Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Marx dans la Sainte famille ou comment l’idéalisme bourgeois transforme la petite prostituée en nonne…

La première fois où j’ai lu la manière dont Marx reprend les héros des Mystères de Paris d’Eugène Sue pour démontrer la métamorphose que l’idéalisme bourgeois “charitable” opère sur les enfants du peuple des bas-fond de Paris, je n’arrêtais pas de rire… La “transformation du maître d’école” est encore plus sordide comme celle du “chourineur” … C’est toujours ce qui m’a rendu proche les théoriciens marxistes, les dirigeants communistes pétris de ce marxisme : une lucidité en écho de ma liberté, nous partagions instinctivement un mépris pour ceux qui, non contents d’exploiter le peuple, de l’envoyer à la guerre de surcroit, en attendaient le salut et la sainteté… Ce travers bourgeois, je l’ai retrouvé dans le traitement colonial, et dans toutes les formes mondaines de censure ou de diffamation que j’ai pu subir. En matière d’art et de littérature, il y a ici chez Marx un hommage à la France : Eugène Sue ou la littérature française, mais pas toute, au contraire, Marx comme son ami Heine, parle un français parfait, en connaît les auteurs ; il admire Balzac à qui il emprunte des formules (l’opium du peuple chez Balzac c’est la loterie); Balzac a beau s’affirmer royaliste il n’abandonne jamais le point de vue “réaliste” et la dénonciation de l’hypocrisie bourgeoise dans son insensibilité. Zola, peut être divisé à travers sa thèse de l’hérédité en deux périodes, celles ou son naturalisme est réalisme et celle de la recherche de la rédemption, totalement lisible dans l’évolution des Rougon-Macquart, qui va de Germinal à La faute de l’abbé Mouret. Dans ce domaine, celui du moralisme dans la vie et dans la littérature, là aussi, il y a beaucoup à se ré-approprier pour construire un dialogue entre le parti, l’État socialiste et toutes les formes de création, pour être émancipateur de l’individu concret, ne jamais le transformer en espèce à partir d’une dimension de son être et ne pas lui faire avaler comme sa nature la noirceur du monde dans lequel il se débat.(1) (note de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

(1) si le fait divers est bien un moment paranoïaque où néanmoins la société se déchire et avec elle le voile de respectabilité qui la pare… Nous avons non seulement le spectacle de ce viol collectif orchestré par l’époux propriétaire du corps inerte et qui le livre par prostitution à toute une communauté locale, le tout faisant irrésistiblement songer à l’unité familiale d’Aristote dans la politique (le Demos avec son propriétaire, seul citoyen de la cité grecque exerçant le despotisme sur la femme, l’enfant, l’esclave) et sa réactualisation dans le code Napoléon, stade ultime de l’avancée de la societe bourgeoise. Pourquoi au même moment, on ne sait pas très bien pourquoi, le visage de la charité MRP, l’autre visage plus “féodal”, celui de l’abbé Pierre est traîné dans la boue des turpitudes de la chair ecclésiastique… Quelle révélation où l’on sait et on ignore, alors même que la droite tente d’émerger de la Berezina dans toute l’UE en acceptant la tutelle du fascisme ? (notez que sous Meloni incarnation du fascisme et de ses pseudos valeurs familiales au même moment c’est l’adjoint à la culture qui doit démissionner pour les mêmes turpitudes et la vengeance d’une femme dupée), hasard ? Le célèbre procès de Landru a accompagné l’entrée en guerre en 1914…

illustration: le déjeuner sur l’herbe de Manet… Manet ce génie, est l’illustrateur impitoyable de son milieu de bourgeois réactionnaires, de leurs plaisirs, mais aussi de l’appropriation de l’orient…

Lola de Valence de Manet… elle a fasciné Baudelaire qui s’y entendait en turpitudes bourgeoises et qui fut condamné pour ses “Fleurs du mal” (dont Lola et son bijou) par un procureur nommé Pinard (ça ne s’invente pas) qui mena la répression des bonnes mœurs et celle des Communards…

Fleur-de-Marie. dans La Sainte famille, par Marx (extraits)

Nous trouvons Marie au milieu des escarpes ; c’est une fille de joie qui est esclave de la patronne du bouge. Dans cette déchéance, elle garde une noblesse d’âme, une candeur et une beauté humaines, qui en imposent à son entourage ; ce sont ces qualités qui font d’elle la fleur poétique de ce cercle d’apaches et lui valent le nom de Fleur-de-Marie.

