Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Le dollar est toujours en tête dans les transactions de paiement internationales mais il y a la stratégie chinoise… analyse par Hung Tran

Il faut essayer de mesurer en quoi le système multipolaire est déjà là et comment se construit l’alternative à la crise du dollar alors qu’apparemment celui-ci est toujours la pièce centrale du dispositif de la mondialisation que les choix de Trump finissent de déstabiliser. C’est au dépens de l’Euro et du yen japonais alors que le yuan chinois avance, ce qui pose la question de la subordination de l’euro et sa vassalisation (1) et surtout cette avancée doit être estimée par rapport à la manière dont se sont multipliées des tentatives pour échapper à l’asphyxie que représente le dollar. (2) Si l’on suit la stratégie chinoise en matière monétaire, on mesure que pour le moment la Chine même si elle renforce le yuan ne cherche pas à en faire l’équivalent du dollar tout en accroissant son rôle international, tout au plus elle crée les conditions de son propre commerce transfrontalier et de l’existence d’une monnaie commune de référence qui permettrait aux membres des BRICS mais aussi de la BRI (la route de la soie) de voir s’alléger sur eux le poids actuel insupportable du dollar.(3) Ce rôle auquel elle se prépare depuis 2015 au moins est en train de créer les conditions de zones dans lesquelles la crise de l’hégémon US sera plus ou moins destructrice à commencer par les USA et l’Europe. Notez que cet article date de mars 2024 et que la stratégie Trump 2 a accentué les phénomène décrits ici. (note et traduction de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

Les analystes se sont appuyés sur les rapports mensuels concernant les parts relatives des devises mondiales dans les transactions de paiement internationales, publiés par la Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication (SWIFT), pour évaluer l’importance des différentes devises dans le système de paiement mondial. Le dernier rapport SWIFT montre qu’en mars 2024, le dollar a amélioré sa position, représentant 47,37 % de la valeur totale des transactions de tous les messages, tandis que l’euro a chuté à son plus bas historique de 21,93 %. En comparaison, le RMB est resté en quatrième position avec 4,69 % de toutes les transactions, après avoir quitté la cinquième position il y a six mois. Il est toujours derrière la livre sterling à 6,57 %, mais devant le yen JPY à 4,13 %.

Bien que le rapport SWIFT confirme la position prééminente du dollar dans le système de paiement mondial, il a surestimé la part relative de l’euro et sous-estimé celle du RMB, essentiellement en raison de la conception (mesurer les échanges entre les nations, que certaines appartiennent ou non à une union monétaire) et de la couverture (ne comptant que les transactions au sein de SWIFT) de son système de déclaration.

Surestimation de la part de l’euro

En ce qui concerne l’utilisation de l’euro dans les paiements internationaux, une analyse récente de la Banque centrale européenne (BCE) montre que la plupart des transactions en euros (57 % du total) ont lieu entre des banques situées au sein de la zone euro, où l’euro devrait être considéré comme une monnaie nationale en vertu de l’Union monétaire européenne. Les transactions véritablement internationales utilisant l’euro, c’est-à-dire lorsqu’au moins une banque initiatrice ou réceptrice est située en dehors de l’UE, ne représentent que 43 % du total des transactions en euros. Par conséquent, si l’on exclut les transactions en euros au sein de la zone euro, la part de l’euro dans les transactions véritablement internationales n’est que de 9,4 % (soit 43 % de la part de 21,93 % rapportée par SWIFT). Cela place l’euro au-dessus d’un groupe de devises secondaires comprenant la livre sterling, le RMB, le yen, le dollar canadien, le SFR, etc., mais pas en position de concurrencer le dollar.

Les parts relatives des transactions en euros à l’intérieur et à l’extérieur de la zone euro ne sont pas tout à fait conformes à celles des échanges intra et extra-zone euro, représentant respectivement 47 % et 53 % des échanges combinés des pays de la zone euro. Cependant, comme la zone euro commerce beaucoup avec le reste de l’Union européenne (UE) grâce au marché unique, le commerce intra-UE représente environ 60 % du commerce total de l’UE. En tant que mesure du commerce de l’EA et de l’UE avec le reste du monde, au lieu du ratio commerce/PIB de 103 % (pour l’EA) et de 106 % (pour l’UE), le ratio réel du commerce extra-EA/PIB est d’environ 55 %, et le commerce extra-UE/PIB d’environ 42 % – toujours devant les États-Unis à 27 % et la Chine à 38 %. Cependant, l’écart est moins prononcé qu’on ne le pensait.

