrie, un renforcement de l’unité entre la classe ouvrière et les masses fondamentales de la paysannerie, la formation d’une communauté coopérative, le renforcement de l’activisme politique des masses et la croissance des ressources matérielles et culturelles de l’Etat prolétarien.»73

Rejeter l’opportunisme de Boukharine

Le Comité central souligne que ce progrès formidable ne se fait pas «en toute tranquillité», mais qu’il se réalise à travers une lutte des classes très âpre. «Dans la situation de notre pays, caractérisée par l’encerclement capitaliste, on peut dire que l’intensification de la lutte des classes et la résistance obtuse des éléments capitalistes à l’avancée du socialisme renforcent la
pression des éléments petits-bourgeois sur la partie la moins stable de notre Parti; elles suscitent une idéologie de capitulation face aux difficultés, provoquent la désertion et des tentatives d’arriver à un accord avec les éléments koulaks et capitalistes dans la ville et à la campagne. (…) Ceci est à la base de l’incompréhension totale, chez le groupe de Boukharine, de l’intensification de la lutte des classes qui s’est produite; c’est la base de sa sousestimation de la capacité de résistance des koulaks et des nep-man, de sa théorie anti-léniniste selon laquelle le koulak va «s’intégrer»dans le socialisme et de son opposition à la politique d’attaquer les éléments capitalistes à la campagne.»74

«Les droitiers déclaraient que les taux de croissance planifiés de la collectivisation et de la construction des sovkhozes étaient irréalistes; ils déclaraient que les conditions matérielles et techniques manquaient et que les paysans pauvres et moyens ne voulaient pas passer à des formes collectives d’agriculture. En fait, nous assistons à une croissance tellement impétueuse de la collectivisation et à une course tellement téméraire vers les formes socialistes de l’agriculture de la part des paysans pauvres et moyens, que le mouvement kolkhozien a déjà atteint le point du passage vers la collectivisation intégrale de districts entiers.» «Les opportunistes de droite servent, objectivement, de porte-parole aux intérêts économiques et politiques des éléments petits-bourgeois et des
groupes de koulaks capitalistes.»75

Le Comité central indique qu’il faut être attentif aux changements des formes de la lutte des classes: si, auparavant, les koulaks faisaient tout pour empêcher le mouvement kolkhozien de démarrer, ils cherchent maintenant aussi à le détruire de l’intérieur. «Le développement large du mouvement kolkhozien s’est produit dans une situation de lutte de classes intense à la campagne, qui change par ailleurs ses formes et méthodes. Les koulaks intensifient leur lutte directe et ouverte contre la collectivisation, allant jusqu’à la véritable terreur (assassinats, incendies et destructions); en même
temps, ils recourent de plus en plus à des formes de lutte et d’exploitation camouflées et clandestines, pénétrant les kolkhozes et même leurs directions dans le but de les corrompre et de les faire exploser de l’intérieur.»
C’est pour cette raison qu’il faut entreprendre un travail politique en profondeur pour former un noyau sûr qui puisse diriger le kolkhoze sur la voie socialiste. «Le parti doit assurer la cristallisation d’un noyau d’ouvriers agricoles et de paysans pauvres dans les kolkhozes par un travail assidu et régulier.» 76

Nouvelles difficultés, nouvelles tâches

Le Parti ne doit pas se laisser tourner la tête par les succès obtenus, puisqu’il y a de «nouvelles difficultés et des manquements» à vaincre. Le plénum les énumère: «Le bas niveau de la base technique des kolkhozes; le niveau inapproprié d’organisation et la faible productivité du travail dans les kolkhozes; le manquement grave de cadres kolkhoziens et l’absence presque totale de
spécialistes dont on a besoin; la composition sociale très mauvaise dans une partie des kolkhozes; le fait que les formes de gestion sont peu adaptées à l’envergure du mouvement kolkhozien, que la direction ne suit pas la vitesse et l’ampleur du mouvement, et le fait que les agences qui dirigent le mouvement kolkhozien sont souvent fort insuffisantes.»77

Le Comité central décide le démarrage immédiat de la construction de deux nouvelles usines de tracteurs d’une capacité de 50.000 unités chacune et de deux nouvelles usines de combinés, l’expansion des usines de fabrication de machines agricoles complexes et des usines chimiques et le développement des Stations de machines et de tracteurs.78 «La construction des kolkhozes est impensable sans une amélioration conséquente des standards culturels du peuple kolkhozien.» Ce qu’il y a à faire: lancer des campagnes d’alphabétisation, créer des bibliothèques, organiser la formation pour les kolkhoziens et des cours par correspondance, réaliser la scolarisation des jeunes et la diffusion massive des connaissances agricoles, l’intensification du travail culturel et politique parmi les femmes et l’organisation de crèches et de cuisines publiques pour leur faciliter la vie, construire des routes et des centres culturels, introduire la radio et le cinéma, les services du téléphone et de la poste à la campagne, publier une presse générale et une presse spécialisée destinée aux paysans, etc.79

Finalement, le Comité central évoque le danger des déviations de gauche. Le radicalisme des paysans pauvres peut conduire à une sous-estimation de l’alliance avec les paysans moyens.80
«Le plénum du Comité central met en garde contre la sous-estimation des difficultés dans la construction des kolkhozes et en particulier contre une attitude formelle et bureaucratique envers elle et envers l’évaluation de ses résultats.»81

La résolution du 5 janvier 1930

Six semaines plus tard, le Comité central se réunit à nouveau pour évaluer le développement impétueux du mouvement kolkhozien. Le 5 janvier 1930, il prend une décision capitale, intitulée A propos du degré decollectivisation et de l’assistance de l’Etat à la construction de kolkhozes. Elle note qu’au printemps 1930, plus de 30 millions d’hectares ont été ensemencés sur une base collectivisée, dépassant déjà les 24 millions qu’on espérait atteindre à la fin du plan quinquennal. «Ainsi, nous disposons de la base matérielle pour remplacer la production à grande échelle des koulaks par la production à grande échelle des kolkhozes.» «Nous pouvons accomplir la tâche de collectiviser l’écrasante majorité des fermes paysannes» à la fin du premier plan. La collectivisation des régions céréalières les plus importantes pourra être achevée entre l’automne 1930 et le printemps 1932.

Le Parti doit soutenir le mouvement spontané de la base et intervenir activement pour l’orienter et le diriger. «Le mouvement kolkhozien se développe spontanément à partir de la base; les organisations du Parti doivent le diriger et lui donner forme, dans le but d’assurer l’organisation d’une production authentiquement collective dans les kolkhozes.»

La résolution met en garde contre des erreurs gauchistes. Il ne faut pas «sous-estimer le rôle du cheval» et sedébarrasser des chevaux dans l’espoir de recevoir bientôt des tracteurs… Il ne faut pas vouloir tout collectiviser. «La forme de collectivisation la plus répandue est l’artel, dans lequel les instruments de production fondamentaux (les bêtes de trait, les machines et le matériel agricole, les bâtiments agricoles, les animaux pour la production commerciale) sont collectivisés.»

Et surtout ceci: «Le Comité central met en garde très sérieusement les organisations du Parti contre une direction du mouvement kolkhozien ‘par décret’, d’en haut: ceci pourrait faire apparaître le danger de remplacer l’émulation socialiste authentique dans l’organisation des kolkhozes, par une forme de ‘jouer’ à la collectivisation.»82

La «dékoulakisation»
Pour réussir la collectivisation, il faut convaincre les paysans pauvres et moyens de la supériorité du travail collectif de la terre, qui permettra d’introduire des machines à grande échelle. Puis, l’industrie socialiste doit être en mesure de produire les tracteurs et les machines qui constituent le support matériel de la collectivisation. Enfin, il faut définir une attitude correcte envers les koulaks, les adversaires irréductibles du socialisme à la campagne. Ce dernier problème a donné heu à d’amples discussions dans le Parti. Voici dans quels termes se posait la question, avant le tournant vers les kolkhozes. C’est Mikoyan qui parle, le 1er mars 1929.

«En dépit de l’autorité politique du Parti à la campagne, le koulak a plus d’autorité dans le domaine économique: sa ferme est meilleure, son cheval est meilleur, ses machines sont meilleures et on l’écoute pour les affaires économiques. Le paysan moyen penche vers l’autorité économique du koulak. Et son autorité sera forte aussi longtemps que nous n’avons pas de kolkhozes.»83
Rumeurs et intoxications koulak L’autorité du koulak s’appuie en grande partie sur l’arriération culturelle, l’analphabétisme, la superstition, les croyances religieuses médiévales de la grande masse des paysans. Ainsi, son arme la plus terrible et la plus difficile à contrer est la rumeur, l’intoxication.