Il est nécessaire d’observer exactement Fleur-de-Marie dès sa première entrée en scène, afin de pouvoir faire la comparaison entre sa nature primitive et sa métamorphose critique.

Malgré toute sa délicatesse, Fleur-de-Marie donne aussitôt des preuves de courage, d’énergie, de bonne humeur, de souplesse, de caractère, qualités qui seules peuvent expliquer son épanouissement humain dans sa situation qui la déshumanise.

Contre le Chourineur, qui la maltraite, elle se défend à l’aide de ses ciseaux. Telle est la première situation où nous la rencontrons. Elle n’apparaît pas comme un agneau sans défense, se livrant sans résistance à la brutalité du plus fort, mais comme une jeune fille qui sait faire valoir ses droits et soutenir une lutte.

Dans la taverne de la rue aux Fèves, elle raconte sa vie au Chourineur et à Rodolphe [3]. Pendant son récit, l’esprit du Chourineur la fait rire. Elle s’accuse d’avoir, à sa sortie de prison, dépensé en promenades et en toilettes les 300 francs qu’elle avait gagnés, au lieu de chercher du travail.

« Mais je n’avais personne pour me conseiller. »

Elle devient mélancolique en se ressouvenant de la catastrophe de sa vie : le jour où elle s’est vendue à la tenancière du bouge. Depuis son enfance, c’est la première fois qu’elle se rappelle toutes ces aventures.

« Le fait est que ça me chagrine de regarder ainsi derrière moi… ça doit être bien bon d’être honnête [4]. »

Et, comme le Chourineur se moque d’elle en lui disant de devenir honnête, elle s’écrie :

« Honnête ! mon Dieu, et avec quoi donc veux-tu que je sois honnête [5] ? »

Elle déclare nettement qu’elle n’est pas pleurnicheuse : « je ne suis pas pleurnicheuse [6] », mais sa situation est bien triste :

« Ça n’est pas gai [7]. »

À l’opposé du repentir chrétien, elle finit par énoncer, à propos du passé, la formule stoïcienne et épicurienne à la fois, le principe humain d’une femme libre et forte :

« Enfin, ce qui est fait, est fait [8]. »

Accompagnons maintenant Fleur-de-Marie dans sa première promenade avec Rodolphe [9].

« La conscience de ton horrible position a dû souvent te tourmenter », dit Rodolphe, que démange déjà l’envie d’entamer une conversation morale. « Oui, répond-elle, plus d’une fois, j’ai regardé la Seine par-dessus le parapet ; mais après je regardais les fleurs, le soleil… Alors je me disais : la rivière sera toujours là ; je n’ai que seize ans et demi… qui sait ? Dans ces moments-là, il me semblait que mon sort n’était pas mérité, qu’il y avait en moi quelque chose de bon. Je me disais : on m’a bien tourmentée, mais au moins je n’ai jamais fait de mal à personne [10]. »

Fleur-de-Marie considère la situation où elle se trouve non comme une création libre, non comme une expression d’elle-même, mais comme un sort qu’elle n’a pas mérité. Cette infortune peut changer. Elle est jeune encore.

Le bien et le mal, dans la conception de Marie, ne sont pas les abstractions morales du bien et du mal. Elle est bonne, car elle n’a jamais fait de mal à personne, elle a toujours été humaine envers son entourage humain. Elle est bonne, car le soleil et les fleurs lui révèlent sa propre nature lumineuse et fleurie. Elle est bonne, car elle est encore jeune, pleine d’espoir et de courage. C’est sa situation qui n’est pas bonne, parce qu’elle lui impose une contrainte contre nature, parce qu’elle n’est pas la manifestation de ses instincts humains ni la réalisation de ses désirs humains, parce qu’elle est pleine de tourments et sans joie. C’est à sa propre individualité, à sa propre nature qu’elle mesure sa situation, et non pas à l’idéal du bien.

