J’ai trouvé cet article, qui date de 2009, dans le cadre de recherches sur un projet d’article concernant le “nouvel ordre mondial”, en train de devenir “l’ancien ordre mondial”. Il m’a paru intéressant car il retrace une part importante de ce qu’Obama a appelé le “soft power” états-unien : la capacité à changer la trajectoire politique et diplomatique de pays entiers sans intervention militaire, par la manipulation et tromperie, via les médias et les ONG, en organisant des campagne “non violentes” avec une planification et une logique militaires.
L’article montre avec une lecture détaillée des événements et des stratégies la sophistication acquise par les agents états-uniens dans la conduite de ces opérations, et leur organisation sur une base internationale, essaimant d’une révolution à l’autre. Bien sûr, comme le souligne l’auteur dans sa conclusion, il ne suffit pas de la volonté et de l’organisation, il faut également un terrain favorable.
La rencontre de ces deux éléments permet seule le succès de l’opération. Cette technique de “révolution électorale” n’est pas véritablement nouvelle, mais elle a donc pris une forme caractéristique et répétée ces dernières décennies, avec de nombreux succès (Slovaquie, avant même la Serbie, Géorgie, Ukraine – deux fois – , Arménie, Kyrghizistan, Egypte (2011), Bolivie par exemple) mais également des échecs (Venezuela, Biélorussie notamment, ainsi que la Bolivie où l’ancien pouvoir a pu être globalement restauré).
Elle est une part intégrante du mode de pouvoir du néo-impérialisme états-unien, qui, contrairement aux impérialismes caractérisés par Lénine en 1915 ne peut plus avoir recours au colonialisme et cherche donc à contrôler de l’extérieur la trajectoire géopolitique des pays via des élites locales. Après la chute de l’URSS, ce mode opératoire est devenu récurrent, afin de sélectionner “de l’extérieur” des élites politiques favorables dans des pays nouvellement intégrés à la sphère de domination. Il ne s’agit même pas de choisir directement des dirigeants présélectionnés, mais simplement d’éliminer les récalcitrants, de dissuader les hésitants de s’écarter du chemin prescrit afin qu’émerge “naturellement” un dirigeant favorable parmi un large vivier de responsables potentiels formés par d’autres dispositifs. Ceux-ci ne devront pas non plus pouvoir devenir trop forts, même au fil du temps et partout, on s’assurera d’ailleurs que les constitutions interdisent d’obtenir plus de deux mandats présidentiels consécutifs.
On le voit bien dans l’analyse que fait Slovodan Naumavic de la situation serbe de 2000 : il ne s’agit pas de construire quoi que ce soit, un parti, un mouvement politique, une adhésion, un projet. L’objectif est purement et simplement d’éliminer. Éliminer Milosevic et son pouvoir, son parti, de la vie politique serbe. Une fois cette mission accomplie, Otpor disparaît. Il n’y a pas d’intérêt à conserver cette organisation et elle ne peut de toutes façons pas se maintenir, puisqu’elle n’est construite que sur un rejet, sans aucun fond politique que de jouer un coup. Son avenir est d’essaimer ailleurs pour d’autres coups tordus. Après elle, viennent les conseillers, les agents d’influence plus discrets. Des moyens de pression plus discrets peuvent être utilisés et sont d’autant plus efficaces qu’il a été montré que, si nécessaire, on peut faire tomber un gouvernement par une habile campagne.
A partir de 2010, le contexte se tend et la méthode évoluera. En Libye, en Syrie ou en Ukraine notamment, la non-violence ne sera plus suffisante. On fera appel aux islamistes d’un côté, aux fascistes de l’autre, à diverses bandes armées, pour faire le coup de force contre la police ou contre l’armée. Mais, selon cette même logique, on agira sans projet, juste pour faire tomber tel ou tel gouvernement. En Ukraine, les milices néo-nazies qui ont mené le “Maïdan” en 2014 n’ont jamais réussi à obtenir une base électorale. Elles n’ont jamais rassemblé qu’une petite minorité et ont fini par disparaître du parlement. Certains en ont tiré argument pour dire qu’il n’y a pas de néo-nazis en Ukraine et que c’est un pur fantasme. Mais elles n’ont cependant pas disparu. Elles ont été intégrées à l’armée et aux forces de sécurité, obtenant ainsi armes, financement et légitimité, sans pour autant renoncer à leur autonomie de décision. Elles ont notamment “repris du service” en manifestant et menaçant en 2015 devant le parlement pour empêcher une timide loi accordant un début d’autonomie au Donbass. Cela a suffit à faire capoter les accords de Minsk. En Syrie, l’opposition n’a jamais réussi à s’unir et à formuler un projet politique cohérent. Encore moins (il est vrai que l’occasion de lui en a pas été donnée) à démontrer sa légitimité populaire. En Libye, plus de 12 ans après la fin du régime de Khadafi, le pays est divisé et sans projet,
Cette problématique des “révolutions électorales” n’est pas du passé. On le constate avec la situation de la Géorgie, qui a subi une de ces “révolutions” en 2004. Cela avait amené le corrompu Saakachvili (et son compère Raphaël Glucksmann …) au pouvoir et le pays à la catastrophe. Saakachvili croupit actuellement en prison pour abus de pouvoir (il est accusé d’avoir protégé les assassins d’un opposant). Mais les USA n’ont visiblement pas renoncé à aspirer la Géorgie dans leur orbite. Le pouvoir géorgien tente de s’en protéger en imposant une loi obligeant les ONG recevant des financements étrangers à se déclarer. Cela a valu une déclaration du Ministre français des Affaires Étrangères : “La France, à l’instar de l’Union européenne, est préoccupée par l’adoption en première lecture par le Parlement géorgien, le 17 avril, du projet de loi sur la « transparence de l’influence étrangère ». Cette initiative va à l’encontre des valeurs sur lesquelles est fondée l’Union européenne. (…) “
Qu’un pays demande la transparence sur les influences étrangères en son sein paraît naturel. Le ministre français et l’UE ont beau pousser des cris d’orfraie, leur opposition à cette transparence est déjà une forme d’aveu. Et ce communiqué ne fait que confirmer ce que sont réellement les “valeurs sur lesquelles est fondée l’Union Européenne”.