En 1928-1929, des rumeurs identiques couraient sur l’immense territoire soviétique. Dans le kolkhoze, femmes et enfants seront collectivisés. Dans le kolkhoze, tout le monde dormira sous un énorme drap commun. Le gouvernement bolchevik obligera les femmes à couper leurs cheveux pour l’exportation. Les bolcheviks marqueront les femmes sur le front pour identification. Ils viendront russifier les populations locales.84 Bien d’autres «informations» terrifiantes circulaient. Dans les kolkhozes, une machine spéciale brûlera les vieux pour qu’ils ne mangent plus de blé. Les enfants seront enlevés à leurs parents pour être envoyés dans des crèches. 4.000 jeunes femmes seront envoyées en Chine pour payer le chemin de fer oriental chinois. Les kolkhoziens
seront envoyés les premiers à la guerre. Puis la rumeur annonça que, bientôt, les armées des Blancs reviendraient. Les croyants furent informés de la venue prochaine de l’antéchrist et de la fin du monde dans deux ans.85

Dans l’okrug de Tambov, les koulaks mêlaient avec beaucoup d’expertise la rumeur à la propagande politique. Ils disaient que «créer les kolkhozes, c’était instaurer une sorte de servage où le paysan devra à nouveau travailler sous le fouet; le pouvoir soviétique devrait d’abord enrichir les paysans et ensuite pousser à l’établissement de kolkhozes, et ne pas faire ce qu’il fait maintenant, essayer de créer une ferme prospère à partir de fermes ruinées qui n’ont pas de céréales».86 Nous voyons ici se dessiner l’alliance des koulaks avec les boukhariniens, les
koulaks ne s’opposant pas ouvertement au pouvoir soviétique ni aux kolkhozes d’ailleurs, mais il faudra d’abord laisser les paysans s’enrichir, puis on pourra toujours voir pour la collectivisation. Comme Boukharine parle d’«exploitation féodale de la paysannerie», les koulaks dénoncent «le servage»…

Que faire des koulaks?

Comment faut-il traiter le koulak? En juin 1929, Karpinsky, un haut responsable du Parti, écrit qu’il faut permettre aux koulaks, lorsque la collectivisation touche la majorité des familles, de rejoindre le kolkhoze à condition qu’ils remettent leurs moyens de production au fonds indivisible. Il était soutenu par Kaminsky, le président de l’Union des kolkhozes. Le 4 juillet 1929, eut lieu une conférence du Département rural du Comité central. Le même point de vue y fut développé par la direction. Mais une majorité des délégués, responsables locaux du Parti, était «catégoriquement opposée» à l’admission des koulaks dans les kolkhozes. Un délégué déclara: «S’il entre dans le kolkhoze, le koulak retournera d’une manière ou d’une autre l’association pour le travail en
commun de la terre en une association visant à en finir avec le pouvoir soviétique.»87

En juillet 1929, le secrétaire de la Région de la Volga Centrale, Khataevich, déclara qu’il fallait accepter les koulaks qui remettent leurs moyens de production au kolkhoze, sous la condition que le kolkhoze soit correctement axé sur les paysans pauvres et moyens et qu’il ait une bonne direction.88 Pourtant, il existait déjà certaines expériences allant en sens contraire. Au Kazakhstan, en août 1928, 700  familles de bai, seigneurs sémi-féodaux, avaient été exilées. Chaque famille possédait au moins cent bêtes qui furent distribuées aux kolkhozes déjà constitués et aux paysans individuels qu’on incitait en même temps à former des kolkhozes. En février 1929, une conférence régionale en Sibérie avait décidé de ne pas admettre les koulaks. En juin, le Caucase du Nord avait pris la même décision.89

La Pravda du 17 septembre présentait un reportage explosif sur le kolkhoze «L’agriculteur rouge», dans la Basse Volga. Etabli en 1924, ce kolkhoze modèle avait reçu 300.000 roubles de crédits de l’Etat. Mais en 1929, sa propriété socialisée ne valait que 1.800 roubles… Les crédits avaient été détournés ou utilisés à des fins personnelles. Les économies privées des paysans riches avaient été subsidiées avec ces fonds. Le président du kolkhoze était un ancien socialiste-révolutionnaire; la direction comptait parmi ses membres des anciens commerçants, un fils de pope et quatre autres anciens socialistes-révolutionnaires.90 Molotov formula la conclusion de cette affaire: «Des éléments koulaks et socialistes-révolutionnaires se cacheront souvent derrière l’écran de fumée du
kolkhoze.»

Il faut donc une «lutte sans merci» contre le koulak et une amélioration de l’organisation des paysans pauvres et de l’alliance entre les paysans pauvres et moyens.91

En novembre 1929, Azizyan, un journaliste spécialisé en agriculture, a analysé les motivations des koulaks pour entrer dans le kolkhoze: ils veulent tout d’abord éviter la pression des taxes et des livraisons obligatoires de blé; garder la meilleure terre; garder leurs outils et leurs machines; assurer l’éducation de leurs enfants.92 Au même moment, un autre journaliste rapporte que «la moitié faible de l’espèce humaine» sympathise avec les koulaks, mais que les fermiers collectifs sont fort catégoriques en disant qu’il faut «renvoyer les koulaks du village dans la steppe et les maintenir en quarantaine pour cinquante ans».93

La résolution du Comité central du 5 janvier 1930 tire les conclusions de tous ces débats et affirme qu’il faut «passer, dans le travail pratique du Parti, d’une politique de limitation des tendances exploiteuses des koulaks à une politique de liquidation des koulaks en tant que classe». «Il est inadmissible de permettre aux koulaks de joindre les kolkhozes.»94

Lutte à mort

Après cette résolution qui annonçait la fin des relations capitalistes à la campagne, les koulaks se sont lancés dans un combat à mort. Pour saboter la collectivisation, des koulaks incendiaient la récolte, mettaient le feu aux granges, aux maisons et aux bâtiments, tuaient des militants bolcheviks. Mais surtout, les koulaks voulaient rendre impossible le démarrage des fermes collectives en détruisant une partie essentielle des forces productives à la campagne, les chevaux et les boeufs. Tout le travail de la terre s’effectuait encore avec des animaux de trait. Les koulaks en ont exterminé la moitié. Pour ne pas devoir céder leur bétail à la collectivité, ils l’abattaient et incitaient les paysans moyens à faire de même.

Des trente-quatre millions de chevaux que comptait le pays en 1928, quinze millions seulement étaient encore en vie en 1932. Un bolchevik laconique parla de l’élimination des chevaux en tant que classe. Des 70,5 millions de bovins, il en restait 40,7 millions en 1932, des 31 millions de vaches, 18 millions. 11,6 millions de porcs sur 26 passèrent l’épreuve de la collectivisation.95

Cette destruction de forces productives eut, bien sûr, des conséquences désastreuses: en 1932, la campagne connut une grande famine, causée en partie par le sabotage et les destructions effectuées par les koulaks. Mais les anti-communistes attribuent à Staline et à la «collectivisation forcée» les morts provoquées par l’action criminelle des koulaks…

La résolution sur la dékoulakisation

En janvier 1930, un mouvement spontané pour exproprier les koulaks se produisit. Le 28 janvier 1930, Kossior le salua comme «un large mouvement de masse des paysans pauvres, moyens et des ouvriers agricoles». Il appela les organisations du Parti à ne pas restreindre ce mouvement mais à l’organiser afin de «porter un coup réellement écrasant à l’influence politique et en particulier à l’avenir économique de la couche des koulaks dans le village».96 Peu auparavant, Odintsev, vice-président de l’Union des kolkhozes de la République de Russie, avait dit: «Nous devons agir avec le koulak comme nous avons agi avec la bourgeoisie en 1918. »97 Krylenko avoua un mois plus tard: «Un mouvement spontané de dékoulakisation s’est produit localement; en quelques endroits seulement, il était bien organisé.»98

Le 30 janvier 1930, le Comité central prit des décisions pour diriger la dékoulakisation spontanée en publiant une résolution intitulée A propos des mesures pour l’élimination des fermes de koulaks dans les districts de collectivisation avancée. Selon la résolution, le nombre total des familles koulaks, de toutes les catégories, ne dépassait pas 3 à 5 % dans les régions céréalières et 2 à 3 % dans les régions non céréalières. La catégorie 1 comprenait les contre-révolutionnaires actifs. La OGPU (police politique) devait déterminer si un koulak appartenait à cette catégorie. La résolution fixait une limite de 63.000 familles pour toute l’URSS. Leurs moyens de production et leurs propriétés personnelles devaient être confisqués. Les chefs de famille seraientcondamnés à la prison ou enfermés dans un camp. Les «organisateurs d’actes terroristes, de démonstrations contre-révolutionnaires et de formations insurrectionnelles» pouvaient être condamnés à mort. Les membres de
leur famille devaient être exilés, comme les personnes de la catégorie 2.

