Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Aragon 1935 : “l’alliance” face au fascisme, ne ratez pas ce livre…

Je ne sais pas ce qu’il en est chez vous mais à Marseille on ne peut marcher et s’agiter que de l’aube quand le jour est encore dans la nuit à 11 heures quand l’air se met à brûler… Ce sont mes heures de marche jusqu’à la mer, et aux arrêts dans un café désert qui sent le propre, un moment privilégié où je peux lire et prendre des notes que je retravaillerai dans la nuit les après-midis étant consacrés au sommeil. Les livres ne manquent pas mais celui-ci a été l’indispensable, quand ce que l’on croit savoir se complète pour mieux rejoindre vos interrogations du moment, celles que vous ruminez en marchant… Des pages, qui tout à coup vous démontrent que vous avez tout à apprendre, ce qui est le sentiment le plus vivifiant qui se puisse imaginer. Ma mère avec son bon sens populaire affirmait “la vieille ne voulait pas mourir tant qu’elle avait quelque chose à apprendre“, elle avait raison, qu’il s’agisse des nations, des partis ou des individus la vie c’est cette curiosité inassouvie, un désir de plénitude. 1935, un moment où Aragon paraît faire le choix le plus radical du réalisme socialiste et du socialisme comme la base du rassemblement antifasciste. Tous ceux qui aujourd’hui encore s’interrogent sur la relation qui peut exister entre l’engagement révolutionnaire et l’art, les avant-gardes, mais aussi le patrimoine d’une nation, celui de l’humanité trouveront là non pas un manuel, un dogme, mais des réflexions, des mises au point, des concepts, qui font de chaque texte, chaque paragraphe l’occasion d’une méditation, d’un dialogue avec les questions d’aujourd’hui.

 Le n° 25 des annales de la société des amis de Louis Aragon et d’Elsa Triolet est sorti (éditions Manifeste !). Au sommaire une édition chronologique des articles et textes d’Aragon journaliste publiés en 1935 dans l’Humanité, Commune, Monde, L’Œuvre, Vendredi et Europe. L’ensemble est présenté par François Eychart. Les annales accueillent aussi une importante contribution de François Albéra, sous le titre “Manouchian, Aragon et les derviches tourneurs”. François Albéra fait le point définitivement sur cette question et de façon très détaillée. L’ouvrage (272 pages) hors envoi est disponible au prix de 20 euros.

J’ai voulu vous parler de ce livre avant de l’avoir terminé parce que dès les 50 premières pages il vous saisit comme sait le faire l’écriture d’Aragon. Il vous entraîne loin de notre “ignorante nation“, le terme est de lui mais comme il est approprié à ce que nous sommes aujourd’hui alors que pourtant le péril reste celui assez comparable à ce temps là : la montée du fascisme. Oui mais, en ce temps-là, il restait la mémoire de la guerre, celle qui a généré “l’angoisse picturale” et “l’angoisse poétique” de dada et du surréalisme et qui incite certains au pacifisme, au compromis, il y a un parti communiste, l’URSS. Alors que nous sommes dans la paresse et l’hypocrisie d’un monde qui a cautionné toutes les expéditions néocoloniales menées en son nom à travers un nombrilisme hystérique qui surtout a accepté depuis plus de trente ans des trahisons répétées de l’histoire en particulier sur les conditions dans lesquelles le fascisme a été vaincu… La situation s’avère plus inconfortable désormais mais nous sommes toujours dans les petits arrangements… On geint pour ne pas perdre ces petits privilèges et on tente de ne surtout pas changer de maitre, on veut simplement qu’il soit plus gentil.