La position relativement modeste de l’euro dans les paiements internationaux, après un quart de siècle d’activité et soutenu par l’économie de l’EA, représentant 12 % de l’économie mondiale par rapport aux États-Unis à 15,5 % (tous deux sur une base PPA), ainsi qu’un compte de capital ouvert et des marchés financiers assez sophistiqués avec des réglementations bien développées, reflète la force unique du dollar.

Sous-estimation de l’utilisation internationale du RMB

Dans ce contexte, la Chine semble s’être engagée dans une voie différente dans la promotion de l’utilisation internationale du RMB, profitant du désir de nombreux pays de réduire leur dépendance à l’égard du dollar, qui a été de plus en plus utilisé par les États-Unis dans les sanctions financières pour promouvoir leurs objectifs stratégiques. Les défis auxquels l’euro est confronté seraient encore plus redoutables dans le cas du RMB. Pour diverses raisons, la Chine veut garder le contrôle des transactions du compte de capital, ce qui rend difficile la libre transférabilité du RMB. Ses marchés financiers sont encore peu développés et réglementés de manière transparente et prévisible.

Au lieu d’essayer de s’attaquer à ces problèmes, la Chine a tiré parti de sa force en tant que principal partenaire de la plupart des pays du monde dans les transactions commerciales et d’investissement, pour promouvoir l’utilisation des monnaies locales dans le règlement de ces transactions, principalement sur une base bilatérale. La Chine a favorisé ce mécanisme de paiement en signant des lignes bilatérales d’échange de devises avec quarante-quatre pays d’une valeur de plus de 500 milliards de dollars pour aider à fournir leurs devises respectives aux importateurs, aux exportateurs et aux investisseurs des deux pays. Elle a mis au point un RBTR moderne pour les paiements nationaux de grande valeur utilisant le système de paiement avancé national chinois (CNAPS) et pour les paiements internationaux utilisant le système de paiement interbancaire transfrontalier chinois (CIPS), en utilisant les deux pour faciliter la compensation et le règlement des transactions en RMB en dehors de la Chine. Elle a également fait beaucoup de progrès dans le développement de sa monnaie numérique de banque centrale (CBDC), appelée eCNY, pour les paiements nationaux et transfrontaliers.

Grâce à ces efforts, la Chine a été en mesure de régler environ 53 % de ses transactions transfrontalières de commerce et d’investissement en RMB, tandis que la part du dollar est tombée à 43 %, contre 83 % en 2010. Plus généralement, dans une étude récente, le FMI a constaté que dans un échantillon de 125 pays, l’utilisation médiane du RMB dans les paiements transfrontaliers avec la Chine est passée de 0 % en 2014 à 20 % en 2021. Dans une récente mise à jour, le FMI a indiqué que la part du yuan dans toutes les transactions transfrontalières entre les non-banques chinoises et leurs homologues étrangers est passée de près de zéro il y a quinze ans à 50 % fin 2023, tandis que le dollar est passé d’environ 80 % à 50 %. En particulier, lors de sa récente visite en Chine, le président russe Vladimir Poutine a de nouveau confirmé que 90 % du commerce entre la Russie et la Chine (atteignant un record de 240 milliards de dollars en 2023) a été réglé en roubles et en RMB. L’utilisation du RMB dans les paiements transfrontaliers, principalement dans un cadre bilatéral, augmentera probablement à l’avenir, ce qui reflète l’énorme empreinte de la Chine dans le commerce mondial et les flux d’investissement. Ces transactions sont en dehors du cadre SWIFT – de par leur conception, afin d’éviter la vulnérabilité aux sanctions financières occidentales – de sorte que les données SWIFT sous-estimeront la véritable utilisation internationale du RMB dans les paiements transfrontaliers. Et la sous-estimation s’aggravera à mesure que l’utilisation des monnaies locales – dont le RMB prend généralement parti dans les transactions bilatérales – augmentera à l’avenir.

De plus, une partie des paiements internationaux en RMB est passée directement par CIPS au lieu d’utiliser la messagerie SWIFT – CIPS peut prendre en charge les deux formes de communication. Selon un rapport de la Banque de France de 2022, environ 80 % des paiements en RMB utilisent la messagerie SWIFT, car de nombreuses institutions non chinoises n’ont pas encore installé de traducteurs pour la messagerie CIPS. On peut supposer que, comme le CIPS a augmenté en nombre de membres et en volume de transactions (ayant augmenté de 24 % en 2023 par rapport à l’année précédente pour atteindre un volume quotidien moyen de 482 milliards de yuans ou 67 milliards de dollars), il semble raisonnable de s’attendre à ce que davantage d’institutions aient installé des traducteurs pour participer pleinement au réseau CIPS, car elles traitent davantage de transactions en RMB. Quoi qu’il en soit, la partie des paiements en RMB passant directement par le CIPS ne sera pas prise en compte dans les données SWIFT, ce qui donnera lieu à un autre cas de sous-estimation de la part du RMB dans les paiements internationaux.