La catégorie 2 englobait les autres koulaks politiquement actifs, surtout les koulaks les plus riches et les anciens propriétaires fonciers. Cette catégorie «manifestait une moindre opposition active à l’Etat soviétique, mais était constituée d’archi-exploiteurs et ils soutenaient naturellement la contre-révolution». Les listes de ceux inclus dans cette catégorie devaient être préparées par le soviet du district et approuvées par l’okrug sur la base de décisions prises par les assemblées de fermiers collectifs ou de groupes de paysans pauvres et d’ouvriers agricoles. Leur nombre pour l’ensemble de l’URSS était fixé à 150.000 familles. La majeure partie des moyens de production et une partie de leurs propriétés privées devaient être confisquées. Ils gardaient aussi une quantité
de nourriture et une somme pouvant atteindre 500 roubles. Ils devaient être exilés en Sibérie, au Kazakhstan, dans l’Oural.

Dans la catégorie 3 se trouvaient la majorité des koulaks qui pouvaient être ralliés au pouvoir soviétique. Cette catégorie comptait entre 396.000 et 852.000 familles. Une partie seulement de leurs moyens de production était confisquée et on les réinstallait sur des terres vierges du district.99

Le lendemain, 31 janvier, un éditorial de Bolchevik expliqua que l’élimination des koulaks en tant que classe était «la dernière bataille avec le capitalisme interne, qui doit être menée à bout; rien ne doit nous barrer cette voie; les koulaks en tant que classe ne quitteront pas la scène historique sans une opposition des plus sauvages».100

L’offensive koulak redouble de force

En Sibérie, on a enregistré mille actes de terrorisme de la part des koulaks pendant les six premiers mois de 1930. Entre le 1er février et le 10 mars, dix-neuf «organisations contre-révolutionnaires insurrectionnelles» et 465 «groupements antisoviétiques de koulaks» comptant plus de 4.000 membres furent dénoncés. Selon des historiens soviétiques écrivant en 1975, «dans la période de janvier au 15 mars 1930, les koulaks organisèrent dans tout le pays (à l’exception de l’Ukraine) 1.678 démonstrations armées, accompagnées d’assassinats de membres du Parti et des soviets et d’activistes kolkhoziens et de destructions de propriétés kolkhoziennes». Dans l’okrug Sal’sk dans le Caucase du Nord, des émeutes eurent lieu pendant plus d’une semaine en février 1930. Des
bâtiments des soviets et du Parti ainsi que des magasins furent détruits. Des koulaks qui attendaient leur départ pour l’exil avançaient les slogans:
«Pour le pouvoir des soviets, sans communistes et sans kolkhozes», «La dissolution des cellules du Parti et des kolkhozes» et «La libération des koulaks arrêtés et la restitution de leurs propriétés confisquées». Ailleurs, on criait: «Vive Lénine et le pouvoir des soviets, à bas les kolkhozes.» 101
Fin 1930, dans les catégories 1, 2 et 3, on avait exproprié 330.000 familles koulaks; la plupart l’avaient été entre février et avril. On ne connaît pas le nombre de koulaks de la première catégorie qui ont été exilés, mais il est probable que ces 63.000 familles furent les premières à être frappées; le nombre d’exécutions dans cette catégorie n’est pas connu non plus. Les familles exilées de la deuxième catégorie auraient été au nombre de 77.975 à la fin de 1930.102 La grande majorité des expropriés se trouvaient dans la troisième catégorie; certains furent réinstallés
dans leur village même, la majorité dans leur district.

Kautsky et la «révolution koulak»

Au moment où les koulaks se lançaient dans leur dernier combat contre le socialisme, ils ont reçu, au niveau international, un soutien inattendu. En 1930, la social-démocratie belge, allemande, française s’est mobilisée contre le bolchevisme… au moment-même où une crise effrayante frappait tous les pays impérialistes. En 1930, Kautsky écrit un livre, Le bolchevisme dans l’impasse.103 Kautsky affirme qu’il fallait en Union soviétique une révolution démocratique contre «l’aristocratie soviétique».104 Il exprime l’espoir qu’une «insurrection paysanne victorieuse contre le régime bolchevik» éclatera bientôt en URSS.105 Il parle de «la dégénérescence fasciste du bolchevisme» qui «est un fait depuis environ dix ans»!106
Ainsi, à partir de 1930, la social-démocratie chante la rengaine «communisme = fascisme». Cette socialdémocratie qui soutient le colonialisme, qui s’efforce de sauver le capitalisme de la crise de 1929, qui organise ou soutient la répression anti-ouvrière et dont une grande partie s’apprête à collaborer avec les nazis! Kautsky conclut:

«Notre revendication principale, c’est la démocratie pour tous.» Il prône un large front uni avec la droite russe pour une «république démocratique parlementaire», disant que «la démocratie bourgeoise est moins intéressée au capitalisme en Russie qu’elle ne l’est en Europe occidentale.»107 Kautsky a parfaitement résumé la ligne de la social-démocratie de 1930, en lutte contre l’URSS: une «révolution démocratique» contre «l’aristocratie soviétique» et contre la «dégénérescence fasciste du bolchevisme», afin de réaliser la «démocratie pour tous» et d’établir une «république démocratique parlementaire». On reconnaît le programme adopté en 1989 par les restaurateurs capitalistes en Europe de l’Est et en URSS.

«Le vertige du succès»
Au 1er mars 1930, 57,2 pour cent des familles paysannes étaient entrées dans les kolkhozes. La région centrale des Terres Noires atteignait un taux de 83,3 %, le Caucase du Nord 79,4 % et l’Oural 75,6 %. La région de Moscou comptait 74,2 % de familles collectivisées; le secrétaire du Parti, Bauman, avait exigé la collectivisation complète pour le 10 mars.108 La Basse Volga comptait 70,1 % de familles collectivisées, la Volga centrale 60,3 et l’Ukraine 60,8 %.109

Ce développement impétueux du mouvement kolkhozien ainsi que la résistance violente des koulaks, entraînant une partie des paysans moyens, provoquèrent à nouveau des discussions animées et firent apparaître des points de vue opposés au sein du Parti.

Pas plus tard que le 31 janvier, Staline et Molotov avaient envoyé un télégramme au bureau du Parti pour l’Asie centrale indiquant qu’il fallait «avancer la cause de la collectivisation dans la mesure où les masses y sont réellement impliquées».110

Le 4 février, sur instruction du Comité central, le comité de la Volga centrale avait envoyé une directive aux organisations locales disant que «la collectivisation doit être réalisée sur la base du développement d’un travail de masse large parmi les paysans pauvres et moyens, en menant une lutte décisive contre les moindres tentatives de pousser les paysans pauvres et moyens dans les kolkhozes en recourant à des méthodes administratives».111

Le 11 février, lors de la Conférence des régions des minorités nationales (l’Asie centrale et le Transcaucase), Molotov mit en garde contre «des kolkhozes sur papier». Suite à cette conférence, les méthodes administratives utilisées en Ouzbékistan et dans la région des Tchétchènes furent critiquées, ainsi que le manque de préparation des masses.112

Le 13 février, le comité du Parti de la région du Caucase du Nord démettait un certain nombre de responsables des districts et des soviets de village, accusés «de l’utilisation criminelle de méthodes administratives, de distorsions de la ligne de classe en ignorant complètement les directives des organes supérieurs, de faiblesse inadmissible du travail des soviets et de l’absence complète de travail de masse, d’une attitude rude et brutale envers la population». Le 18 février, le comité critiquait la socialisation complète et forcée des vaches, des poules, des jardins, des crèches d’enfants et la désobéissance aux directives sur la dékoulakisation. Ces critiques avaient reçu l’approbation de Staline.113

Staline rectifie

Le 2 mars 1930, Staline publie un article retentissant intitulé Le vertige du succès. Staline affirme que, dans certains cas, on «a violé le principe léniniste de la libre adhésion lors de la formation
des kolkhozes». Il faut que les paysans puissent se convaincre, par leur propre expérience, de «la force et de l’importance de la nouvelle technique, de l’organisation nouvelle, collective». En Turkménistan, on a menacé de recourir à l’armée si les paysans n’entraient pas dans les kolkhozes. En plus, il faut tenir compte des conditions différentes selon les régions.