Dans la nature, là où tombent les chaînes de la vie bourgeoise et où elle peut librement manifester sa propre nature, Fleur-de-Marie débordera donc de joie de vivre, d’une richesse de sentiment, d’une allégresse humaine devant la beauté de la nature, qui démontrent que sa position bourgeoise n’a fait que l’effleurer, sans action profonde sur elle ; ce n’a été qu’une malchance, et elle-même n’est ni bonne ni mauvaise, mais humaine.

« Monsieur Rodolphe, quel bonheur !- de l’herbe ! des champs ! Si vous vouliez me permettre de descendre ; il fait si beau !.. J’aimerais tant courir dans ces prairies [11] ! »

Et, descendue de voiture, elle cueille des fleurs pour Rodolphe, elle « peut à peine parler de joie », etc. Rodolphe lui révèle qu’il va la conduire à la ferme de Mule Georges [12]. Elle y verra des pigeonniers, des étables, etc.; il y a là du lait, du beurre, des fruits, etc. Voilà les vrais moyens de la grâce pour cette enfant. Elle s’amusera, voilà ce qui la préoccupe d’abord. « C’est à n’y pas croire… comme je veux m’amuser [13]. » De la façon la plus naïve, elle explique à Rodolphe la part qui revient à elle-même dans son infortune, « Tout mon mauvais sort est venu de ce que je n’ai pas économisé mon argent. » Et elle lui conseille d’être économe et de placer de l’argent à la Caisse d’Épargne. Son imagination se complaît aux châteaux en Espagne que Rodolphe bâtit devant ses yeux. Elle ne retombe dans la tristesse que parce qu’elle « avait oublié le présent » et que « le contraste de ce présent avec le rêve d’une existence douce et riante lui rappelle l’horreur de sa position [14] ».

Nous voyons jusqu’ici Fleur-de-Marie sous sa forme primitive, avant l’intervention de la Critique : Eugène Sue s’est élevé au-dessus de l’horizon de son étroite conception du monde. Il a heurté de front les préjugés de la bourgeoisie. Sans doute a-t-il livré Fleur-de-Marie à son héros Rodolphe pour expier sa propre témérité, s’assurer l’approbation de tous les vieillards et de toutes les vieilles femmes, de toute la police parisienne, de la religion en vogue et de la « Critique critique ».

Mme Georges, à qui Rodolphe remet Fleur-de-Marie, est une femme malheureuse, hypocondriaque et religieuse. Elle accueille aussitôt l’enfant avec ces paroles pleines d’onction :

« Dieu bénit ceux qui l’aiment et qui le craignent- ceux qui ont été malheureux et ceux qui se repentent [15]. »

Rodolphe, l’homme de la « Critique pure », fait appeler le malheureux abbé Laporte [16], blanchi dans la superstition. C’est l’abbé qui est destiné à accomplir la réforme critique de Fleur-de-Marie.

Marie s’approche, gaie et candide, du vieux prêtre. Eugène Sue, dans sa brutalité chrétienne, lui fait murmurer aussitôt à l’oreille par un « merveilleux instinct » que « la honte finit où commencent le repentir et l’expiation », c’est-à-dire dans l’Église, hors de laquelle il n’est pas de salut, Il oublie la gaie candeur de la promenade, cette gaieté qu’avaient fait naître la grâce que dispense la nature et l’amicale sympathie de Rodolphe, et qui n’était troublée que par la pensée du retour chez la tenancière.

L’abbé Laporte prend aussitôt une pose supra-terrestre. Sa première parole est :

« La clémence de Dieu est inépuisable, ma chère enfant… Il vous l’a prouvé en ne vous abandonnant pas dans de bien douloureuses épreuves… L’homme généreux qui vous a sauvée a réalisé cette parole de l’Écriture : (notons-le : la parole de l’Écriture, et non un but humain). Le Seigneur est près de ceux qui L’invoquent… Il accomplira les désirs de ceux qui Le redoutent ; Il écoutera leurs cris, et les sauvera… Le Seigneur terminera son œuvre. »

Marie ne comprend pas encore le sens pernicieux du sermon ecclésiastique. Elle répond :

« Je prierai pour ceux qui ont eu pitié de moi et qui m’ont ramenée à Dieu. »

Sa première pensée n’est pas Dieu, mais son sauveur humain ; et c’est pour lui, non pour sa propre absolution, qu’elle veut prier. Elle croit que sa prière peut influer sur le salut d’autrui. Bien plus, elle est encore assez naïve pour se croire déjà ramenée à Dieu. L’abbé ne peut s’empêcher de détruire cette illusion hétérodoxe.

