Cet article écrit en 2017 pose déjà à propos du dernier film de Kontchalovski, les Nuits blanches du facteur et aussi un de ses premiers “le Premier maître” l’hypothèse qu’il vient lui-même de reconnaitre à savoir que le rapport Khrouchtchev a été une criminelle ânerie et que ça a été la mise en tutelle par la bureaucratie du prolétariat qui s’était pleinement engagé dans la création du jeune état soviétique y compris sous “le stalinisme”. Cette hypothèse que l’on trouve aujourd’hui assez majoritairement dans le peuple russe est aussi celle défendue par le marxiste belge Ludo Martens, dont le livre mérite d’être réédité (note de Danielle Bleitrach).
Alexander Deineka le peintre du réalisme socialiste, un excellent peintre… nous dit que ce que nous considérons sous des couleurs sombres fut pour les peuples qui l’ont vécu une joie, un épanouissement… Avec un clin d’œil, il faut noter que même le Washington post a été obligé de faire état d’une enquête montrant que sous le socialisme, les femmes éprouvaient plus de plaisir que sous le capitalisme. C’est que que nous dit Deineka dans sa peinture et d’une manière assez convaincante…
Je poursuis ma lecture de Ludo Martens, et ce que j’ai à en dire devra être considéré comme une participation politique individuelle à un débat qui reste ouvert ou devrait l’être. Ce livre devrait être republié, il est important et nous aide à poser les questions essentielles.
Mais je ne suis pas toujours convaincue par son argumentation concernant les grandes purges des années 30. En particulier la culpabilité de Boukharine. Mais là-dessus il faut que je précise ce qui contraint ma vision de Boukharine. Il s’avère qu’en lisant l’œuvre complète de Lénine, je m’étais passionnée pour un personnage du nom de Larine, le désordre et l’incompétence incarnée, un menchevik, qui en outre était le beau-père de Boukharine et bizarrement il survivra à toutes les purges qui ont touché les membres du Comité Central du temps de Lénine. Lénine disait de lui qu’il étouffait les causes qu’il embrassait parce qu’il disait tout haut ce que les autres voulaient cacher. Lénine ne le supportait pas et partout il envoie des messages disant que celui qui écoutera Larine, utilisera un de ses chiffres, adoptera une de ses idées d’organisation sera renvoyé de son poste. Et ce après que Larine ait désorganisé les transports. Lénine témoigne de la même irritation à l’égard de Boukharine, de ses tendances conciliatrices alors qu’il faut trancher et il parle à propos du « couple » Larine-Boukharine de « nigaud-gauchisme » qui en fait est très droitier. Mais il n’émet pas le moindre doute sur leur bonne volonté et leur désir sincère d’être des révolutionnaires. A l’inverse de Trotski avec qui l’antagonisme est constant et parfois violent.
Dans l’attitude à l’égard des Koulaks on retrouve la même manière d’être de Boukharine, « nigaud gauchisme » droitier et tendance aux conciliations absurdes. Là-dessus Ludo Martens est convaincant quand il montre les erreurs de Boukharine auxquelles s’oppose Staline. Et la démonstration que j’ai publiée ici sur qui étaient les koulaks, les réussites de la NEP, mais aussi le blocage à partir des années 26 et 27, la nécessité donc de vaincre leur pouvoir si l’on veut sauver la Révolution, approvisionner les villes et garantir l’industrialisation. Mais Boukharine me semble poser des questions importantes concernant le développement, questions que l’on retrouve en Chine, au Vietnam et même à Cuba. Dans les pays du tiers monde, face à l’impérialisme, la question des classes me semble se poser différemment, les alliances, les bases de l’accumulation, le temps de la révolution, etc… En outre, il y a chez Lénine une attitude très différente à l’égard des débats parfois délirants (vu l’état du pays) qui ont lieu au comité central. La discussion sur la définition des syndicats qui lors du Xe Congrès l’oppose à Trotski en fournit l’exemple. Trois volumes de l’œuvre complète de Lénine sont consacrés à ces débats, y compris une intéressante définition de la dialectique qu’il oppose à un argument conciliateur de Boukharine. Le pays est à feu et à sang, c’est la révolte des marins de Cronstadt et le débat se poursuit y compris sur Hegel appelé à la rescousse. Staline c’est manifeste se conduit différemment, il argumente également, mais le débat est infléchi par la relation aux tâches, une vision d’abord réaliste, autant que par le poids de l’appareil que peu à peu Staline rassemble dans l’action autour de lui et de ceux qui sont d’accord avec sa politique de planification et de collectivisation. De là on peut en tirer que Staline ne se conduit pas comme Lénine, que sur le plan humain ce dernier vaut mieux que lui, mais aussi qu’il est son continuateur et qu’il met en œuvre dans la réalité son choix fondamental, imposé par le sous-développement et le socialisme dans un seul pays.