«On cherche souvent à substituer au travail préparatoire d’organisation des kolkhozes, la proclamation du mouvement kolkhozien à coups de décrets bureaucratiques, de résolutions paperassières sur la croissance des kolkhozes, l’organisation de kolkhozes fictifs, qui n’existent pas encore en réalité, mais sur ‘l’existence’ desquels on possède une foule de résolutions fanfaronnes.»114

Puis, certains ont voulu «tout collectiviser», ils se sont lancés dans des «tentatives grotesques de vouloir sauter par-dessus soi-même». Cette «précipitation absurde et nuisible» ne peut que «porter de l’eau au moulin de nos ennemis de classe». La forme prédominante du mouvement kolkhozien doit être l’artel agricole. «Dans l’artel sont collectivisés les principaux moyens de production, notamment ceux qui servent à la culture des céréales: le travail, la jouissance du sol, les machines et autre matériel, les bêtes de trait, les dépendances. N’y sont pas collectivisés les terres attenant aux fermes (petits potagers, jardinets), les habitations, une partie du bétail laitier, le menu bétail, la volaille, etc. L’artel est le maillon principal du mouvement kolkhozien parce qu’il
est la forme la plus rationnelle permettant de résoudre le problème des céréales. Or, le problème des céréales est  le maillon principal de tout le système de l’agriculture.»115

Le 10 mars, une résolution du Comité central reprenait ces points et indiquait que «dans certains districts le pourcentage des ‘dékoulakisés’ avait monté jusqu’à 15 %».116 Une commission du Comité central examinait le cas des «dékoulakisés» envoyés en Sibérie. Sur 46.261 cas examinés, 6 % avaient été exilés à tort. En trois mois, 70.000 familles ont été réhabilitées dans les cinq régions pour lesquelles on dispose d’informations.117 Ce chiffre doit être comparé aux 330.000 familles expropriées dans les trois catégories, fin 1930.

Rectifier et consolider
Hindus, un Américain d’origine russe, se trouvait dans son village natal lorsque l’article de Staline y parvint.
Voici son témoignage.
«Au marché, des paysans s’attroupaient, lisaient à haute voix l’article et le discutaient longuement et avec violence, et certains étaient si exaltés qu’ils achetaient toute la vodka qu’ils pouvaient se payer et se saoulaient.»118
«Staline devenait pendant un certain temps un héros populaire avec la publication de son Vertige du succès», note Lynne Viola.119
Au moment où Staline écrit son article, 59 % des paysans étaient entrés dans les kolkhozes. Il espérait, de toute évidence, que la majorité y resterait. «La tâche du Parti (est de) consolider les succès obtenus et de les utiliser méthodiquement pour continuer notre avance.»120 Un décret du 3 avril comportait plusieurs mesures spéciales destinées à consolider les kolkhozes existants. Les
fermiers collectifs pouvaient avoir un certain nombre d’animaux et travailler un lopin de terre pour leur compte. Un crédit de 500 millions de roubles fut libéré au profit des kolkhozes pour l’année en cours. Plusieurs dettes des kolkhozes et des kolkhoziens, ainsi que des paiements dus, furent annulés. Des diminutions de taxes furent annoncées pour les deux années à venir.121 Fin mars, Molotov mettait en garde contre la débandade et insistait pour qu’on maintienne autant que possible le degré de collectivisation tout en rectifiant les erreurs:

«Notre approche… c’est de manoeuvrer, et, en garantissant un certain niveau d’organisation, même s’il n’était pas complètement volontaire, de consolider les kolkhozes». Molotov soulignait que le «principe volontaire bolchevik» diffère du «principe volontaire socialiste-révolutionnaire et koulak» qui présupposait l’égalité desconditions pour le kolkhoze et pour le paysan individuel.122
Mais il était aussi nécessaire de corriger de main ferme les erreurs gauchistes et bureaucratiques. Le 4 avril, Bauman, le secrétaire du comité de Moscou, un des bastions du «gauchisme», reçut sa démission. Kaganovich, qui le remplaça, démit 153 responsables de district et d’okrug.123

L’opportunisme de droite relève la tête
Dans un monde rural dominé par des petits producteurs, la critique faite par Staline comportait nécessairement de graves dangers. L’enthousiasme peut facilement se transformer en abattement; l’opportunisme de droite, toujours présent, peut relever la tête lorsque les erreurs gauchistes sont mises au pilori. Chez un nombre considérable de responsables locaux, on nota un sentiment de panique et de désarroi; leur moral et leur confiance furent ébranlés. Certains affirmaient que l’article de Staline avait détruit beaucoup de kolkhozes viables, qu’il faisait trop de concessions aux koulaks et qu’il marquait un retrait vers le capitalisme.124

Dans l’ensemble du Parti, les tendances opportunistes de droite, battues en 1928-1929, restaient toujours bien enracinées. Certains, effrayés par l’âpreté et la violence de la lutte des classes à la campagne, profitaient de la critique des excès de la collectivisation pour relancer la critique de la collectivisation même. Syrtsov avait appartenu au groupe opportuniste de droite de Boukharine en 1927-1928. Mais en juillet 1930, il avait été promu membre suppléant du bureau politique. Le 20 février 1930, il parlait de «l’apathie et du nihilisme dans la production constatés chez une partie considérable des paysans qui sont entrés dans les kolkhozes»; il attaquait «la centralisation et le bureaucratisme» qui prévalaient au sein des kolkhozes et disait qu’il fallait «développer l’initiative des paysans sur une base nouvelle».125 C’était une position de capitulation et un virage vers la position des koulaks. En août 1930, Syrtsov mettra en garde contre une relance de la collectivisation et dira que les kolkhozes ne valent pas grand-chose s’ils n’ont pas une base technique solide. En même temps, il exprimera son scepticisme face aux perspectives de l’usine de tracteurs de Stalingrad. En décembre 1930, il sera exclu du Comité central.126

Les anti-communistes se précipitent
Tous les éléments anti-parti tentaient de tourner la critique des excès contre la direction du Parti et contre Staline. En attaquant tantôt avec des arguments de droite tantôt avec des phrases de «gauche» la direction léniniste, ils voulaient ouvrir les portes aux positions anticommunistes. Lors d’un meeting à l’Académie de l’Agriculture Timiryazev à Moscou, un homme dans la salle s’écria:

«Où était le Comité central pendant les excès?» Un éditorial de la Pravda du 27 mai dénonçait les démagogues qui essaient d’utiliser les critiques des erreurs pour «discréditer la direction léniniste du parti».127

Un certain Mamaev, dans une tribune de discussion, écrit: «Involontairement, la question survient: qui a eu des vertiges à la tête? On devrait parler de sa propre maladie, et non pas faire la leçon aux masses du parti.» Mamaev dénonce «l’application à une échelle de masse de mesures répressives contre les paysans pauvres et moyens». La campagne n’est pas mûre pour la collectivisation aussi longtemps qu’on ne peut pas la mécaniser. Puis il critique la «bureaucratisation avancée» du Parti et il condamne «l’excitation artificielle de la lutte des classes».128 Mamaev fut dénoncé, à juste titre, comme «un agent des koulaks au sein du Parti».

Expulsé d’Union soviétique, Trotski prendra désormais presque systématiquement le contre-pied de toutes les positions adoptées par le Parti. En février 1930 déjà, il dénonce la collectivisation et la dékoulakisation comme une «aventure bureaucratique». La tentative d’établir le socialisme dans un seul pays, sur la base de l’équipement du paysan arriéré, est condamnée à l’échec, dit-il. En mars, Trotski parle du «caractère utopique et réactionnaire d’une collectivisation à cent pour cent». «L’organisation forcée de grandes fermes collectives sans la base technologique qui seule pourrait assurer leur supériorité sur les petites fermes» est une utopie réactionnaire. «Les kolkhozes, prophétise-t-il, vont s’effondrer pendant qu’ils attendent la base technique.»129
Ces critiques de Trotski, qui se prétendait représenter «la gauche», ne se distinguaient plus en rien de celles lancées par les opportunistes de droite.