Il l’interrompt :

« Bientôt vous mériterez l’absolution, l’absolution de vos grandes fautes… car, pour parler encore avec le prophète : Le Seigneur soutient tous ceux qui sont près de tomber. »

Remarquez la formule inhumaine du prêtre : bientôt vous mériterez l’absolution ! Vos péchés ne vous sont pas encore remis.

De même que Laporte, en accueillant la jeune fille, lui présente la conscience de ses péchés, Rodolphe au moment de prendre congé lui présente une croix en or, symbole de la crucifixion chrétienne qui l’attend.

Marie habite depuis quelque temps déjà la ferme de Mme Georges. Écoutons d’abord une conversation du vieil abbé Laporte et de Mme Georges [17]. Le prêtre estime un « mariage » impossible pour Marie,

« parce que pas un homme, malgré sa garantie [18], n’osera affronter le passé qui a souillé la jeunesse de Fleur-de-Marie ».

Et il ajoute :

« Elle a de grandes fautes à expier… Le bon sens moral aurait dû la soutenir.»

Il démontre la possibilité de ne pas quitter le droit chemin, comme le ferait le plus vulgaire des bourgeois :

« Les âmes charitables sont-elles donc si rares à Paris ? »

Le prêtre hypocrite sait parfaitement que ces âmes charitables de Paris passent indifférentes, à toute heure et dans les rues les plus animées, à côté des petites filles de sept à huit ans qui jusqu’à minuit vendent des allumettes et autres objets analogues, comme le faisait jadis Marie, et dont le sort futur sera presque sans exception celui de Marie.

Le prêtre veut que Marie expie; dans son for intérieur, il l’a condamnée. Suivons Fleur-de-Marie dans une promenade, le soir, en compagnie de Laporte, qu’elle reconduit chez lui [19].

« Voyez donc, mon enfant, commence-t-il avec une rhétorique pleine d’onction, cette immensité dont on n’aperçoit plus les bornes. [C’est en effet le soir …] Il me semble que le silence et l’infini nous donnent presque une idée de l’éternité… Je vous dis cela, Marie, parce que vous êtes sensible aux beautés de la création… Souvent, j’ai été touché de l’admiration religieuse qu’elles vous inspiraient, à vous… qui en avez été si longtemps déshéritée. »

Le prêtre a déjà réussi à métamorphoser en admiration religieuse la joie directe et naïve de Marie devant les beautés de la nature. À ses yeux, la nature se trouve déjà ravalée au rang d’une nature devenue dévote, christianisée, au rang de création. L’éther transparent est profané, il n’est plus que l’obscur symbole d’une fade éternité. Fleur-de-Marie a déjà appris que toutes les manifestations humaines de son être étaient « profanes », privées de religion, c’est-à-dire de la vraie consécration, irréligieuses, athées. Il faut que le prêtre la salisse à ses propres yeux, traîne dans la boue ses facultés naturelles et spirituelles, les moyens de la grâce, afin qu’elle devienne accessible au moyen surnaturel qu’il lui promet, le baptême.

Lorsque Marie veut faire un aveu au prêtre et lui demande son indulgence, il répond :

« Le Seigneur vous a prouvé qu’Il était miséricordieux. »

Dans l’indulgence qu’elle rencontre, Marie ne doit pas voir le bon mouvement naturel et spontané qui pousse vers elle un être humain, son semblable. Il faut qu’elle y voie une miséricorde et une condescendance infinies, surnaturelles, surhumaines, et dans l’indulgence humaine, une miséricorde divine. Il faut qu’elle transcende tous les rapports humains et naturels en rapports avec Dieu. La manière dont Fleur-de-Marie se laisse prendre, dans sa réponse, au radotage du prêtre sur la miséricorde de Dieu, prouve jusqu’à quel point la doctrine religieuse l’a déjà corrompue.

