Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Comment des petites vieilles deviennent les porte-voix de la fascisation de Louis Aragon

Hier j’ai vécu une des expériences les plus traumatisantes de ces dernières années… Dans l’espace privé, fort onéreux puisque chaque activité en plus de la cotisation est payée cher, à l’inverse des maisons du Bel âge totalement gratuites, il existe des espaces senior 13, sous la tutelle morale du département des Bouches du Rhône. Au programme, j’ai vu qu’il existait dans l’un de ces espaces (Florian Pont de Vivaux, un lieu jadis industriel et communiste) une série de conférences sur la poésie dont l’ouverture était consacrée à Louis Aragon. Je me suis inscrite, j’ai versé mon obole, et pour trouver ce lieu perdu dans ce qui devient une zone tertiaire, le trajet en taxi après ma longue marche jusqu’à Castellane m’a coûté 40 euros “aller-retour” sans compteur allumé, en taxi, à la marseillaise. Globalement, voici un coût de 60 euros pour ça…

Le public, exclusivement féminin et des dames qui visiblement ne manquent ni de loisirs, ni de moyens… une trentaine de seniors qui suivent les conférences et participent aux voyages organisés dont le but ultime est d’acheter les produits locaux.

Il y avait la conférencière, une habituée, poétesse de son état flanquée de deux acolytes, une femme un peu plus jeune que les autres, et le seul homme de l’assistance et à trois ils se partageaient la lecture des poèmes, c’était atroce… J’imaginais Louis Aragon entendant ses vers sabotés de manière aussi dramatique mais ce n’était pas le pire… La conférencière incontestablement aimait la poésie et vantait la fluidité du vers aragonien, elle confondait Aragon et son interprétation par Ferrat comme tout le monde… Elle nous a dit d’ailleurs que ceux qui l’avaient mis en musique ne partageaient pas ses idées… C’était le fond de son propos qu’un être simple aurait pu résumer ainsi : Aragon est un grand poète mais il avait des idées criminelles communistes qui lui ont beaucoup nui d’ailleurs il a fini très malheureux, désillusionné mais incapable de s’arracher à ce monde criminel, c’est la part obscure des génies.

Parce que le pire de tout était dans la méthode pour aborder une œuvre, il s’agissait de limiter l’initiation à la poésie d’Aragon à des ragots, de reconstruire à travers une biographie ramenée à l’idéologie du moment, en ne faisant pas le moindre effort de contextualisation par rapport aux débats culturels de l’époque et leur relation avec les enjeux politiques réels, pas ceux construits et manipulés aujourd’hui.

Avec une telle méthode, la vulgarité des sentiments, le goût des “turpitudes” vaudevillesques emplissait tout, ce qui était dit sur son enfance, la maternité et paternité cachée était déjà cancanier à l’extrême mais cela devenait littéralement graveleux quand c’était repris par le seul individu de sexe masculin de l’assistance qui se croyait obligé d’en rajouter à coup de gros clins d’œil pour toutes ces femmes rassemblées là… l’épisode Nancy Cunard et les malheurs du “gigolo” Aragon furent traités sur le mode dont cet individu d’une vulgarité peu commune les percevait…

Et dans ma tête j’entendais Louis Aragon me raconter son suicide à Venise, la manière dont avant il avait déambulé en smoking dans les rues et avait servi de guide à des touristes égarés pour leur faire goûter la beauté de cette ville comme un ultime don, tout en se moquant de la chambre dans laquelle il pensait s’immoler et qui jouxtait les waters avec un chasse tirée fréquemment qui relativisait son exaltation…

Ce type vulgaire n’était rien d’autre que la chasse d’eau de l’époque…

Mais la lecture même sabotée à l’extrême du vers aragonien offrait parfois quelque instant de répit et on percevait un ronronnement de contentement dans la salle… Pour les yeux d’Elsa, la conférencière s’exclama: on aimerait être capable d’écrire comme ça et de la salle alors est partie une voix : “on aimerait être Elsa”. Ce fut un bref hommage dans lequel tout était dit Aragon c’était… Là encore un souvenir, celui de toutes ces femmes qui à la mort d’Elsa auraient aimé prendre sa place et la manière dont Aragon tentait de sauver l’amour de l’enfer en s’y brûlant corps et âme…

Comment trouver les mots pour dire, ce qu’il ne m’a jamais invité à dire et qui serait abusif de ma part, ce dont j’étais sûre c’est que cette époque-là est incapable de mesurer certains enjeux… L’histoire est passée à leur niveau celle qui blanchit Céline au nom de “l’art” et au meilleur des cas prétend traiter le communiste Aragon avec ce type de mansuétude… L’histoire est trafiquée et aussi niée que la matérialité de l’œuvre… Comment était-il possible de réduire en deux ou trois phrases, limite de l’inculte, le dadaïsme, le surréalisme, la guerre de 14-18, la relation avec Breton (physiquement ils étaient dissemblables a dit la dame, l’un Breton était fort trapu, chef d’école, entouré de disciples, alors que l’autre Aragon était seul, mince silencieux) …

Voici venu le temps de la démonstration à partir d’une telle réduction, Aragon était un immense poète mais un être torturé par ses démons et il a voué son âme au stalinisme et il a fini très malheureux mais sans pouvoir se détacher de son asservissement criminel au parti communiste…