Rakovsky, le principal trotskiste resté en URSS en exil intérieur, appelle au renversement de la «direction centriste, dirigée par Staline». Les kolkhozes vont éclater et il se constituera un front de la campagne contre l’Etat socialiste. Il ne faut pas trop décourager le koulak de produire, tout en limitant ses moyens. Il faut importer des produits industriels destinés aux paysans et diminuer la croissance de l’industrie soviétique. Rakovsky reconnaît que ses propositions ressemblent à celles de la droite boukharinienne, mais «nous sommes une armée qui se retire en bon ordre, eux sont des déserteurs qui fuient le champ de bataille»…130

Recul et acquis

Finalement, le taux de collectivisation s’effondre de 57,2 % au 1er mars 1930 à 21,9 %, le 1er août, pour remonter à 25,9 % en janvier 1931. Dans la région centrale des Terres Noires, ce chiffre tombe de 83,3 % le 1er mars à 15,4 % le 1er juillet. La région de Moscou enregistre une chute de 74,6 % à 7,5 % le 1er mai. La qualité du travail politique et organisationnel se reflète clairement dans le nombre de paysans qui se retirent des kolkhozes. La Basse Volga, partie de 70,1 % le 1er mars, garde un taux de 35,4 % au 1er août et remonte à 57,5 % au 1er janvier 1931. Le Caucase du Nord obtient les meilleurs résultats: 79,4 % le 1er mars, 50,2 % le 1er juillet et 60 % le 1 er janvier 1931.131

Pourtant, dans l’ensemble, les acquis de cette première grande vague de la collectivisation restent remarquables. Le taux de collectivisation dépasse déjà largement ce qui était prévu pour la fin du premier plan quinquennal, en 1933. En mai 1930, après les départs massifs des kolkhozes, 6 millions de familles en font toujours partie, au lieu de 1 million en juin 1929. Le kolkhoze moyen compte maintenant 70 familles au lieu de 18 en juin 1929. Le niveau de collectivisation est plus élevé, les kolkhozes sont surtout des artels, au lieu d’associations pour le travail collectif de la terre. Le nombre des bêtes de trait est de 2,11 millions en janvier 1930 et de 4,77 millions

En mai 1930. Dans les kolkhozes, il y a 81.957 membres du Parti, le 1 er juin 1929; ils sont 313.220 en mai 1930.

Avant la grande vague de la collectivisation, les kolkhozes comprenaient surtout des paysans sans terre et des paysans pauvres. Maintenant, un grand nombre de paysans moyens y participent. En mai, 32,7% des membres de la direction sont des anciens paysans moyens.132 En mai 1930, les fonds indivisibles des kolkhozes s’élèvent à 510 millions de roubles dont 175 millions proviennent de l’expropriation des koulaks.133

Résultats remarquables

Malgré les bouleversements énormes de la collectivisation, la récolte de 1930 a été excellente. Les bonnes conditions climatologiques y avaient contribué, ce qui a pu conduire le Parti à sous-estimer les difficultés encore à venir.

La production de céréales se chiffrait, selon différents calculs, de 77,2 à 83,5 millions de tonnes, alors qu’elle était de 71,7 en 1929.134 Grâce à la planification nationale, les récoltes industrielles, surtout celles du coton et des betteraves, avaient augmenté de 20 %. En revanche, en raison de l’abattement d’un grand nombre de bêtes, la production animale était passée de 5,68 milliards de roubles à 4,40: une baisse de 22 %.

En 1930, l’ensemble du secteur collectif (kolkhozes, sovkhozes et lopins individuels des kolkhoziens) réalisait 28,4 % de la production agricole brute, contre 7,6 % l’année précédente.135
Les livraisons de céréales aux villes passaient de 7,47 millions de tonnes en 1929-1930 à 9,09 millions en 1930- 1931, soit une augmentation de 21,7 %. Mais, étant donné le développement fulgurant de l’industrie, le nombre de citadins qui recevaient le rationnement de pain était passé de 26 millions à 33, un accroissement de 27 %.136

La consommation de produits alimentaires diminuait légèrement à la campagne, passant de 60,55 roubles par personne en 1928 à 61,95 en 1929 et à 58,52 en 1930. Mais la consommation de produits industriels passait de 28,29 roubles en 1928 à 32,20 l’année suivante et à 32,33 en 1930. La consommation totale de la population rurale évoluait d’un indice 100 en 1928 à 105,4 en 1929 et à 102,4 en 1930. Le niveau de vie à la campagne avait donc légèrement augmenté, tandis qu’il avait diminué d’autant en ville. La consommation totale par personne en ville était passée d’un indice 100 en 1928 à 97,6 en 1929 et 97,5 l’année suivante.137

Ceci contredit l’accusation de Boukharine que Staline avait organisé «l’exploitation féodale-bureaucratique» de la paysannerie: toute la population travailleuse faisait des sacrifices énormes pour l’industrialisation et ceux demandés aux ouvriers étaient souvent plus lourds que ceux demandés aux paysans.

Pour nourrir les villes et réussir l’industrialisation, l’Etat soviétique suivait une politique de prix extrêmement bas pour les céréales. Mais en 1930, on notait des augmentations considérables des revenus paysans provenant des ventes sur les marchés libres et du travail saisonnier. Comme le dit Davies: «L’Etat assurait des ravitaillements en produits agricoles essentiels à des prix très loin au-dessous du niveau du marché. Mais, quand on considère les collectes (par l’Etat) et les ventes au marché comme un ensemble, les prix reçus par le producteur agricole se sont accrus beaucoup plus rapidement que les prix des produits industriels. Les termes d’échange étaient modifiés en faveur de l’agriculture.»138

«Le contrôle centralisé de la production agricole semble avoir eu un certain succès dans son but premier qui était d’assurer l’approvisionnement en nourriture de la population urbaine et des matières premières agricoles pour l’industrie.»139

L’essor de l’agriculture socialiste
En octobre 1930, 78 % des familles paysannes restent toujours des producteurs individuels, orientés vers le marché. La Pravda du 21 octobre écrit: «Dans les circonstances actuelles de l’automne où nous avons eu une bonne récolte, dans les circonstances de prix spéculatifs très élevés pour les céréales, la viande et les légumes sur le marché, certaines familles de paysans
moyens se transforment rapidement en familles de paysans moyens riches et en koulaks.»140

La seconde vague de la collectivisation
Entre septembre et décembre 1930, une campagne de propagande pour les kolkhozes est entreprise. Les directions des kolkhozes distribuent des rapports d’activité aux paysans individuels des alentours. On convoque des meetings spéciaux pour ceux qui ont quitté les kolkhozes après mars. 5.625 «commissions de recrutement» composées de kolkhoziens se rendent en septembre dans des districts à faible collectivisation pour y convaincre les paysans. Dans la région centrale des Terres Noires, 3,5 millions de paysans individuels sont invités aux assemblées générales des kolkhozes où le rapport annuel est discuté.

On continue à exiler des koulaks qui sabotent la collectivisation, surtout en Ukraine où, début 1931, le nombre total des exilés des trois catégories est de 75.000.141 Mais la campagne pour la collectivisation de l’automne 1930 est dirigée avec prudence par la direction du Parti, elle n’est pas menée avec la rigueur et la poigne de la première vague et il n’y a pas de campagne centrale pour
exiler les koulaks.142

Du 1er septembre au 31 décembre 1930, 1.120.000 familles entrent dans les kolkhozes. 25,9 % des familles ont désormais opté pour l’agriculture collective.143

En accordant les meilleures terres et différents types d’avantages aux kolkhoziens, la pression économique sur les paysans individuels s’accentue au cours de l’année 1931. Entre juin 1930 et juin 1931 la deuxième grande vague de la collectivisation porte le nombre de familles collectivisées de 23,6 % à 57,1 %.