(Note de Franck Marsal pour Histoire et Société).
La “Révolution électorale” en Serbie, par Slovodan Naumavic
Slobodan Naumovic est actuellement professeur associé au département d’ethnologie et d’anthropologie de l’université de Belgrade. Slobodan mène des recherches sur l’anthropologie politique, l’anthropologie visuelle, l’anthropologie historique, les études sur la mémoire, la culture ouvrière socialiste et postsocialiste et le patrimoine industriel. Slobodan Naumovic travaille actuellement sur la mémoire collective et la culture ouvrière dans la photographie industrielle et familiale des époques pré-, socialiste et post-socialiste dans une ville minière et métallurgique de Serbie.
Le mouvement étudiant « Otpor » a connu une trajectoire aussi fulgurante qu’éphémère dans l’histoire politique serbe. Au moment de sa création en octobre 1998, il ne s’apparente qu’à un groupuscule marginal sur la scène politico-syndicale, avant de devenir un acteur majeur non seulement du changement en Serbie au moment de la chute de Milosevic, mais s’impose aussi comme un acteur transnational dans l’exportation des révolutions non-violentes. Otpor a été fondé par une poignée d’étudiants révoltés suite à l’adoption d’une loi sur l’autonomie des universités. Ce mouvement va progressivement unifier les nombreuses composantes de la société serbe face aux conséquences catastrophiques du règne de Milosevic. Leurs actions débutent par des pratiques de contestation inédites : expéditions nocturnes au cours desquelles des slogans menaçants et énigmatiques contre le pouvoir décorent les murs du centre ville de Belgrade. Peu à peu, les réactions de répression disproportionnées des autorités favorisent une image positive du mouvement auprès de la population. Pour l’opinion publique serbe, Otpor constitue l’unique acteur politique qui est en mesure d’incarner l’intérêt général sans ambition de conquérir le pouvoir. Au milieu de l’année 2000, Otpor s’est déjà transformé en un mouvement politique et social inédit : c’est une organisation comprenant de nombreux adhérents, disciplinés, très efficaces et capables de jouer un rôle décisif dans la lutte contre la peur et l’apathie qui paralysent la société serbe. Otpor s’appuie sur une stratégie d’affaiblissement et de discréditation du régime, mobilisant les citoyens lors des journées électorales où se joue le sort politique de la Serbie. Après la chute de Milosevic, le mouvement tente de se transformer en parti politique et essuie un fiasco électoral aux élections parlementaires. Otpor disparaît définitivement de la scène politique serbe en septembre 2004 en intégrant le Parti démocratique (DS). Une seconde vie débute alors pour un certain nombre de ses fondateurs : diffuser leur savoir-faire dans d’autres sociétés post-socialistes. Plusieurs organisations qui s’apparentent à des cabinets de consultants dont le Center for Applied Non-Violent Actions and Strategies 1 et Center for Non-Violent Resistance proposent leur savoir-faire à l’étranger.
Il s’agit dans cet article de répondre à un certain nombre de questions concernant l’émergence de ce nouvel acteur social dans la société serbe dans un contexte d’émergence de phénomènes transnationaux. La première est de mettre en valeur l’originalité du mouvement dans ses choix stratégiques et tactiques au regard de mouvements analogues qui l’ont précédé. La seconde vise à déterminer et évaluer les liens qui se sont tissés avec l’extérieur. Comment peut-on analyser l’éphémère popularité d’Otpor et la déliquescence qu’il connaît après la révolution du 5 octobre 2000 ? Enfin, peut-on parler d’une « recette serbe » de « renversement des dictateurs » qui pourrait en faire un modèle exportable hors du contexte où il a fait ses preuves ?