Conclusions

Le paysage mondial des paiements se fragmente. Sur une base multilatérale, le dollar est ancré comme la première monnaie dans le trafic des paiements. Cependant, plusieurs devises secondaires, dont l’euro est en tête, et dont le RMB, sont utilisées pour jusqu’à la moitié du total des paiements internationaux. En outre, un nombre croissant d’accords de paiement transfrontaliers utilisant des monnaies locales, principalement sur une base bilatérale, a fragmenté davantage le système de paiement mondial. Compte tenu de l’énorme empreinte de la Chine dans le commerce mondial et les activités d’investissement, le RMB figurera en bonne place dans ces paiements transfrontaliers bilatéraux. Un système de paiement aussi fragmenté, en particulier l’utilisation croissante des monnaies locales, entraîne une perte d’efficacité par rapport à l’utilisation d’un moyen de paiement commun dans les transactions internationales. Cependant, la préférence révélée par de nombreux pays semble être l’acceptation de la perte d’efficacité dans la recherche d’une moindre vulnérabilité aux sanctions financières américaines et occidentales en période de tensions géopolitiques accrues.


Hung Tran est chercheur principal non résident au Centre de géoéconomie du Conseil de l’Atlantique, ancien directeur général exécutif de l’Institut de la finance internationale et ancien directeur adjoint du Fonds monétaire international.

Notes de Danielle Bleitrach sur l’originalité de la stratégie chinoise face à la crise du dollar dont nous analysons par ailleurs à quel point la crise monétaire a toujours été un moment qui impose un changement qui va bien au-delà des jeux boursiers ou des stratégies bancaires concernant les taux d’intérêt. Pourquoi nous proposons que la France envisage d’adhérer aux BRICS, hors cadre de l’UE, dans un échange bilatéral… Ce qui est théoriquement possible : on peut signaler que les premiers à avoir conçu un système parallèle à Swift ont été les européens qui voulaient commercer avec l’Iran malgré son exclusion…

(1) La crise de la monnaie comme moment à potentialités « révolutionnaires », par Danielle Bleitrach – Histoire et société

(2) sur cette question du rôle joué par l’exclusion de la Russie du système Swift et du rôle joué par la relation avec la Chine, voir cet article qui explique assez bien le mécanisme bien qu’il soupçonne la Chine de vouloir prendre la place du dollar, ce qui n’est pas le cas dans l’immédiat. https://www.atlanticcouncil.org/blogs/new-atlanticist/russia-and-china-have-been-teaming-up-to-reduce-reliance-on-the-dollar-heres-how-its-going/

(3) La Chine a officialise un plan ambitieux pour promouvoir son propre système de paiement international. A) Shanghai devient le centre névralgique du développement du réseau CIPS, alternative directe à SWIFT. C’est souvent le rôle de Shanghai de tester les innovations d’ouverture selon un schéma très ancien qui fait de certaines zones côtières des lieux cosmopolites et marchands qu’observe un système central beaucoup plus prudent. L’internationalisation du yuan est une réalité. Rappelons d’ailleurs que Xi Jinping a publiquement invité les pays du golfe à vendre leur pétrole en yuan via la place de Shanghai. En sachant que l’Arabie saoudite, l’Iran et les Émirats arabes unis ont été invitées à rejoindre les BRICS. Et que par ailleurs la Russie joue avec eux une stratégie OPEP + qui est en train de mettre à genoux les pétroliers texans exportant à perte. La baisse continue des réserves de dollars chinoises est un autre signe qui ne trompe pas, comme la vente des obligations appuyée par le Japon face à la stratégie tarifaire de Trump.

B) Mais Pékin vise encore surtout à renforcer l’usage du yuan dans les échanges transfrontaliers et à soutenir ses entreprises à l’étranger.,.

C) Le projet entend cependant à réduire la dépendance des BRICS au dollar américain et consolider leur autonomie financière, ce qui ne passe pas nécessairement par l’usage du yuan, mais celui-ci comme le montre l’article joue néanmoins un rôle de « monnaie commune », c’est-à-dire que le yuan est une unité de compte, de référence entre les autorités monétaires des membres, ce n’est pas véritablement une monnaie unique comme peut l’être le dollar étant donné que son usage réel est restreint. Mais comme il peut y avoir le découplage du réseau CIPS qui devient alors une véritable alternative à SWIFT et peut même intégrer le réseau russe, on peut considérer qu’il y a là un pas en avant dans le multipolaire où se multiplient les institutions parallèles, et la transformation ce celles existantes.

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