De même, Ludo Martens est très convaincant sur le fait que la lutte contre les koulaks n’a pas été menée par Staline et le parti bolchévik, qui en l’état était incapable de mener l’entreprise surtout dans les campagnes où il était quasi inexistant, comme il l’avait été d’être à l’origine de tous les mouvements révolutionnaires qui avaient abouti à l’URSS. Sa démonstration sur l’imbécilité de la vision « totalitaire » du pouvoir soviétique y compris celui de Staline à cette époque est confirmée par bien des historiens anglo-saxons, y compris le soviétologue trotskiste Moshé Lewin.
L’hypothèse qui me vient est la suivante, elle est plus ou sous-jacente à notre livre 1917-2017, Staline tyran sanguinaire ou héros national? J’ai tendance à suivre la démonstration de Ludo Martens sur la collectivisation, sur le caractère spontané de l’intervention de la paysannerie pauvre et le rôle minoritaire mais important que joue un prolétariat urbain, ouvrier dans les tentatives d’encadrement de ces masses qui mènent à leur manière la lutte des classes au sein de la nouvelle société. J’ai également tendance à le suivre quand il dénonce la manipulation des chiffres de victimes concernant cette bataille pour la collectivisation dans les campagnes. Il me semble également nécessaire de reprendre comme le fait Annie Lacroix Riz la question des famines en particulier en Ukraine, ces famines sont endémiques dans la société russe dit-elle. Et il est vrai que la thérapie de choc de la collectivisation non seulement va permettre l’industrialisation, donc la résistance au nazisme, mais également la fin de ces famines endémiques. Il faut comparer ce travail à celui que le retour au capitalisme a opéré dans de nombreuses campagnes où les terres jadis couvertes de sovkhozes et kolkhozes sont désormais en friche, avec des îlots de peuplement de plus en plus abandonnés et que décrit très bien Andreï Kontchalovski, dans « les nuits blanches du facteur » (1). Il faut également et c’est une des propositions de notre livre comparer cette marche accélérée à la modernisation et les opportunités qu’elle a offertes aux masses jusque là arriérées d’une transformation culturelle extraordinaire à la mobilité descendante de leurs enfants depuis la chute de l’URSS et la contre-révolution.
Ici il y a une hypothèse sociologique sur le rapport que l’on peut établir entre le développement des processus macroéconomique qui sont à l’oeuvre dans le socialisme, comme d’ailleurs dans tout mode de production, et les événements politiques, le mode de gouvernance et les luttes de faction. Tant que la société progresse, connait une mobilité ascendante, les jeux politiques, les déchirements de faction traduisent bien certaines de ces évolutions structurelles, mais n’entrainent pas de crise au sein de la société. C’est quand il y a régression que ces phénomènes superstructurels paraissent à l’origines de la dislocation.
Ce qui peut également solliciter notre attention est le fait que les purges attaquent l’appareil lui-même. Il ne s’agit plus seulement de la guerre civile contre les blancs et contre les 14 pays qui les soutiennent dont la France, ni même de la lutte contre les koulaks, ceux qui sont mis en cause ce sont les cadres de la Révolution et de la bolchevisation. Ce qui appelle au moins trois remarques:
1) Ludo Martens nous brosse un tableau qui laisse entendre qu’il y aurait eu des gens, des intellectuels pour beaucoup, qui dès le début de la Révolution bolchévique et même dès leur plus jeune âge auraient été au mieux des mencheviks convaincus de l’impossibilité, de la « folie » de cette révolution, de la nécessité de poursuivre celle de février et de confier les rênes à une bourgeoisie plus capable. Ils se seraient ralliés pour mieux miner de l’intérieur y compris jusqu’à la direction du parti l’entreprise révolutionnaire des bolchéviks. Et il illustre sa thèse par les aveux de certains qui sont passés en occident et non contents de mener campagne contre l’URSS disent eux-mêmes que depuis le début ils ont été contre. Il s’agit de cas réels mais relativement marginaux si l’on considère les victimes des purges. J’avais toujours été frappée par la critique que Fidel Castro apporte en réponse aux questions d’Ignacio Ramonet, il dit que Staline avait une mentalité de « conspirateur », même si l’on considère qu’il s’agit d’un chapitre qu’il n’a pas pu revoir et dans lequel il témoigne d’une visible irritation devant la manière dont son interlocuteur ne comprend rien à ce qu’il considère lui comme l’apport fondamental de l’URSS, il a prononcé cette parole (2). Et c’est effectivement l’impression que donne le procès mené y compris par Ludo Martens.