Les relations entre Otpor et le National Endowment for Democracy (NED)
Abordons en premier lieu la question du rôle du facteur étranger dans le destin politique d’Otpor. Il ne s’agit pas d’envisager l’influence étrangère comme étant le résultat d’un complot d’acteurs étrangers actifs face à une population locale passive devant le changement. On peut en revanche essayer de comprendre les liens transnationaux créés à travers l’activité de certaines ONG ou fondations américaines qui jouent un rôle dans le domaine de la société civile. Après les échecs d’une politique d’isolement du pays, la stratégie adoptée en Serbie par les occidentaux évolue et les Américains en 1998 décident de subordonner toutes les activités à la réalisation d’un objectif principal : le renversement de Milosevic par la « démocratisation de la Serbie et de la République fédérale de Yougoslavie ». En fait, probablement dès avril et certainement en juin de cette année, les autorités américaines envisagent pour la première fois sérieusement le renversement de Milosevic. Dans un Rapport spécial datant de juin 1998 figure un nouveau consensus pour contrer Milosevic :
Milosevic gouverne la Serbie en autocrate, de manière personnelle et il a échoué à établir ou à se faire soutenir par un système stable d’institutions politiques et économiques. En conséquence, une transition difficile et peut-être violente est probable en Serbie. D’autres leaders potentiels doivent émerger et des institutions démocratiques doivent être établies si la Serbie souhaite éviter la transition chaotique telle que la connaissent d’autres autocraties personnelles. […] Il n’est pas sûr que des progrès réels et durables puissent être enregistrés en Bosnie ou au Kosovo si Milosevic n’est pas soumis à un contrôle démocratique. Il est temps de mettre un terme à la dépendance de la communauté internationale à Milosevic pour la mise en œuvre des Accords de paix de Dayton. L’arrivée de Milosevic au pouvoir est si fortement liée à la suppression de l’autonomie du Kosovo qu’il lui sera impossible d’arriver à une entente avec les Albanais du Kosovo sans mettre en danger sa propre survie politique. […] Dans la recherche d’une alternative à l’autocratie, la communauté internationale doit consentir un effort concerté en faveur des partis politiques d’orientation démocratique, des organisations non gouvernementales et d’une justice indépendante afin de soulager les effets des graves bouleversements susceptibles d’apparaître dans toute transition. […] Aucune solution pacifique acceptable pour la Bosnie ou pour le Kosovo n’est possible tant que le régime actuel est en place. Le peuple serbe mérite mieux et devrait avoir l’occasion de jouir du progrès et de la liberté qu’offrent des sociétés démocratiques et ouvertes. La réussite des Etats-Unis et leur désengagement des Balkans dépendent de l’établissement des régimes démocratiques stables et légitimes. Il est temps pour la communauté internationale de repérer et de former les sources alternatives de leadership politique et de développer des programmes démocratiques concrets pour la Serbie » (USIP, 1998).
Cette orientation est également perceptible dans un autre rapport : « Les Etats-Unis, leurs alliés et partenaires doivent se concentrer sur l’émergence d’une transition démocratique en Serbie qui soit fondée sur des institutions citoyennes libres et non sur le rituel creux des élections qui ne sont ni libres ni honnêtes. Une telle transition exige des médias ouverts, des syndicats libres, des universités désentravées, une justice indépendante, des partis politiques forts, des commissions électorales transparentes et pluralistes, ainsi qu’un réseau d’ONG dévouées aux nombreux sujets importants qui préoccupent le peuple serbe. […] Le gouvernement des Etats-Unis devrait accroître sensiblement son soutien à la démocratie en RFY pour le faire passer de son niveau actuel d’environ 18 M $ à 53 M $ cette année fiscale, dans le cadre d’une initiative diplomatique élargie visant le développement d’une alternative au régime autoritaire de Belgrade et l’élargissement des contacts occidentaux […]. De plus, cet effort doit inclure une déclaration publique forte qui ferait comprendre que le peuple de la RFY mérite mieux que l’actuel régime autoritaire. […] L’accent principal doit être mis sur le développement d’une nouvelle génération de dirigeants qui respecteraient le pluralisme, l’économie de marché, l’État de droit et la tolérance. Les Etats-Unis devraient conduire leurs alliés à une politique de soutien fort et irréversible à la Serbie démocratique, comme ce fut le cas dans le reste de l’Europe centrale et orientale ». (USIP, 1999, p. 3).
Désormais, la coopération américaine avec les acteurs politiques serbes repose sur une vision stratégique précise. Premièrement, distinguer les tâches qui reviennent aux différents acteurs étrangers de celles qui seront attribuées aux acteurs nationaux. Deuxièmement, élaborer un plan d’action intérieur, visant à favoriser l’émergence d’une coalition contre le régime aussi large que possible. Cette coalition doit non seulement comprendre les partis politiques d’opposition, mais aussi associer des mouvements étudiants et d’autres acteurs de la société comme les ONG, les médias libres, les organisation chargées de surveiller et de préparer les élections, les syndicats et autres associations ouvrières, des équipes d’experts économiques et autres (think-tank). Troisièmement, inciter les acteurs serbes à accepter les objectifs stratégiques suggérés par les partenaires étrangers tout en leur laissant le soin de trouver les solutions tactiques adéquates et adaptées à la situation particulière. Pour ce faire, un certain nombre d’acteurs publics, parapublics et privés (philanthropiques) américains jouent un rôle déterminant. On peut citer notamment les fondations des deux grands partis politiques américains qui font partie de la principale institution publique chargée de faire de l’exportation de la démocratie un outil de politique étrangère – le NED -.
Ces fondations et ONG contribuent dans un premier temps à mettre en place une coalition regroupant des acteurs très hétéroclites, mais qui doivent se fixer des objectifs communs et indiscutables : le renversement de Milosevic et de son régime, la démocratisation irréversible de la Serbie et la mise en place d’un gouvernement qui n’est pas systématiquement opposé à la politique occidentale dans les Balkans.
Après avoir obtenu ce consensus auprès de la multitude des acteurs, il a fallu déterminer un mode d’action de la coalition avec une division du travail entre chaque acteur. Dans ce contexte, des institutions de sondages et des agences de communications occidentales et nationales ont été sollicitées (Penn corp., Schoen & Berland Associates) afin de construire et matérialiser l’opposition au Régime de Milosevic donnant corps à une opinion publique balbutiante et qui n’apparait plus seulement comme un ensemble éclaté incohérent.
Cette stratégie d’action s’est élaborée par un travail de longue haleine en amont des différentes ONG ou fondations américaines. La formation joue ici un rôle de premier plan. Des programmes de démocratisation ont favorisé l’émergence des nouveaux acteurs locaux formant la future coalition. Ces nouveaux acteurs peuvent s’appuyer sur de nouvelles conceptions de la société pour combattre dans l’arène politique serbe. Les deux principales fondations du NED ne se répartissent pas le travail en fonction d’une vision idéologique comme on pourrait le penser. La fondation du parti démocrate américain – le National Democratic Institute – conseille les partis politiques d’opposition tandis que la fondation du parti Républicain – International Republican Institute – s’attache à concentrer ses efforts sur le mouvement de jeunesse Otpor.
