Le choix paradoxal de Trump d’un nationalisme protectionniste et dans le même temps d’un expansionnisme colonialiste sans complexe, le tout sous la direction d’une oligarchie de la spéculation budgétivore, émeut les cercles les plus larges, avec partout un réflexe « continental » qui a plus de chance d’avoir des vertus de résistance que les appels du « régime » Macron et ses pareils en une « autonomie » de l’UE qui poursuivrait la politique des marchés financiers et de la guerre. La menace de Trump de s’emparer du canal de Panama nécessite une réponse unifiée et musclée que la région a déjà rassemblée à plusieurs reprises (note et traduction de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)
par Juan Gabriel Takatlian 21 janvier 2025
Le président Donald Trump entame un second mandat qui s’annonce crucial pour l’Amérique latine. On a beaucoup parlé de sa victoire en 2024, de sa politique étrangère potentielle et de ses traits personnels non conventionnels. La plupart des spécialistes aux États-Unis et dans la région prévoient un horizon très orageux, mettant en garde contre la situation extrêmement délicate qui pourrait se dérouler.
Tout au long de l’histoire, il y a eu des moments difficiles, même graves, dans les relations entre les États-Unis et l’Amérique latine. La dernière en date est la menace de Trump de s’emparer du canal de Panama, ce qu’il a dit qu’il ferait tout en critiquant le rôle de la Chine dans la gestion du canal commercial dans son discours inaugural du 20 janvier.
Je vise ici à souligner ce que l’Amérique latine a fait pour contrer ces menaces malgré l’asymétrie de pouvoir existante et l’habitude récurrente de Washington d’utiliser des « bâtons ».
Au début des années 1980, le président Ronald Reagan a lancé son « conflit de basse intensité » en Amérique centrale, en réponse à laquelle, en 1983, les gouvernements de la Colombie, du Mexique, du Panama et du Venezuela ont créé le Groupe de Contadora (qui a ensuite été rejoint par l’Argentine, le Brésil, le Pérou et l’Uruguay en tant que groupe de soutien).
Contadora, qui avait l’aval de la Communauté européenne de l’époque, a contribué de manière décisive à la paix en Amérique centrale.
En 1996, le Congrès des États-Unis a approuvé la loi Helms-Burton, dont le principe d’extraterritorialité visait à entraver les relations économiques de Cuba avec les entreprises et les investissements étrangers. Le Groupe de Rio récemment créé (les quatre de Contadora, les quatre du Groupe de soutien, ainsi que le Chili, l’Équateur, le Paraguay, la Bolivie, un représentant d’Amérique centrale et un autre des Caraïbes) a demandé au Comité juridique interaméricain de l’Organisation des États américains d’examiner la loi. Le Comité a noté que la loi Helms-Burton n’était pas conforme au droit international.
Le 11 septembre 2001, en réponse aux attentats terroristes aux États-Unis, le sous-secrétaire à la Défense Douglas Feith a proposé dans un projet de mémo du 20 septembre une attaque surprise en Amérique du Sud (prétendument, la triple frontière argentine-brésilienne-paraguayenne). En réponse à cela, en 2002, avec le rôle actif de Buenos Aires, le format « 3 (Argentine, Brésil et Paraguay) plus 1 (États-Unis) » a été conçu : les résultats des services de renseignement des trois pays seraient partagés avec Washington.
La question centrale était d’éviter que la zone des trois frontières ne devienne une scène pour la « guerre contre le terrorisme », de préserver une marge d’autonomie et d’assurer la confiance des États-Unis.
En 2003, au Conseil de sécurité de l’ONU, le Chili et le Mexique, avec des coalitions gouvernementales différentes, ont maintenu une position de principe basée sur leur intérêt national respectif face à la tentative des États-Unis d’utiliser une résolution de 1991 pour lancer une deuxième invasion de l’Irak.
Finalement, Washington a échappé à une défaite au Conseil et a organisé la soi-disant « coalition des volontaires » pour attaquer l’Irak. En fin de compte, il n’y a pas eu de représailles de la part de Washington, car l’exécutif a finalement signé un accord d’incitation à l’investissement avec le Mexique cette année-là et le Congrès a approuvé l’accord de libre-échange entre le Chili et les États-Unis.