Les trois années suivantes, on connaît un léger accroissement de 4,6 % en moyenne, pour atteindre 71,4 % en juin 1934.
De juin 1935 à juin 1936, on passe de 83,2 % à 90,3 achevant pour l’essentiel la collectivisation del’agriculture.144

Créativité économique et sociale
La collectivisation de l’année 1930 est souvent décrite comme imposée par la force à la masse paysanne. Nous voudrions souligner l’extraordinaire créativité sociale et économique de cette période, une créativité révolutionnaire dont ont fait preuve les masses, les cadres intellectuels et les dirigeants du Parti. La plupart des traits essentiels du système agricole socialiste ont été «inventés» au cours de la lutte en 1929-1931. Davies doit le reconnaître:

«C’était un processus d’apprentissage à grande échelle, dans un laps de temps extrêmement court, dans lequel les dirigeants du Parti et leurs conseillers, les responsables locaux du Parti, les paysans et les institutions économiques contribuaient tous au résultat final… Les traits majeurs du système des kolkhozes, établis en 1929- 1930, se sont maintenus jusqu’à la mort de Staline, et un certain temps après.»145 D’abord, le kolkhoze a été conçu comme la forme organisationnelle permettant d’introduire la grande production mécanisée dans un pays agricole arriéré. Les kolkhozes étaient essentiellement axés sur la culture des céréales et sur les cultures industrielles, surtout le coton et les betteraves. La production des kolkhozes était livrée à l’Etat à des prix très bas, ce qui a permis d’impulser l’industrialisation socialiste: les sommes dépensées par l’Etat pour assurer le ravitaillement des citadins et l’approvisionnement de l’industrie en matières premières agricoles étaient
maintenues très basses. Les kolkhoziens recevaient des compensations grâce à des revenus considérables tirés de la vente au marché libre et des occupations subsidiaires.

Ensuite, le système des Stations machines-tracteurs a été créé comme voie principale de l’introduction des machines à la campagne. Bettelheim écrit: «Sur la base juridique de la collectivisation, l’agriculture a pu bénéficier d’investissements massifs qui ont transformé totalement les conditions techniques des exploitations agricoles.» «Ce bouleversement total de la technique agricole n’a été possible que grâce à la substitution de la grande exploitation à la petite et moyenne exploitation.»146

Mais comment a-t-on réussi à introduire la technique moderne dans les kolkhozes? La question n’était pas simple. Au cours de l’été 1927, Markevitch avait créé à Shevchenko un système original, la Station machines-tracteurs, qui maintenait un contrôle central sur les machines et les mettait à la disposition des kolkhozes.

Début 1929, il y avait deux Stations de machines et tracteurs, propriétés de l’Etat, avec 100 tracteurs. Il y avait aussi 50 «colonnes de tracteurs», appartenant aux coopératives céréalières avec 20 tracteurs chacune. 800 tracteurs appartenaient à 147 grands kolkhozes et la majorité des 20.000 tracteurs étaient éparpillés dans les petits kolkhozes.147

En juillet 1929, la plupart des tracteurs étaient donc aux mains des coopératives agricoles et des kolkhozes. Lors d’une conférence, certains proposaient que les tracteurs et machines soient vendus aux kolkhozes: si les paysans n’ont pas la possession directe des machines, ils ne vont pas se mobiliser pour en réunir le financement. Mais l’Inspection ouvrière et paysanne critiquait en août 1929 les expériences où les tracteurs appartenaient aux coopératives. Ce système rendait impossible une planification sérieuse, il n’y avait pas de préparation adéquate de la population et l’on manquait d’ateliers de réparation, les pannes étaient fréquentes par manque de soin.148

En février 1930, le Parti abandonnait l’expérience des kolkhozes géants, très populaire jusqu’alors chez les activistes, pour prendre le village-kolkhoze comme base de la collectivisation. En septembre 1930, le Parti décidait de concentrer tous les tracteurs utilisés par les kolkhozes dans des Stations de machines-tracteurs, propriétés d’Etat.149 Markevitch proposait de concentrer 200 tracteurs pour servir 40 à 50.000 hectares de terre arable, avec un atelier de réparation. Il soulignait qu’il était nécessaire que la technologie agricole soit gérée par un «centre organisationnel unifié» pour toute l’URSS. Il fallait sélectionner les districts prioritaires, étudier la technologie mondiale pour trouver les meilleurs types de machines, standardiser et centraliser l’offre de
machines.150

Déjà au printemps 1930, ce système prouva sa supériorité. Les SMT ne servaient que 8 % des kolkhozes, mais 62 % de leurs paysans restèrent dans le kolkhoze au moment du «retrait». La collecte centrale des récoltes était grandement facilitée par les SMT, puisque les kolkhozes leur remettaient un quart de la récolte comme paiement.151 Les travailleurs des SMT avaient le statut d’ouvrier industriel. Représentant la classe ouvrière à la campagne, ils exerçaient une influence déterminante sur les kolkhoziens dans le domaine de l’éducation politique et technique et dans celui de l’organisation. 25.000 tractoristes reçurent leur formation en 1930. Au printemps 1931, des cours furent organisés pour 200.000 jeunes paysans et paysannes qui entreraient dans les SMT, dont
150.000 comme tractoristes.152

Troisièmement, un système ingénieux de rémunération des kolkhoziens fut mis sur pied, celui des «journéestravail».

Un décret du 28 février 1933 avait réparti les principaux travaux agricoles en sept catégories tarifaires, dont la valeur, exprimée en «journées-travail», variait de 0,5 à 1,5. C’est-à-dire que le travail le plus dur ou le plus difficile était rémunéré trois fois plus que le travail léger et facile. Le revenu disponible du kolkhoze était réparti, en fin d’année, entre les kolkhoziens d’après leur nombre de journées-travail. Le revenu moyen par famille, dans les régions céréalières, était de 600,2 kilos de céréales et 108 roubles en 1932. En 1937, il était de 1.741,7 kilos de céréales et 376 roubles.153
Finalement, on trouva un équilibre entre le travail collectif et l’activité individuelle des paysans kolkhoziens. Le statut type du kolkhoze, adopté le 7 février 1935, fixe les grands principes du kolkhoze tels qu’ils se sont dégagés de cinq années de luttes et d’expérience.154 En 1937, les surfaces cultivées sous forme de parcelles individuelles des kolkhoziens représentaient 3,9 % des surfaces cultivées, mais les kolkhoziens en retiraient 20 % de leurs revenus. Chaque famille pouvait posséder trois bêtes à cornes dont une vache, puis une truie avec porcelets, dix moutons et brebis et une quantité illimitée de volailles et de lapins.155

Les investissements à la campagne

Fin 1930, les SMT contrôlaient 31.114 tracteurs. Selon le plan, ils devraient en avoir 60.000 en 1931. Ce chiffre n’a pas été atteint. En 1932, les SMT possédaient 82.700 tracteurs. Le reste des 148.500 unités se trouvait dans les sovkhozes.

Le nombre total des tracteurs augmentera de façon constante au cours des années trente: de 210.900 en 1933, il passera à 276.400 l’année suivante, pour faire un bond à 360.300 en 1935 et à 422.700 en 1936. En 1940, l’URSS compte 522.000 tracteurs.156 Une autre statistique indique le nombre de tracteurs en unités de 15 chevaux. Elle confirme l’effort extraordinaire fait au cours des années 1930-1932.

Début 1929, l’URSS rurale comptait 18.000 tracteurs calculés en unités de 15 chevaux, 700 camions et 2 (deux!) moissonneuses. Début 1933, il y avait 148.000 tracteurs, 14.000 camions et autant de moissonneuses. Au début de la guerre, en 1941, les kolkhozes et sovkhozes utilisaient 684.000 tracteurs (toujours en unités 15 cv), 228.000 camions et 182.000 moissonneuses.157

La bourgeoisie a beau fulminer contre la répression qu’ont subie les paysans riches à cause de la collectivisation, il reste qu’en une décennie, le paysan russe est passé du Moyen Age en plein vingtième siècle. Son développement culturel et technique a été phénoménal.