En juin 2000, Milosevic annonce l’organisation d’élections pour la présidence fédérale en septembre. Compte tenu de l’éclatement de l’opposition, l’idée de coalition n’est en rien une évidence, mais s’impose au sein des nombreux acteurs de l’opposition serbe sous la pression de la nébuleuse d’organisations œuvrant à la démocratisation. Un certain nombre d’ONG et de fondations (Freedom House, German Marshall Fund) aide la toute nouvelle coalition de partis politiques « DOS » à déterminer clairement son champ d’action tout en laissant la place au mouvement populaire Otpor dans la contestation du régime. Des orientations précises sont fixées afin d’éviter de renouveler les erreurs accumulées lors des campagnes électorales antérieures.
La victoire contre Milosevic n’est possible que si la coalition d’opposition a la faculté de rester unie. La coalition d’opposition ne doit pas avoir le monopole de la campagne électorale et doit laisser un espace distinct à Otpor. Une partie de cette campagne consiste simplement à inciter la population serbe et plus particulièrement la jeunesse à voter, alors qu’elle marque un désintérêt pour le fait politique. Cela se matérialise par la mise en place d’une campagne de communication fondée sur le marketing politique. Cette technique politique nouvelle appelle, sous un slogan simple et unificateur « Get out the vote campaign », les jeunes à aller voter. Des actions sont également menées dans différents milieux pour élargir un soutien au-delà du cercle estudiantin. Des mineurs et des organisations syndicales sont contactés pour se joindre à l’action civique d’Otpor. Leur mobilisation permet de créer plusieurs « fronts » qui déstabilisent les forces de police et affaiblissent la capacité et la volonté du régime d’avoir recours à la force pour résoudre la crise.
La coalition politique DOS et le mouvement Otpor s’appuient aussi sur un autre acteur qui a joué un rôle moins médiatique mais tout aussi déterminant : le CESID. Cette ONG serbe est une coalition d’ONG locales spécialisée dans l’assistance électorale. Elle produit des statistiques sur les résultats électoraux et observe les élections. Ses milliers d’observateurs électoraux ont eu la capacité le jour du scrutin de délégitimer les résultats officiels en constatant des fraudes et en contestant les résultats officiels du régime.
L’ensemble des acteurs locaux mentionnés a joué un rôle capital dans l’organisation de la chute de Milosevic par sa capacité à organiser et à donner une cohérence à un mécontentement populaire très éclaté. L’ensemble de ces acteurs s’enracine dans le local, mais émerge au sein de relations transnationales et internationales. Derrière l’idée apparente d’un « soulèvement populaire spontané et naturel », la stratégie et les techniques politiques qui sont mises en œuvre sont le fruit d’un long travail sur la société réalisée au cours de multiples formations dispensées par les acteurs extérieurs de la promotion de la démocratie. Les manifestations massives, les sit-in et les marches pacifiques sur Belgrade, et finalement l’organisation de ces luttes de contestation civile, nécessitent une capacité de planification et d’organisation, autrement dit un savoir faire politique complexe. Pour cela, Otpor, le CESID et le DOS ont développé d’étroites relations pendant plusieurs années avec les différentes ONG et fondations occidentales qui ont contribué par leur programme, leur séminaires de formation à diffuser des nouvelles techniques de contestation. Il est d’ailleurs difficile de faire une liste exhaustive des formations et des conseils pratiques dont ont pu bénéficier Otpor, la coalition DOS, les médias indépendants serbes ou le CESID. Certains ont par exemple mis en avant les conseils promulgués au DOS afin d’établir des contacts à l’intérieur du régime notamment parmi les cadres supérieurs des services de renseignement, de la police et de l’armée pour s’assurer de leur désobéissance au régime de Milosevic au moment de l’insurrection électorale. Ce type d’information est difficile à vérifier et apporte finalement peu d’éléments supplémentaires à la connaissance de l’insurrection serbe. De nombreux éléments empiriques facilement accessibles et disponibles nous permettent de comprendre comment les idées et les personnes ont circulé au sein de réseaux transnationaux pour œuvrer aux événements en Serbie.
Otpor !
Dans cette complexe division du travail, Otpor est un élément central du dispositif. Il s’affiche dès le départ comme un mouvement populaire non partisan. La fonction d’Otpor dans le projet commun de renversement de Milosevic consiste à l’organisation d’un grand nombre d’actions dans toute la Serbie, afin de mobiliser l’opinion publique contre le régime. La campagne civique doit faire prendre conscience à la population de sa capacité à faire tomber Milosevic sous forme d’une résistance civile non-violente à l’occasion des prochaines élections. Les manifestations sont indispensables pour matérialiser l’opposition au régime et montrer la naissance d’une opinion publique contestataire massive et unie.