Dès qu’elle fut installée dans sa situation meilleure, elle n’a, dit-elle, éprouvé autre chose que son nouveau bonheur.

« À chaque instant, je songeais à M. Rodolphe. Bien souvent… je levais les yeux au ciel comme pour y chercher non pas Dieu, mais lui, M. Rodolphe, et le remercier. Enfin… je m’en accuse, mon Père, je pensais plus à lui qu’à Dieu ; car il avait fait pour moi ce que Dieu seul aurait pu faire… J’étais heureuse, heureuse comme quelqu’un qui a échappé pour toujours à un grand danger. »

Fleur-de-Marie trouve déjà répréhensible d’avoir ressenti une situation nouvelle où elle trouve le bonheur simplement comme ce qu’elle est réellement, comme un bonheur nouveau, c’est-à-dire qu’elle se reproche d’avoir eu une attitude naturelle et non surnaturelle. Elle s’accuse déjà d’avoir vu dans l’homme qui l’a sauvée ce qu’il est réellement, son sauveur, et de ne pas lui avoir substitué un sauveur imaginaire, Dieu. Elle est déjà la proie de cette hypocrisie religieuse qui ôte à l’homme, mon semblable, les mérites qu’il s’est acquis envers moi pour les donner à Dieu ; qui, d’une façon générale, regarde comme étranger à l’homme tout ce qui, en lui, est humain et comme sa propriété proprement dite tout ce qui, en lui, est non-humain.

Marie nous raconte que la transformation religieuse de ses pensées, de ses sentiments, de son attitude devant la vie a été le fait de Mme Georges et de Laporte.

« Lorsque M. Rodolphe m’a emmenée de la Cité, j’avais déjà vaguement la conscience de ma dégradation. Mais croyez-vous que l’éducation, que les conseils, que les exemples que j’ai reçus de Mme Georges et de vous […] ne m’aient pas, hélas ! fait comprendre que j’avais été encore plus coupable que malheureuse ?… Vous et Mme Georges, vous m’avez fait comprendre la profondeur infinie de mon abjection [20]. »

En d’autres termes, c’est à l’abbé Laporte et à Mme Georges qu’elle doit d’avoir échangé la conscience humaine, et par suite supportable, de sa dégradation, contre la conscience chrétienne, et par suite insupportable, d’une abjection infinie. Le prêtre et la bigote lui ont enseigné à se juger du point de vue chrétien.

Marie éprouve l’étendue du malheur moral où on l’a précipitée. Elle dit :

« Puisque la conscience du bien et du mal devait m’être si funeste, que ne me laissait-on à mon malheureux sort !.. Si on ne m’eût pas arrachée à l’infamie, la misère, les coups m’eussent tuée bien vite ; au moins, je serais morte dans l’ignorance d’une pureté que je regretterai toujours. »

Le prêtre sans cœur répond :

« La nature même la plus généreuse n’eût-elle été plongée qu’un jour dans la fange d’où on vous a tirée en garde un stigmate ineffaçable. Telle est l’immutabilité de la justice divine. »

Fleur-de-Marie, profondément blessée par cette mielleuse malédiction ecclésiastique, s’écrie :

« Vous le voyez bien, je dois désespérer. »

L’esclave grisonnant de la religion réplique :

« Vous devez désespérer d’effacer de votre vie cette page désolante, mais vous devez espérer en la miséricorde infinie de Dieu. Ici-bas, pour vous, pauvre enfant, larmes, remords, expiation ; mais un jour, là-haut, là-haut, pardon, félicité éternelle ! »

Marie n’est pas encore assez simple d’esprit pour se laisser consoler par la félicité éternelle et le pardon qu’on lui promet là-haut.