2) Cela dit il y a deux arguments que l’histoire de la guerre froide et celle de la chute de l’URSS peuvent conforter. Les gens que recrutent dans ces dernières périodes la CIA, ceux qui vont mener à la fin de l’URSS et des ex-pays socialistes montrent que les candidats à la trahison ne sont pas choisis au hasard et que souvent la CIA pour les ex-pays socialistes puise dans le vivier des enfants des anciens collaborateurs nazis, ou dans des groupes comme les tatars de Crimée ou les juifs qui sont soumis à des vagues de stigmatisation à partir de la guerre des six jours et de la montée des nationalismes favorisés par Gorbatchev sous prétexte de créer un pluralisme politique par le haut. Mais il faut dans ce domaine avancer avec la plus grande des prudences. Autre argument, il faut noter que c’est à partir de ces purges, de la fuite de certains que l’on va assister à la mise en place de la noire légende de Staline. La propagande comme le note justement Ludo Martens va faire porter tous ces coups jusqu’à la limite de la caricature la plus délirante contre Staline et l’URSS telle qu’elle est et va commencer à aller jusqu’à encenser Trotski, même Lénine qui aurait été trahi. Ce qui est tout de même un comble de la part du capital et de ses médias.
3) En revanche, la nature même des « purges » à l’intérieur de l’appareil qui se combine avec des succès difficilement niables et donc un formidable essor de la société soviétique ne provoque pas la même hostilité dans la grande masse des peuples soviétiques pour qui commence une période d’épanouissement qui sera interrompue par la guerre contre le nazisme. Il n’y a pas un Russe qui n’ai eu un parent tué dans cette guerre, en revanche peu d’entre eux ont connu la répression de la collectivisation ou moins encore les purges qui ont touché les élites. C’est ce qu’a très bien perçu Eisenstein dans Ivan le Terrible, le tsar qui réprime les boyards. Mais Eisenstein depuis le Pré de Béjine (interdit) est plus ou moins happé par cette élite et a du mal à traduire autrement qu’en images superbes mais mystiques ces convulsions du pouvoir auxquelles il est confronté comme beaucoup d’intellectuels dans la tourmente. Comme cela est esquissé dans notre livre, Staline ne reproche pas au cinéaste de l’avoir peint en Ivan le Terrible, il lui reproche d’en avoir fait un Hamlet à la barbe chevrotante et d’avoir esthétisé sa garde. Staline pense qu’Ivan devait agir ainsi et qu’il l’a fait sans état d’âme. Mais là-dessus je vous renvoie à notre livre qui est tout entier centré sur la différence des interprétations occidentales sur Staline avec celle de la majorité des Russes. Ce n’est pas parce qu’ils aiment le knout mais parce que nous avons subi un pilonnage à partir non seulement du rapport Khrouchtchev mais dès les années trente dans lequel ont été manipulés des « crimes de masse » attribués à Staline et où les luttes de faction dans l’appareil ont été exaltées sous couvert de « totalitarisme », ce qui n’a pas été l’expérience vécue par les Russes.
Danielle Bleitrach
(1) j’aurais voulu étudier deux films de ce cinéaste qui avait un moment choisi l’exil et qui décrit la faiblesse du parti bolchevique, la manière dont il s’impose dans la bataille contre les koulaks dans « le premier maître » et à son retour d’exil, toujours avec la même sensibilité aux contradictions et racines de l’adhésion populaire et de la patience russe ou kirghize, et dont la vie quotidienne traduit et dépasse le politique pour cette fois décrire la destruction post-soviétique des campagnes.
(2) On sait à quel point, la question de la déstalinisation l’a obsédé dans ses discussions avec le Che et son refus des divisions. Fidel Castro avant de tomber malade a revu une bonne partie du livre d’Ignacio Ramonet en particulier tout ce qui avait trait à Chavez et au coup d’Etat dont ce dernier avait été victime. Mais il n’a pas pu revoir ce chapitre où on le sent irrité par un questionnement qui lui parait sous influence.
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