Les aides, étrangère et américaine, ne doivent pas s’analyser uniquement en termes de soutien financier. Le soutien logistique permet de diffuser des symboles et des messages qui doivent être très simples, accessibles et fédérateurs. Des autocollants et des tracts sur lesquels figurent le point d’Otpor, déclarent « il est fini ! » (Gotov je !). Des tags ornent les murs des grandes villes et des dizaines de milliers de t-shirts noirs portés par des jeunes reprennent ces slogans et les propagent dans l’ensemble du pays. Les idées circulent aussi par les centaines d’ordinateurs et de téléphones portables dans les multiples relais en province car le mouvement doit impérativement être décentralisé pour éviter une répression ciblée du régime. Le mouvement est ainsi difficilement identifiable à des personnes. Les ressources matérielles ne peuvent avoir une consistance qu’à partir du moment où ces jeunes partagent des idées et des valeurs communes. Les diverses formations assurées par ces ONG et ces fondations permettent de diffuser des connaissances et de transmettre un savoir-faire nécessaires à la transformation de Otpor en un mouvement non violent. Les expériences précédentes dans d’autres parties du monde laissent espérer qu’un tel mouvement contribue effectivement au renversement de Milosevic. Une étude comparative de Freedom House sur la manière de conquérir la liberté et d’instaurer une démocratie stable, à laquelle avait également pris part Peter Ackerman, un des conseillers d’Otpor, indiquait que dans la majorité des cas analysés dans le monde, le facteur principal du changement était : « […] une résistance citoyenne non violente, dotée d’une assise large employant les tactiques telles que le boycott, les manifestations massives, les occupations, les grèves et la désobéissance civique opposés aux chefs autoritaires dépourvus de légitimité et érodant leurs sources de soutien, y compris la loyauté de leurs défenseurs armés » (Karatnycky et Ackerman, 2005, p. 4).
Les nombreux séminaires de formation proposés par les ONG américaines sont donc l’occasion de diffuser des ouvrages théoriques sur le développement des formes d’action non violente. La réflexion d’un intellectuel américain Gene Sharp devient incontournable. Ce dernier a analysé l’émergence des mouvements non-violents dans l’histoire de Gandhi aux mouvements de résistances pendant la seconde guerre mondiale. Un de ces ouvrages propose à partir des différentes expériences historiques un mode d’action à adopter pour faire tomber une dictature. Ce petit opuscule « From Dictatroship to Democracy : a conceptual Framework For Liberation » a été traduit en serbe dans les années 1990 et a servi de manuel de formation pour les militants d’Otpor.
Certains séminaires ont été consacrés à ces techniques de résistance civile. Ces transferts de connaissances et ces partages d’expériences se sont déroulés à diverses reprises en Europe de l’Est notamment par l’organisation d’un atelier de formation à Budapest, où un proche collaborateur de Gene Sharp, Robert Halwey (ancien officier de l’armée américaine, vétéran de la guerre de Viêt-Nam, diplomate et combattant) a formé une vingtaine de dirigeants d’Otpor, en leur enseignant la théorie et les techniques de combat non violent développés par Gene Sharp. Ces séminaires avaient pour objectif dans un premier temps d’augmenter leur capacité d’analyse, leur permettant d’identifier les « fondations » du régime Milosevic pour mieux les affaiblir. Ces formations comportent des aspects pratiques d’organisation d’un mouvement non-violent : créer une identité à travers des symboles, construire une image positive auprès de l’opinion publique, recruter des militants au sein de différentes couches de la société, y compris au sein des structures du régime, organiser des campagnes de communication à grande échelle, organiser des grèves et des manifestations, boycotter des marchandises, gérer la peur des arrestations et de la répression, etc.
On retrouve d’ailleurs ces principaux éléments dans un film documentaire devenu culte « Bringing down a dictator » qui circule aujourd’hui sous le manteau dans toute l’Eurasie post-socialiste. La diffusion de ces connaissances sur le territoire serbe n’est jamais assurée directement par des Américains. Les jeunes Serbes formés à Budapest deviennent des formateurs qui assurent la dissémination de ce savoir auprès d’activistes locaux d’Otpor. C’est la technique dite du TOT (Trainning of Trainers) qui met en avant la circulation des idées comme principal objectif. Ils sont parfois appuyés par des militants slovaques (du mouvement OK98) et de croates engagés dans les mêmes activités dans leur pays. Comme le rappelle l’un des dirigeants d’Otpor, Nenad Konstantinovic : « Je voulais simplement dire combien nous vous étions redevables, à vous et à la campagne d’appel aux urnes slovaque, parce que nous avons vraiment utilisé votre expérience pour notre campagne. Au fond, c’est votre expérience et l’expérience croate. Grâce à cela, nous avons été capables d’organiser une grande campagne d’appel à la participation électorale ».
Otpor a donc occupé une place déterminée dans le cadre de la coalition élargie contre Milosevic et a obtenu une importante assistance américaine qui repose sur des organisations gouvernementales, des fondations et des ONG plus ou moins visibles dans la société serbe. Comme le souligne le colonel Halwey dans le documentaire consacré à Otpor, un mouvement non-violent n’est pas un mouvement pacifique. C’est un mouvement qui s’inspire des techniques du combat militaire avec des moyens d’action civique.
La stratégie d’action d’Otpor ou l’émergence d’un nouvel acteur lors de la révolution électorale en Serbie
Ce cadre général est important pour comprendre que l’influence américaine a contribué à mettre en forme les activités de la coalition élargie contre Milosevic et celles d’Otpor. Cette aide ne se résume donc pas seulement à un soutien financier, mais touche à la stratégie politique et à la formation de nouveaux acteurs locaux. À présent, il s’agit d’analyser la stratégie de combat politique non-violente qui s’est avérée être une arme redoutable contre le régime.