Le basculement dans l’infamie se fit véritablement alors qu’il était vaguement question, sans trop insister sur le sujet de la guerre d’Espagne, le débat fut déplacé sur le fait qu’Aragon certes était du côté des républicains mais l’essentiel était qu’il s’était rendu à Moscou pour conforter le plus atroce des dictateurs de cet époque, Staline et son régime criminel le stalinisme. J’ai repensé à l’ouverture des Communistes, qui débute justement sur le chaos organisé autour de l’accueil des républicains espagnols, leur internement dans un camp…

Trop c’était trop : je leur ai demandé vous serait-il possible de parler de Louis Aragon, de sa poésie autrement qu’à travers des interprétations indécentes de histoire et des engagements politiques ? Tout ce que vous trouvez à dire sur sa poésie dont vous ne reprenez en général que ce qui a été mis en chanson c’est qu’elle est belle (ce qui est vrai), qu’elle est fluide (ce qui est déjà contestable), vous n’esquissez pas la moindre passerelle avec Aragon romancier, Aragon journaliste, et puisque vous tenez absolument à insister sur sa relation avec l’URSS pourquoi ne pas dire sa relation avec Maïakovski, le pont qu’il a établi avec la création en Asie centrale avec d’autres formes de création… Son rôle dans le combat antifasciste des écrivains et artistes… Toute cette avant-garde qu’il a encouragée…

A ce moment-là, le public s’est rangé derrière la mise en accusation qui a été opposée à ma proposition de lecture : Oui ou non est-ce qu’Aragon a soutenu le goulag ? est-ce qu’il a été pendant plus de 50 ans le complice des crimes du communisme ?

Une dame est intervenue pour dire : C’est le drame des intellectuels français que des gens comme Yves Montand et Simone Signoret ont fini par dénoncer, une génération entière a été complice des crimes du communisme et de Staline.

Je me suis levée et je leur ai dit : écoutez j’ai été aux côtés d’Aragon jusqu’à son heure dernière, c’était un homme d’un immense courage, d’une culture que vous ne pouvez même pas entrevoir, un être déchiré mais ce que je puis vous dire c’est qu’il méprisait profondément Mitterrand, le ministre de Vichy, l’homme de la francisque et que ce qu’il se reprochait peut-être n’était jamais tombé aussi bas que ce que dans quoi vous vous complaisez… C’était un communiste et vous ignorez totalement de quoi il s’agit, je n’ai ni le temps ni les moyens de vous l’enseigner. Je suis sortie de la salle et je suis allée attendre mon taxi sur la terrasse.

Aurons-nous jamais le temps de faire comprendre à notre malheureux pays ce qu’ont été les communistes alors que depuis tant de temps il leur a été inculqué le prélude à tous les fascismes, le trafic de leur mémoire y compris par ceux qui ont vécu sur le patrimoine moral et matériel accumulé par le parti des 75.000 fusillés, les “staliniens” comme Ambroise Croizat qui a préféré partir au bagne plutôt que désavouer l’URSS… Tous ces gens qui ont saboté la formation, les publications hérités de cette héroïsme pour mieux faire chorus avec la censure, ils ont laissé s’ouvrir les vannes d’une telle manipulation, désormais la machine est lancée et elle poursuit son œuvre dans d’aussi dérisoires appareils idéologiques que les conférences faites aux vieilles dames dans les espaces réservés aux “seniors’, à la télévision, dans les manuels scolaires…

Oui ou non répondez est-ce que l’engagement de Louis Aragon se résume à l’approbation du goulag unique crime du XXe siècle désormais ? et le crime remonte jusqu’à la terreur Saint Just et Robespierre avec l’apologie de cette contrerévolutionnaire Olympe de Gouges dédiant ses “droits de la femme” à Marie Antoinette après Varennes… l’appel à l’invasion de la France par les armées des rois aux frontières… Comment Louis Aragon répond aux révélations de Khrouchtchev par la Semaine sainte, le retour des rois et de la sainte alliance, la prise de conscience de l’artiste Géricault dans ces terres où lui Aragon à vint ans fut tenu pour mort… Après avoir été envoyé par son père le radical anticlérical Louis Andrieu celui de l’union sacrée qui lui révéla sa filiation sur le quai de la gare où il embarquait pour l’horreur… La haine de Mitterrand et de ce radicalisme-là comment lui substituer une écriture qui fait ressentir le pas des chevaux s’enfonçant dans le sable de cet espace ouvert aux invasions de la réaction ? Comment le mot se substitue-t-il à la duperie des “sentiments” trafiqués ?

Quand l’Humanité et la presse communiste sont devenues ce qu’elle sont et l’université française nourrit des nullités comme Clémentine Fauconnier venue exhiber son adhésion à la propagande de l’OTAN en clôture de l’Université d’été du PCF, quel principe espérance peut-on encore évoquer ?

Danielle Bleitrach

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1 Commentaire

  • John V. Doe

    Lâcheté, confort et conformisme, quelles vilaines couleurs se sont-elles mises ensemble pour nous dessiner le tableau complexe et magnifique d’un auteur tellement plus grand que ces minables compromis

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