« Pitié, pitié, mon Dieu » ! s’écrie-t-elle, « je suis encore si jeune… malheur à moi ! »

Et la sophistique hypocrite du prêtre atteint à son comble :

« Bonheur pour vous, au contraire, Marie, bonheur pour vous, à qui le Seigneur envoie ces remords pleins d’amertume, mais salutaires ! Ils prouvent la religieuse susceptibilité de votre âme… Chacune de ces souffrances vous sera comptée là-haut. Croyez-moi, Dieu ne vous a laissée un moment dans la voie mauvaise que pour vous réserver la gloire du repentir et la récompense éternelle due à l’expiation ! »

À partir de ce moment, Marie est devenue esclave de la conscience du péché. Alors que, dans la situation la plus misérable, elle avait su se créer une individualité humaine, aimable, et qu’au sein de la dégradation extrême elle avait eu conscience de son essence humaine où elle voyait son essence véritable, désormais la fange de la société actuelle, qui n’a fait que la toucher extérieurement, devient son essence intime ; s’infliger sans cesse de noirs tourments en se rappelant cette fange devient le devoir d’une vie, voulu par Dieu lui-même, la fin en soi de son existence. Alors que jadis elle se vantait de « ne pas être pleurnicheuse », alors qu’elle savait que « ce qui est fait, est fait », elle tient à présent la contrition pour le bien, et le repentir, pour la gloire.

Il apparaît plus tard que Fleur-de-Marie est la fille de Rodolphe. Nous la retrouvons princesse de Gerolstein [21].

Nous écoutons un de ses entretiens avec son père :

« En vain je prie Dieu de me délivrer de ces obsessions, de remplir uniquement mon cœur de Son pieux amour, de Ses saintes espérances, de me prendre enfin tout entière, puisque je veux me donner tout entière à Lui… Il n’exauce pas mes vœux… sans doute parce que mes préoccupations terrestres me rendent indigne d’entrer en communication avec lui [22]. »

Une fois qu’il a reconnu que ses égarements sont des crimes infinis contre Dieu, l’homme ne peut s’assurer la rédemption et la grâce qu’en se donnant tout entier à Dieu, en mourant tout entier au monde et aux préoccupations du monde. Une fois qu’elle a reconnu que c’est par un miracle divin qu’elle a été délivrée de sa situation inhumaine, Fleur-de-Marie est obligée de devenir elle-même une sainte pour être digne d’un pareil miracle. Son amour humain est obligé de se métamorphoser en amour religieux, son aspiration au bonheur en aspiration à la félicité éternelle, la satisfaction temporelle en sainte espérance, la communion avec les hommes en communion avec Dieu. Dieu doit la prendre tout entière. Elle énonce elle-même le mystère qui empêche Dieu de la prendre tout entière. Elle ne s’est pas encore donnée tout entière à lui, son cœur est encore épris et possédé de préoccupations terrestres. C’est là la dernière manifestation de sa vaillante nature, les derniers feux qu’elle jette. Elle se donne toute à Dieu en mourant toute au monde et en entrant au couvent.

« Personne ne doit entrer au couvent,
Sans être pourvu congrûment
De bons péchés à suffisance
Afin que de toute son existence
Pour lui jamais ne cesse le plaisir
De se tourmenter par le repentir. »
GOETHE [23].

Au couvent, Fleur-de-Marie est promue abbesse grâce aux intrigues de Rodolphe. Elle refuse d’abord d’accepter ce poste, par conscience de son indignité. La vieille abbesse s’emploie à la convaincre :

« Je vous dirai plus, ma chère fille : avant d’entrer au bercail, votre existence aurait-elle été aussi égarée qu’elle a été au contraire pure et louable… que les vertus évangéliques dont vous nous avez donné l’exemple depuis votre séjour ici expieraient et rachèteraient encore aux yeux du Seigneur un passé si coupable qu’il fût. »

Par les paroles de l’abbesse, nous comprenons que les vertus séculières de Fleur-de-Marie se sont métamorphosées en vertus évangéliques; ou, pour mieux dire, que ses vertus réelles ne peuvent plus se manifester que sous caricature évangélique.

Marie répond aux paroles de l’abbesse :

« Sainte mère.., je crois maintenant pouvoir accepter [24]. »

La vie du couvent ne correspond pas à l’individualité de Marie ; elle meurt. Le christianisme ne la console qu’en imagination, ou encore sa consolation chrétienne est précisément l’anéantissement de sa vie et de son essence réelles : sa mort [25].

Rodolphe a donc métamorphosé Fleur-de-Marie d’abord en pécheresse repentante, puis la pécheresse repentante en nonne, et enfin la nonne en cadavre. Aux obsèques, le prêtre critique Szeliga ajoute son oraison funèbre à celle du prêtre catholique.