La stratégie de la non-violence s’est imposée à travers la rencontre d’acteurs locaux serbes à la recherche d’options politiques novatrices et d’intellectuels américains ayant réfléchi de longue date aux mouvements non-violents. Un ensemble d’experts en conseils américains a pu s’appuyer sur le soutien logistique de l’ONG américaine Freedom House dirigée par Peter Ackerman. La fondation de Gene Sharp – Albert Einstein Institute (Boston) – est associée pour apporter sa réflexion intellectuelle et son expérience de l’action. La construction d’une popularité d’Otpor est pensée, une stratégie de victimisation volontaire à laquelle Otpor a eu recours permet d’accroître son audience :
« Dès le début, Otpor était étiqueté comme un “groupe terroriste” par le gouvernement. Ainsi, lorsque des jeunes étaient arrêtés dans ces petites villes où tout le monde se connaît, les gens savaient bien que les enfants du voisinage n’étaient pas des terroristes. M. Popovic s’était souvenu avec netteté de ce point, abordé à l’atelier de Robert Halvey. Otpor a ainsi recherché autant d’arrestations que possible. Les gens étaient encouragés à l’action non-violente, puis la police les enfermait ou les passait à tabac. Au fur et à mesure que la frustration augmentait, les gens étaient encouragés à aller voter à l’élection présidentielle » (C. Miller in Spencer 2001).
Les principaux participants du mouvement confirment volontiers l’incapacité des autorités serbes à réagir face à ce mouvement inédit. Dans un texte consacré à l’application de la théorie de Sharp sur l’action non-violente dans la Serbie de Milosevic, écrit au nom de l’équipe analytique d’Otpor, Srdja Popovic complète utilement les interprétations précédentes :
« D’un point de vue stratégique, le fait de mettre l’accent sur l’humour dans un espace public saturé de kitsch et de propagande s’était révélé pertinent. L’action était devenue comique et bénigne. Son contenu allégé a enlevé encore plus de sens aux inévitables arrestations. Arrêter des gamins de voisinage parce qu’ils avaient fait des bêtises dans la rue sous prétexte de leur « action subversive et terroriste » n’avait simplement aucun sens pour les parents et les grands-parents ordinaires […]. Enfin, les effets de la confrontation directe du régime avec le mouvement étaient définis dans le cadre de cette stratégie visant à présenter Otpor comme la principale victime à l’échelle nationale. Il est bien connu que la persécution des victimes inspire de la sympathie à leur égard, et parfois même des conversions directes de certains membres du régime, si bien qu’elle avait créé au sein des supporters de Milosevic une « opposition interne » (Popovic, 2001, p. 6-7).
Le gouvernement et ses dirigeants sont ringardisés. L’idée d’une résistance non-violente est inscrite dans un des premiers documents programmatiques, le Manifeste de Otpor :
« Les idées sont dotées de la capacité de survivre à ceux qui les mettent en œuvre, tant que le dernier de ses propagateurs peut se mouvoir et agir. Il est impossible d’arrêter ou de tuer des milliers d’êtres éveillés. Après qu’un membre de Otpor soit arrêté ou maltraité, cinquante nouveaux apparaissent, et même s’il on arrivait à l’élimination par le régime des individus repérés comme leaders, chaque personne assassinée deviendrait un symbole de force pour des milliers de nouveaux éveillés » (Manifest Otpora, p. 17).
La stratégie fondamentale de lutte du mouvement étudiant contre le régime s’appuie sur la discréditation et la déstabilisation du régime par des formes de résistance non-violentes et par une victimisation calculée. Pourtant, quelle que soit la force corrosive de cette stratégie sur l’autorité politique de son adversaire, elle doit s’articuler sur d’autres éléments comme le recrutement de sympathisants ou, ce qui est encore plus important, la création d’une atmosphère victorieuse et positive au bénéfice de l’ensemble de l’opposition serbe.
Une des composantes de l’action politique d’Otpor, consiste à construire des campagnes de communications dites positives et négatives. La première consiste à construire un capital de sympathie et de confiance auprès de la population afin de convaincre les électeurs que Milosevic peut être battu. Cette campagne se prolonge au moment du scrutin électoral de septembre et de décembre pour inciter les citoyens à voter. La seconde campagne, dite négative, s’appuie sur des techniques pleines d’imagination, d’humour et de bonne humeur, qui utilisent souvent des procédés satiriques pour souligner l’absurdité du régime. L’action négative consiste à définitivement discréditer le régime auprès de l’opinion. Srdja Popovic le précise : « Otpor a insisté pour définir son autorité comme fondée non pas sur les discours savants mais sur des actions décisives » (Popovic, 2001, p.4).
Les premières formes d’action d’Otpor débutent au moment de la suppression de l’autonomie des universités en Serbie. La première action consiste à marquer l’opinion à travers l’inscription massive de slogans et du symbole d’Otpor au cours de deux nuits dans le centre de Belgrade (1 au 2, et 2 au 3 novembre 1998).
Les activités d’Otpor se systématisent après la fin des bombardements de l’OTAN, en été et à l’automne 1997. Une des premières campagnes concernait une pétition pour l’adoption de la « Déclaration sur l’avenir de la Serbie ». La Déclaration constitue le document stratégique fondamental d’Otpor identifiant les problèmes à résoudre, les buts à réaliser et les méthodes à employer. Trois objectifs étaient fixés : le retrait de la loi sur l’université, le retrait de la loi sur l’information et la fin de la répression étatique sur les médias, et enfin la convocation d’élections générales conformes aux normes démocratiques. Cette déclaration reçoit le soutien des principales organisations étudiantes en Serbie et la signature de nombreuses personnalités publiques. En novembre et en décembre 1999, deux autres campagnes sont réalisées, afin de populariser le mouvement et d’élargir son audience au-delà des étudiants. Dans le cadre de la première de ces deux campagnes, intitulée Pesnica je pozdrav (le poing est un salut), des acteurs serbes réputés prêtent leur image avec leur poing levé pour des affiches tirées à 50 000 exemplaires.