Alors quand Aragon proclame qu’il faudra bien choisir la dictature du prolétariat et en donne la définition, nous voilà confrontés au-delà du terme à la réalité de ce qu’il oppose à la montée du fascisme (c’est à la page 51) : “La dictature du prolétariat dont le premier exemple fut donné par la Commune de Paris, est le seul chemin vers l’anéantissement de l’exploitation de l’homme par l’homme. Pour l’avoir nié, la social démocratie qui a exercé le pouvoir dans une série de pays capitalistes a conduit à sa ruine le mouvement ouvrier d’Allemagne par exemple. Pour l’avoir compris, les bolcheviks ont conduit à la victoire les ouvriers et les paysans de l’URSS. Entre le chemin de Noske (l’assassin de Rosa Luxembourg) et le chemin de Lénine, un prolétaire hésitera-t-il ?”.

La dictature du prolétariat est une forme d’alliance transitoire du Prolétariat et de tous les travailleurs. Transitoire et non pas brève. La dictature du prolétariat correspond à une logue période historique. Le prolétariat avec son avant-garde forgée dans la lutte révolutionnaire, le Parti communiste, apparaît à tous les travailleurs comme les champions de leur cause. Et c’est parce qu’il est le champion de leur cause, parce que seul il est historiquement capable de prendre en main la cause de tous les travailleurs, que dans la première période de la Révolution soviétique, pour la sauvegarde de cette révolution, le prolétariat avait dû, établissant la démocratie la plus large que le monde ait jamais connue, s’arroger dans cette démocratie les privilèges qui se concrétisent en particulier par le vote inégal, indirect et ouvert.

Ceux qui ont conçu ce recueil des textes d’Aragon ont un immense mérite. D’abord celui de nous confronter à cette prise de parti qu’Aragon ne reniera jamais et qui encore aujourd’hui est d’une brulante actualité ne serait-ce que parce que la social démocratie s’est plus que jamais vautrée dans l’abandon de tous principes et les partis communistes, ceux de l’eurocommunisme ont été réduits au néant, ils ne sont plus une alternative crédible. Mieux ou pire, il n’y a pas eu d’expérience révolutionnaire sans choix de la dictature du prolétariat et les tentatives les plus sympathiques comme le Chili d’Allende ou même la Bolivie voient la montée du fascisme et de ses crimes et tortures. Ce recueil a l’immense mérite de ne pas éluder ce problème y compris et surtout en ce qui concerne “l’alliance transitoire du prolétariat et de tous les travailleurs“.

Et c’est là que ce recueil s’inscrit en faux contre tout ce qui a pu être dit de ce choix bolchevik d’Aragon… On le découvre dès un des premiers textes Vingt quatre heures de doute. Jules Romains au carrefour. (p. 41 à 49)

Un chemin si curieux, un esprit qui risque d’être, au delà même des frontières françaises l’exemple sur lequel se modèleront des milliers d’hommes jeunes et qui n’ont pas encore choisi leur chemin.”

Cette idée forte qu’Aragon conservera tout au long de sa vie de ce jeune homme qu’il a été et qui aurait pu être comme dans Aurélien son double Drieu de la Rochelle s’il n’avait rencontré Bérénice, Elsa… mais aussi une expérience historique et le parti communiste de Maurice Thorez, est là exprimée avec l’idée que malheureusement il n’y a rien de fortuit ni chez Jules Romain devenu le chantre du ministère Doumergue et la collaboration qui s’amorce avec le nazisme, comme d’ailleurs chez Céline qu’il tente sans grand espoir de retenir au bord de l’abime. Tous ces intellectuels comme Jules Romain ont leur vingt quatre heures de lucidité et entrent dans un débat permanent avec eux-mêmes pour éviter de poser quelle est l’origine de la guerre que légitimement il redoute. “Aux causes économiques de la guerre, il oppose des causes psychologiques“(P.47)

Aragon part de son propre cheminement : mon cas n’est pas un cas isolé. J’étais un individu étrangement inapte au travail social. Celui qui comme ses amis surréalistes à l’art de se perdre dans d’interminables débats et de tourner en rond dans des contradictions qui lui apparaissent fondamentales… Être un bourgeois lui paraissait une insulte mais il ne voyait pas d’autres moyens de parvenir à ne plus l’être que les mots qui le niait : l’excès de formules le ravissait explique-t-il. J’aimais ce qui est manqué, ce qui est monstre, ce qui ne peut pas vivre, ce qui ne peut pas aboutir (p.69).