Ces progrès reflètent l’augmentation continue des investissements dans l’agriculture. De 379 millions de roubles en 1928, ils passent à 2.590 millions en 1930, à 3.645 millions en 1931 et se maintiennent pendant deux ans à ce niveau, pour atteindre leur point culminant en 1934 avec 4.661 millions et en 1935 avec 4.983 millions de roubles.158

Ces chiffres réfutent la théorie selon laquelle l’agriculture soviétique a été «exploitée» par la ville: jamais une économie capitaliste n’aurait pu réaliser des investissements aussi importants à la campagne. La part de l’agriculture dans l’ensemble des investissements passait de 6,5 % en 1923-1924 à 25 % et 20 % au cours des années cruciales 1931 et 1932; en 1935, sa part était de 18 %.159

La percée de l’agriculture socialiste

La production agricole a connu un essor général à partir de l’année 1933. L’année précédant la collectivisation, la récolte céréalière a atteint 71,7 millions de tonnes. 1930 a connu une récolte exceptionnelle de 83,5 millions de tonnes. En 1931 et 1932, l’Union soviétique était au creux de la crise, à la suite des bouleversements socioéconomiques, de la résistance acharnée des koulaks, du peu d’avantages qu’on avait pu accorder aux paysans en ces années cruciales pour l’investissement industriel, de l’introduction lente de machines et de la sécheresse. La production céréalière chutait à 69,5 et à 69,9 millions de tonnes. Puis, il y eut trois bonnes récoltes consécutivesde 1933 à 1935 avec 89,8, 89,4 et 90,1 millions de tonnes. Des conditions climatiques extraordinairement mauvaises produisirent une mauvaise récolte de 69,3 millions de tonnes en 1936, mais les effets en furent atténués grâce aux réserves et à une bonne planification de la répartition. L’année suivante, il y eut une récolte record de 120,9 millions de tonnes, puis on a continué à enregistrer des chiffres élevés de 94,99, de 105 et de 118,8 millions entre 1938 et 1940.

L’agriculture socialiste a pris son élan dès que les effets des investissements industriels considérables se sont fait sentir. La valeur de l’ensemble de la production agricole a stagné entre 1928 et 1934, oscillant entre un maximum de 14,7 et un minimum de 13,1 milliards de roubles. Puis elle a monté de 16,2 milliards en 1935 à 20,1 en 1937
et à 23,2 en 1940.160

Une population paysanne passant de 120 à 132 millions de personnes entre 1926 et 1940 a pu nourrir une population urbaine qui est passée de 26,3 à 61 millions dans la même période.161
La consommation des kolkhoziens, en 1938, représentait les pourcentages suivants de la consommation des paysans sous l’ancien régime: pain et farine, 125; pommes de terre, 180; fruits et légumes, 147; lait et produits laitiers, 148; viande et salaisons, 179.162

«Un soutien colossal»

La collectivisation de la campagne a coupé court à la tendance spontanée de la petite production marchande à polariser la société en riches et en pauvres, en exploiteurs et exploités. Les koulaks, les bourgeois ruraux, ont été réprimés et éliminés en tant que classe sociale. Le développement d’une bourgeoisie rurale dans un pays où 80 % de la population vivait toujours à la campagne aurait asphyxié et tué le socialisme soviétique. La collectivisation l’a empêché.

La collectivisation et l’économie planifiée ont permis à l’Union soviétique de résister à l’agression fasciste et de faire face à la guerre totale déclenchée par les nazis allemands. Pendant les premières années de la guerre, la consommation de blé a dû être réduite de moitié mais, grâce à la planification, les quantités disponibles étaient équitablement distribuées. Les régions occupées et ravagées par les nazis représentaient 47 % de la superficie des terres cultivées. Les fascistes y détruisirent 98.000 exploitations collectives. Mais entre 1942 et 1944, 12 millions
d’hectares de terres nouvelles ont été mis en culture à l’Est du pays.163

Grâce au système socialiste, la production agricole a pu, pour l’essentiel, rattraper le niveau de 1940 dès l’année 1948.164 En quelques années, un système complètement nouveau d’organisation du travail, un bouleversement total de la technique et une révolution culturelle profonde ont su gagner le coeur des paysans. Bettelheim note: «La majorité écrasante des paysans s’est montrée très attachée au nouveau régime d’exploitation. On en a eu la preuve au cours de la guerre, puisque dans les régions occupées par les troupes allemandes, et en dépit des efforts faits par les autorités nazies, la forme d’exploitation kolkhozienne s’est maintenue.»165

C’est l’avis d’un sympathisant du système communiste, qui peut être utilement complété par cet autre témoignage d’Alexandre Zinoviev, un adversaire de Staline. Enfant, Zinoviev avait été témoin de la collectivisation. Il écrit: «Lors de mes retours au village, et aussi bien plus tard, je demandais souvent à ma mère et à d’autres kolkhoziens s’ils auraient accepté de reprendre une exploitation individuelle au cas où cette possibilité leur aurait été offerte. Tous me répondirent par un refus catégorique.» «L’école du bourg ne comptait que sept classes mais servait de passerelle vers les écoles techniques de la région qui formaient des vétérinaires, des agronomes, des mécaniciens, des conducteurs de tracteurs, des comptables. A Tchoukhloma, il y avait une école secondaire.

Tous ces établissements et ces professions étaient des éléments d’une révolution culturelle sans précédent. La collectivisation avait contribué directement à ce bouleversement. Outre ces spécialistes locaux relativement formés, les villages virent en effet affluer des techniciens venant des villes, dotés d’une formation secondaire ou même supérieure. La structure de la population rurale se rapprocha de celle de la société urbaine. Je fus témoin de cette évolution dès mon enfance. Cette transformation extrêmement rapide de la société rurale fournit au nouveau système un soutien colossal dans les larges masses de la population. Et cela malgré toutes les horreurs de la collectivisation et de l’industrialisation.»166

En réalité, les réalisations extraordinaires du régime soviétique lui ont valu «un soutien colossal» parmi les travailleurs et un «dégoût des horreurs» parmi les classes exploiteuses. Et Zinoviev balance constamment entre ces deux positions.
Etudiant après la guerre, Zinoviev rapporte une discussion qu’il a eue avec un autre étudiant adversaire du communisme:
«- S’il n’y avait pas eu la collectivisation et l’industrialisation, aurions-nous pu gagner la guerre contre les Allemands?
– Non.
– Sans les rigueurs staliniennes, aurait-on pu maintenir le pays dans un ordre relatif?
– Non.
– Si nous ne développions pas l’industrie et les armements, saurions-nous préserver l’intégrité et l’indépendance
de notre Etat?
– Non.
– Alors, que proposes-tu?
– Mais rien!»167

Le «génocide» de la collectivisation
Au cours des années quatre-vingt, la droite a repris beaucoup de thèmes que les nazis avaient développés au cours de la guerre psychologique contre l’URSS. En général, depuis 1945, les efforts pour réhabiliter le nazisme commencent par l’affirmation que «le stalinisme était au moins aussi barbare que le nazisme». Ernst Nolte, suivi en cela par un Jürgen Habermas, affirma en 1986 que l’extermination des koulaks par Staline pouvait être comparée à l’extermination des Juifs par Hitler! «Auschwitz n’est pas, au départ, le résultat de l’antisémitisme traditionnel. Au fond, ce n’était pas essentiellement un ‘génocide’, mais avant tout une réaction née de l’anxiété face aux actes d’extermination de la révolution russe. La copie était beaucoup plus irrationnelle que l’original.»168

*Ainsi, les hitlériens auraient été tourmentés par «l’anxiété» face aux crimes staliniens; et l’extermination des Juifs n’a été qu’une «réaction» à cette «anxiété». Hitler, en son temps, a tenu des propos comparables: l’agression contre l’URSS était une mesure d’«autodéfense» contre la menace judéo-bolchevique. Et certains s’étonnent que le fascisme remonte en Allemagne?
Le terme soviétique «la liquidation des koulaks en tant que classe», indique parfaitement qu’il s’agit d’éliminer l’exploitation de type capitaliste appartenant aux koulaks et pas du tout de liquider physiquement les koulaks. 55

Mais spéculant sur le mot «liquidation», des hommes sans scrupules comme Nolte et Conquest prétendent que les koulaks exilés ont été «exterminés»!

Stefan Merl, un chercheur allemand, décrit les conditions précaires dans lesquelles les premiers koulaks furent expropriés et renvoyés en Sibérie, pendant la grande vague de la collectivisation en janvier-mars 1930. «Avec le début du printemps, la situation dans les camps d’accueil s’est aggravée. Des épidémies se sont répandues, faisant beaucoup de victimes surtout parmi les enfants. Pour cette raison, tous les enfants ont été retirés des camps en avril 1930 et renvoyés dans leur village d’origine. A ce moment, on avait déjà déporté au Nord quelque 400.000 personnes; jusqu’à l’été 1930, probablement entre 20.000 et 40.000 personnes sont décédées.»169

Ici, Merl nous apprend en passant qu’un grand nombre des «victimes de la terreur» ont péri à cause des épidémies et que le Parti a réagi promptement pour protéger les enfants.