L’autre campagne a été particulièrement bien reçue : tirée à un nombre record, l’affiche portait le slogan Otpor – jer volim Srbiju (Otpor – car j’aime la Serbie). L’objectif principal de la campagne était de contrer les effets de la propagande du régime qui présentait à l’époque Otpor comme un rassemblement de traîtres à la solde de l’étranger et, même, comme des fascistes. À cette occasion, une sorte de guerre d’affiches et de slogans oppose Otpor aux autorités. Le régime riposte à la campagne d’affichage d’Otpor par une campagne d’affichage alternative où Otpor est associé à une organisation vendue à l’étranger. Une affiche parodie Otpor à travers un slogan Prodajem, jer volim da izdajem (« Je vends, car j’aime trahir ») supporté par l’image d’un poing serrant une liasse de dollars. Otpor entend aussi structurer le rapport au temps. Le début de l’an 2000 est rythmé par un slogan commun à toutes les activités d’Otpor, sous le titre Ovo je ta godina (C’est la bonne année), qui sous-entend l’imminence d’un renversement inexorable du régime de Milosevic.
La première action de rue dans le cadre de cette campagne est réalisée au moment des festivités du nouvel an orthodoxe à Belgrade. À l’occasion d’un concert en plein air sur la place de la République divers artistes se succèdent pour chanter devant une immense foule. Des prix sont distribués pour récompenser le citoyen, le journaliste, le professeur, l’acteur, le média, l’université le plus « résistant ». À minuit moins dix, les membres d’Otpor interrompent brutalement la fête et utilisent un montage vidéo pour sensibiliser la foule qui attend impatiemment pour célébrer le passage au nouvel an. On voit défiler sur l’écran les visages et les noms des victimes du régime Milosevic. Tandis que les noms défilent sur l’écran, une voix portée par les haut-parleurs déclare : « La Serbie n’a rien à fêter cette année. Rentrons chez nous. Notre départ d’ici serait un message à la Serbie, une invitation à bien réfléchir car cette année, la vie doit enfin vaincre. Afin qu’il n’y ait plus de victimes. »
Otpor utilise des manifestations populaires pour diffuser leur message. Il s’agit de persuader la population que le changement de pouvoir est inévitable, compte tenu de sa responsabilité dans la situation catastrophique du pays (« dix ans de désespoir, d’embargo, de diminution de la richesse du pays, de la privation d’avenir… »). Les messages consistent donc à élaborer un message simple et clair : le noir ou le blanc, lui (eux) ou Nous !
La prochaine grande action consiste à mettre en scène la croissance institutionnelle et organisationnelle du mouvement à l’occasion de son premier anniversaire. Otpor convoque pour le 17 février 2000 son premier Congrès sous forme de parodie du Quatrième congrès du Parti socialiste de Serbie de Milosevic. En parodiant Milosevic, Otpor utilise finement le rituel politique dépassé du régime pour rappeler au public le fiasco complet de sa politique. À cette occasion, Otpor fait la promotion de son Manifeste en utilisant aussi l’ironie en caricaturant l’idéologie communiste du régime serbe pour mieux souligner qu’elle s’inscrit dans le passé. Dans ce Manifeste, il est notamment montré que « […] la clé du renversement du régime repose avant tout sur la prise de conscience et le réveil de la population car il ne suffit plus de se fier à leurs déclarations politiques. Otpor entend réveiller l’opinion serbe dans une société de plus en plus moribonde » (Manifest Otpora, p. 13).
Le Congrès est aussi l’occasion d’annoncer la création d’une alliance avec d’autres ONGs, partis politiques, médias indépendants et syndicats, en vue de créer un front uni pour le combat contre le régime de Milosevic. De même, et conformément aux nouvelles orientations et au rôle politique sensiblement élargi du mouvement, son nom a été modifié. Otpor renonce au qualificatif « étudiant » qu’il porte jusque-là et devient le Mouvement populaire Otpor. Conformément aux nouvelles orientations, parmi les délégués du Congrès, les chefs de la coalition des partis politiques de l’opposition y participent. Cela confirme officiellement la création d’un front politique élargi contre Milosevic qui a précédemment été annoncé. À cette occasion, Otpor invite aussi tous les citoyens à résister personnellement face à la misère, la peur et la répression, et à contribuer chacun à son niveau à la lutte pour la démocratie en Serbie. De toute évidence, l’intention est de créer l’idée d’un consensus, qui présente « le peuple tout entier » uni contre Milosevic ; affaiblissant ce dernier tant sur le plan organisationnel (par la diminution des soutiens effectifs au régime) que sur le plan symbolique (en empêchant le régime à continuer de se présenter comme le porte-parole de la volonté populaire).
En mai et en juin, on assiste à une augmentation de la répression des activistes d’Otpor, qui se renforce particulièrement après les assassinats d’un haut fonctionnaire de la province de Voïvodine et d’un membre du Parti socialiste serbe, Bosko Perosevic (le 13 mai 2000). Le régime accuse un membre d’Otpor d’en être responsable, laisse entendre que le mouvement en est le commanditaire et qu’il s’apparente donc à une organisation terroriste.