Mais jamais non plus Aragon n’oubliera ou ne reniera ces alluvions de la poésie au cours des siècles qui ont constitué la littérature française et son propre art, simplement il va comme son ultime chef d’œuvre le fou d’Elsa s’ouvrir à des sources niées et il le fera en se donnant le prolétariat soviétique, ses luttes émancipatrices comme un des phares. Ses sens aiguisés, ses tentatives de désintoxication de la “phrase” assorties de rechutes que l’on peut considérer comme salvatrices en tous les cas il n’en a pas la moindre honte déclare-t-il font de cette expérience autant individuelle que collective un véritable miracle… On se prend à rêver d’une exposition itinérante assortie de films (les trois chants sur Lénine de Dziga Vertov et Tchapaïev par exemple) dans lesquels nous redécouvririons avec lui toute une littérature mondiale celle de nations d’Asie centrale, un monde de la steppe autant que celui de la naissance de nations. Oui ce regard est plus actuel que jamais comme il sait voir en quoi John Heartfield et la beauté révolutionnaire est une sorte d’aboutissement négation des apories du collage tel que s’obstine Braque… Mais jamais ces moments où l’idéal révolutionnaire est celui où vérité et beauté s’unissent pour dénoncer l’injustice, le fascisme et la guerre, pour porter l’espérance face à la démission ne sont autre chose qu’une formidable volonté d’intégration de tous les chemins qui ont conduit à la rébellion.

Il intègre non seulement l’espace de l’humanité tout entière celle que la nation ignorante qu’est la France d’alors et plus encore de maintenant mais il ne renie rien de tout ce qui reste avorté, ainsi à un moment où il est de bon ton de dénoncer le “naturalisme” de Zola, il distingue ce qui dans Zola est une avancée à la fois littéraire et sociale, mais aussi sur quoi se brise l’élan et là où le naturalisme s’enfonce dans des pseudos rêveries complaisantes.

Voilà un tel livre se déguste, chaque texte, chaque paragraphe même provoque en vous des remous et j’en suis à la page 105, l’actualité de Victor Hugo. je n’ai donc pas encore pris connaissance des débats ouverts autour de cette publication en particulier le texte de François Albera, Manouchian, Aragon et les derviches tourneurs, lui aussi doit être d’une brulante actualité.

Mais comme je voulais partager avec vous cette lecture dans cet été qui devrait offrir le loisir de lire si cette activité a encore un sens qui ne se limite pas à quelques citations hors contexte à l’almanach Vermot de la culture. L’impossibilité d’accéder à la Théorie, sans laquelle il ne saurait y avoir de Révolution dans quelque domaine que ce soit même si cette théorie est le produit des angoisses poétiques, il existe un moment où doivent être dites clairement les orientations du rassemblement antifasciste : pour une culture révolutionnaire, contre la fascisation de la culture, et tout d’abord dans notre propre pays, contre la guerre et pour la défense du meilleur rempart de la paix, l’URSS (page 104).

Comment se pose aujourd’hui cette question de la paix et de la guerre, peut-on l’éluder quand on prétend rassembler tous les travailleurs dans un Nouveau Front populaire ? Nous ne sommes pas en 1935 mais le besoin de clarté en vue de l’alliance se pose et cela passe par la nécessité d’affronter les questions que l’on a cru résolues en adoptant par opportunisme les analyses de la bourgeoisie, celles de l’expérience historique comme celles du monde tel qu’il se constitue aujourd’hui.

Il est évident que pour le moment, nous sommes très loin de cette nécessaire entreprise de vérité et que cela frappe notre pays au-delà des aspects “politiciens” d’une dérive vers le conformisme et les fausses audaces qui se combinent avec la flatterie de l’ignorance et de l’inculture.

Danielle Bleitrach

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