L’existence « innocente » de Fleur-de-Marie, il l’appelle son existence « éphémère » et l’oppose à sa « faute éternelle et inoubliable ». Il célèbre le fait que son « dernier souffle » soit « imploration de la rémission et du pardon ». Mais, de même que le pasteur protestant, après avoir exposé la nécessité de la grâce du Seigneur, la participation du défunt au péché originel et la forte conscience qu’il a eue de son état de pécheur, est obligé de célébrer les vertus de ce même défunt par une formule séculière, M. Szeliga recourt lui aussi à la formule :

« Et pourtant, elle n’avait personnellement rien à se faire pardonner. »

Il jette enfin sur la tombe de Marie la fleur la plus fanée de l’éloquence ecclésiastique :

« Elle s’est éteinte et a quitté ce monde, et rarement créature humaine eut le cœur plus pur qu’elle ! »

Amen.


Notes

[1] « Fleur-de-Marie » est à partir d’ici traduit en allemand dans le texte : Marienblume.

[2] Jeu de mots sur le mot Schuld (au singulier = faute, culpabilité; au pluriel Schulden = dettes).

[3] Les Mystères de Paris, I° partie, ch. III.

[4] Citation en français dans le texte.

[5] Citation en français dans le texte.

[6] Citation en français dans le texte.

[7] Citation en français dans le texte.

[8] Citation en français dans le texte.

[9] Les Mystères de Paris, I° partie, ch. VIII.

[10] Citation en français dans le texte depuis « Dans ces moments-là… »

[11] En français dans le texte.

[12] Mme Georges, personnage des Mystères de Paris; autre protégée de Rodolphe, qui l’a arrachée à la misère dans laquelle l’avait plongé « le scélérat hypocrite auquel d’aveugles parents l’avaient mariée » (ce dernier n’est autre que le Maître d’école). Elle dirige la ferme de Bouqueval.

[13] En français dans le texte.

[14] Les Mystères de Paris, 1re partie, ch. X. La citation est en français dans le texte.

[15] Ibidem, 1re partie, ch. XIV. La citation est en français dans le texte.

[16] Personnage des Mystères de Paris.

[17] Les Mystères de Paris, 2e partie, ch. XXII.

[18] Dans le texte de Sue, l’abbé dit : « malgré ma garantie et la vôtre ».

[19] Ibidem, 3e partie, ch. Il.

[20] Les Mystères de Paris, Ire partie, ch. Il.

[21] Les Mystères de Paris, 9e partie, ch. II.

[22] Ibidem, 10e partie, à. VII. Toute la citation est en français dans le texte.

[23] Extrait des Xénies, IX, p. 186.

[24] La citation est en français dans le texte.

[25] Les Mystères de Paris, chapitre dernier.

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2 Commentaires

  • Xuan

    Dans le cahier de sa vie, ma mère avait noté : « Au cours des récréations, même celles des grandes classes où nous nous bornions à former des petits groupes, nous étions surveillées par une de nos Sœurs qui passait et repassait entre nous, les yeux baissés et comme méditative, les bras d’abord croisés dans ses grandes manches. Il était défendu d’aller par deux, notre sœur nous séparait et nous priait d’aller rejoindre les autres : quand on est à deux, le diable est au milieu… »
    Le diable est sorti du cercueil de l’abbé Pierre, mais il serait intéressant de s’interroger sur ce qui a remplacé l’hypocrisie religieuse dans notre société laïque.

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  • Malfon Bernard
    Malfon Bernard

    Le procureur Pinard s’est attaqué aussi à Flaubert pour madame Bovary et a fait condamné Eugène Sue pour ” les mystères du peuple”. Cette série de romans raconte l’histoire d’une famille de “prolétaires” de l’invasion de la gaule par Jules César jusqu’à 1848. Ces romans attaquent la monarchie, l’aristocratie et l’église. C’est Maurice Lachâtre qui l’a édité, Maurice Lachâtre étant l’éditeur de la traduction française du livre 1 du Capital. Les exemplaires seront détruits et Eugène Sue se réfugiera en Savoie qui n’était pas française à l’époque. A cause de cette suite de romans j’éprouve une certaine sympathie pour Eugène Sue.

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