En avril 2008, le Pentagone a décidé de relancer la Quatrième Flotte, qui avait été désactivée en 1950. En réponse, à l’initiative du Brésil, le Conseil de défense sud-américain a été créé en 2008 pour établir une communauté de sécurité régionale et freiner l’expansion militaire américaine des sites d’opérations avancés en Amérique du Sud.
Ces exemples montrent comment, dans des conditions difficiles et au milieu de problèmes complexes, la région a agi ; elle a donné des réponses concrètes aux déclarations, aux lois et aux mesures américaines.
L’utilisation de forums multilatéraux institutionnalisés et ad hoc (le multilatéralisme de quelques-uns) a été fructueuse. La nature idéologique différente des gouvernements n’a pas affecté la possibilité d’identifier des intérêts communs, que ce soit pour des raisons altruistes ou instrumentales.
À l’heure actuelle, il semble que la nouvelle administration Trump axera l’agenda interaméricain sur des questions telles que les droits de douane, la migration, le trafic de drogue et l’usage de la force. Peut-être que sur la question des droits de douane, des mesures latino-américaines pourraient être prises avec l’Europe, la Chine et l’Inde à l’Organisation mondiale du commerce pour limiter l’arbitraire de Washington.
En ce qui concerne les migrations, les règles du droit international, le compte rendu des décisions de la Commission interaméricaine des droits de l’homme et les résolutions de la Cour interaméricaine des droits de l’homme qui interdisent les expulsions massives pourraient être invoqués, ainsi que le recours à l’Organisation internationale pour les migrations, à la Cour internationale de justice et au Comité juridique interaméricain pour prévenir et condamner les abus de la « déportation massive » annoncée par Trump.
En 2025, à l’occasion du 25e anniversaire de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, certains pays de la région pourraient convoquer un sommet pour aborder la question qui touche l’ensemble du continent et, en même temps, exhorter les États-Unis à ratifier la Convention interaméricaine sur les armes à feu de 1997, compte tenu de la létalité générée en Amérique latine par le commerce des armes légères en provenance des États-Unis.
Enfin, il y a la question de l’usage de la force. Il est essentiel de ne pas attirer de conflits internationaux ou de tolérer des déclarations violentes sur la région de la part de hauts responsables américains : la longue période de paix interétatique en Amérique latine est un atout qui a été acquis et il n’y a aucune excuse pour la mettre en danger.
En outre, la plupart des pays de la région ont géré leurs relations bilatérales avec la Chine avec prudence et pragmatisme. La fixation de Washington sur Pékin est due à une énigme traditionnelle des grandes puissances : le dilemme entre les ressources et les engagements.
Pendant la guerre froide, les États-Unis ont déployé de multiples ressources (investissements, aide, commerce) dans la région et ont ainsi revendiqué des engagements anti-soviétiques et anticommunistes sur les plans diplomatique, militaire et matériel.
Aujourd’hui, et par rapport à la Chine, les États-Unis fournissent beaucoup moins de ressources tout en exigeant plus d’engagements.
Alors que les pays de la région ne sont pas disposés à rompre leurs liens commerciaux, financiers et d’assistance avec la Chine, l’un des principaux investisseurs étrangers de la région, la deuxième administration de Trump ne fait que faire miroiter des menaces et des sanctions. Sa dernière menace concerne la prise de contrôle du canal de Panama.
Les expériences précédentes devraient aider à concevoir des actions pour l’avenir. Il y aura des nations qui voudront agir ensemble, parfois beaucoup, d’autres fois peu. Mais le président Trump rencontrera très probablement moins de résignation et plus de résistance de la part de l’Amérique latine s’il tente de contraindre la région avec un programme aussi négatif.
Juan Gabriel Takatlian est professeur de relations internationales et ancien doyen (2019-2023) à l’Universidad Torcuato Di Tella, Buenos Aires, Argentine.
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