Merl affirme que les transports de l’automne 1930 «se sont effectués dans des conditions moins barbares». La majorité était envoyée en Sibérie et au Kazakhstan, «des régions où il y avait un déficit considérable en forces de travail». Au cours des années 1930-1935, l’Union soviétique manquait de forces de travail, surtout dans les régions nouvellement mises en exploitation. Le régime essayait d’utiliser toutes les forces disponibles. On voit mal pourquoi il aurait «tué» des hommes qui, depuis un ou deux ans, travaillaient la terre en Sibérie et au Kazakhstan. Pourtant, Merl estime que les 100.000 chefs de famille koulak de la première catégorie, renvoyés dans le système goulag, sont tous morts. Or, le Parti n’avait rangé que 63.000 koulaks dans la première catégorie et seuls ceux coupables d’actes terroristes et contre-révolutionnaires devaient être exécutés. Merl continue: «100.000 autres personnes ont probablement perdu la vie, début 1930, par l’expulsion de leurs maisons, par la déportation vers le Nord et par des exécutions.» Puis il ajoute encore à ce nombre 100.000 personnes «mortes dans les régions de déportation jusqu’à la fin des années 30». Sans autre précision ou indication.170 Le chiffre de 300.000 morts est donc basé sur des estimations fort approximatives et les décès sont largement dus à des causes naturelles, à la vieillesse et la maladie, aux conditions générales du pays.

Pourtant, Merl s’est vu obligé de défendre ses estimations «trop faibles», face à un crypto-fasciste du genre Conquest. Ce dernier a en effet «calculé» que 6.500.000 de koulaks ont été «massacrés» lors de la collectivisation, dont 3.500.000 dans les camps en Sibérie!171 Conquest fait «autorité» chez toute la droite. Mais Merl constate que Conquest fait preuve d’une «absence effrayante de critique des sources». Conquest «utilise des écrits obscurs d’émigrés reprenant des informations transmises de deuxième ou de troisième main». «Souvent, ce qu’il présente comme des ‘faits’ n’est appuyé que par une seule source discutable.»172 «Le nombre de victimes avancé par Conquest dépasse de plus du double le nombre des déportés, d’après ses ‘preuves’.»173
Depuis longtemps, les écrits d’auteurs étrangers au communisme, comme Merl, permettaient donc de réfuter les grossières calomnies de Conquest.

Or en 1990, Zemskov et Dougin, deux historiens soviétiques, ont publié les statistiques détaillées du Goulag. Ainsi, les chiffres exacts sont maintenant disponibles et ils réfutent la plupart des falsifications de Conquest. Au cours de la période la plus violente de la collectivisation, en 1930-1931, les paysans ont exproprié 381.026 koulaks et ils ont renvoyé leurs familles sur les terres vierges à l’Est. Il s’agissait de 1.803.392 personnes. Au 1er janvier 1932, on en a recensé 1.317.022 dans les lieux d’établissement. La différence est de 486.000. La désorganisation aidant, une grande partie des déportés se sont échappés au cours du voyage qui durait souvent trois mois ou plus. (A titre de comparaison: des 1.317.022 installés, 207.010 ont réussi à s’enfuir au cours de
l’année 1932.)174

D’autres, dont le cas a été revu, ont pu retourner chez eux. Un nombre indéterminé, qu’on peut estimer à 100.000, sont décédés en cours de route, surtout à cause des épidémies. Le nombre considérable de décès lors des déplacements doit être vu dans le contexte de l’époque: une administration très faible, des conditions de vie précaires pour toute la population, des luttes de classes parfois chaotiques dans un milieu paysan porté au gauchisme. Bien sûr, pour chaque mort en déplacement, la droite affirme que le coupable, c’est le Parti, c’est Staline. Or, le contraire est vrai.

L’approche du Parti s’exprime clairement dans un des nombreux rapports concernant ce problème, rédigé le 20 décembre 1931 par le responsable d’une colonie de travail à Novossibirsk. «La forte mortalité observée pour les convois n° 18 à 23 en provenance du Caucase du Nord — 2.421 personnes sur 10.086 au départ — peut s’expliquer par les raisons suivantes:
1. une approche négligente, criminelle dans la sélection des contingents de déportés, parmi lesquels figuraient denombreux enfants, vieillards de plus de soixante-cinq ans et malades;
2. le non-respect des directives concernant le droit pour les déportés de prendre avec eux des provisions pour
deux mois de transfert;
3. l’absence d’eau bouillie, qui a obligé les déportés à boire de l’eau souillée. Beaucoup sont morts de dysenterie
et d’autres épidémies.»175

Toutes ces morts sont rangées dans la rubrique «crimes staliniens». Mais ce rapport montre que deux causes des décès sont liées au non-respect des directives du Parti et la troisième a un rapport avec les conditions et les habitudes sanitaires déplorables dans l’ensemble du pays.

Conquest a «calculé» que 3.500.000 koulaks ont été «exterminés» dans les colonies.176 Mais le nombre total de dékoulakisés dans les colonies n’a jamais dépassé 1.317.022! Et entre 1932 et 1935, le nombre des départs a dépassé de 299.889 celui des nouveaux arrivés. De 1932 à fin 1940, le nombre exact de tous les décès, essentiellement dus à des causes naturelles, était 389.521. Et ce chiffre ne concerne pas uniquement les dékoulakisés, puisque depuis 1935 d’autres catégories peuplaient les colonies.

Que dire de l’affirmation de Conquest que 6.500.000 koulaks ont été «massacrés» lors des différentes phases de la collectivisation? Seule une partie des 63.000 contre-révolutionnaires de la première catégorie ont été exécutés. Le nombre de morts lors des déplacements, dû largement à la famine et aux épidémies, était d’environ 100.000.

Entre 1932 et 1940, on peut estimer que 200.000 koulaks sont décédés dans les colonies de causes naturelles. Les exécutions et ces décès ont eu lieu au cours de la lutte de classe la plus vaste que la campagne russe a jamais vue, une lutte qui a bouleversé une campagne arriérée et primitive. Dans ce branle-bas gigantesque, 120 millions de paysans sont sortis du Moyen-âge, de l’analphabétisme et de l’obscurantisme. Ce sont les forces réactionnaires, intéressées au maintien de l’exploitation et des conditions de vie et de travail dégradantes et inhumaines, qui ont reçu des coups. La répression de la bourgeoisie et des réactionnaires était absolument nécessaire pour réaliser la collectivisation: seul le travail collectif rendait possible la mécanisation socialiste, permettant ainsi aux masses paysannes de mener une vie libre, digne et cultivée.

Par la haine du socialisme, des intellectuels occidentaux ont propagé les calomnies absurdes de Conquest sur les 6.500.000 koulaks «exterminés». Ils ont pris ainsi la défense de la démocratie bourgeoise, de la démocratie impérialiste. Au Mozambique, le Renamo, organisé par la CIA et les services secrets de l’Afrique du Sud, a massacré et affamé 900.000 villageois, depuis 1980. Le but: empêcher que le Mozambique émerge comme pays indépendant à orientation socialiste. Au Mozambique, les intellectuels occidentaux ne devaient pas inventer des cadavres, il fallait simplement constater la barbarie de l’impérialisme. Mais ces 900.000 morts sont un non-fait:on n’en parle pas.

L’Unita, soutenue et encadrée ouvertement, elle aussi, par la CIA et l’Afrique du Sud, a tué plus d’un million d’Angolais lors de la guerre civile contre le gouvernement nationaliste du MPLA. Après avoir perdu les élections de 1992, Savimbi, l’homme de la CIA, a pu se permettre de relancer sa guerre destructrice. «La tragédie angolaise menace la vie de 3 millions de personnes… Savimbi a refusé d’accepter la victoire électorale du gouvernement par 129 sièges contre 91 et il a plongé l’Angola à nouveau dans un conflit féroce qui a exigé jusqu’à présent 100.000 vies en plus (depuis 12 mois).»177 Cent mille morts africains, bien sûr, ce n’est rien. Combien d’intellectuels occidentaux qui aiment, aujourd’huiencore, hurler contre la collectivisation, n’ont simplement pas pris note des deux millions de paysansmozambicains et angolais, massacrés par l’Occident pour empêcher leur pays d’accéder à l’indépendance réelle.

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