Otpor lance alors une autre campagne de communication autour du slogan « Ovo je lice Srbije » (Ceci est le visage de la Serbie). L’action consiste à annihiler la peur de ceux qui, soumis à la pression, commencent à douter de leur engagement face aux tentatives du régime de couper court au processus de recrutement des activistes du mouvement. L’usage de la répression par le régime représente alors un atout supplémentaire d’Otpor pour asseoir sa popularité. Les passages à tabac de militants d’Otpor à Pozarevac, ville natale de Milosevic (au cours duquel un des fils de Milosevic est directement impliqué), ou ceux qui ont lieu dans la ville de Vladicin Han, sont médiatisés et contribuent à éroder la légitimité d’un système déjà bien entamée.
Soumis à une pression intérieure et internationale croissante, Milosevic organise des élections présidentielles anticipées au niveau fédéral et des élections locales pour le 24 septembre 2000, en se portant personnellement candidat à la fonction de président de la fédération. Otpor planifie et met en œuvre sa campagne la plus importante et la plus marquante en menant parallèlement deux campagnes électorales complètement différentes mais parfaitement coordonnées. La première était menée sous le slogan « Il est temps » (Vreme je !) et mise en œuvre avec les organisations de jeunesse et les ONGs. Le message principal de la campagne a été symbolisé par l’image d’une horloge indiquant minuit moins cinq, soit le dernier moment pour réaliser quelque chose de crucial sur le plan politique. L’idée d’une mobilisation positive a été accentuée par l’utilisation des couleurs vives sur l’ensemble de supports liés à la campagne. C’était la première véritable campagne d’appel aux urnes en Serbie. L’objectif de cette campagne positive est d’entraîner derrière elle les jeunes, et plus particulièrement ceux qui votent pour la première fois, et de les impliquer dans les élections « Izadji na crtu » (Présente-toi sur la ligne).
Bien qu’Otpor mette toutes ses ressources à la disposition de cette campagne positive, il n’y participe pas publiquement. Le mouvement est officiellement identifié à la campagne noire ou négative, menée sous un slogan agressif : « Gotov je ! » (Il est fait !). Le but de la campagne négative est de critiquer le régime, d’imposer une ambiance victorieuse chez les électeurs de l’opposition, en même temps que de briser la foi en l’invincibilité du chef parmi les partisans du régime. Une combinaison de messages cruels et des solutions graphiques frappantes, tout comme une quantité jusque-là inimaginable de supports ont beaucoup contribué à la diffusion de la conviction que Milosevic n’avait vraiment aucune chance de gagner. L’autocollant avec le slogan « Il est fini ! » fut tiré à plus de deux millions d’exemplaires et beaucoup d’entre eux ont été collés directement sur les affiches de Milosevic, en les transformant en contre affiches extrêmement impressionnantes.
La campagne se termine conformément à la stratégie d’insurrection électorale. En se fondant sur les résultats provisoires de ses propres observateurs électoraux et des organisations pour l’observation des élections (CESID), l’opposition démocratique serbe (DOS) proclame la victoire de son candidat Vojislav Kostunica avant la publication des résultats officiels par la commissions électorale fédérale. De nombreuses actions de désobéissance civique et de boycott sont déclenchées suite à la tentative du régime de remettre en question la victoire déjà proclamée du candidat d’opposition dès le premier tour de l’élection présidentielle. Une menace de grève générale initiée par la grève des mineurs de Kolubara (mine de lignite intégrée au système national de production de l’électricité, qui représente pour le régime un coup dur tant idéologiquement qu’économiquement), oblige le régime à concéder la victoire proclamée de l’opposition.
À travers le pays se répand un slogan très parlant, repris des tribunes des stades de football Spasi Srbiju i ubij se, Slobodane ! (Slobodan, sauve la Serbie en te suicidant !). Soumises à la pression intérieure et internationale croissante, certaines personnes, et même des institutions centrales du système (armée, les forces spéciales de la police) commencent à retirer leur confiance à Milosevic. Les tensions se sont apaisées par l’expression d’une émotion populaire au cours des événements du cinq octobre. Ce phénomène social sans précédent ne peut pas se réduire à « un mouvement populaire spontané » (Dobbs, 2000), mais renvoie à l’émergence de nouveaux acteurs locaux qui sont nés à travers l’émergence de réseaux transnationaux qui ont favorisé la circulation de nouvelles idées.
D’un point de vue théorique, la définition la plus intéressante de ces événements a été proposée par Valérie Bunce et Sharon Wolchik dans un texte co-publié sur la nature des modèles slovaque et serbe de démocratisation dans une approche comparative. Selon eux, il s’agit d’un modèle de révolution électorale et de démocratisation relativement nouveau et extrêmement efficace ; il utilise comme légitimation, la suspicion que le régime a commis une fraude électorale dans une opération de prise de pouvoir semi-révolutionnaire :
« La Slovaquie et la Serbie ont joué en fait un rôle de pivot dans le développement d’un modèle de démocratisation distinct et très efficace : la révolution électorale. Ce modèle combine des actions comme la création d’une opposition libérale plus unie, l’élaboration de campagnes sophistiquées, le renforcement de la participation, l’amélioration civique et la qualité des procédures électorales, y compris l’exactitude du décompte des résultats. Le modèle peut être qualifié de révolutionnaire pour trois raisons (outre celles de l’évidente hyperbole journalistique et du parallèle avec les événements de 1989).
De telles élections impliquent généralement une augmentation massive de la mobilisation des citoyens, aux urnes comme dans la rue. De plus, ces exercices électoraux visent des changements importants au niveau du gouvernement, des autorités en place, de l’idéologie politique et de la politique étrangère. Enfin, lorsqu’ils réussissent à établir un gouvernement libéral, ils ont des conséquences beaucoup plus significatives pour l’avenir de la démocratie qu’une alternance électorale « normale ». Ces révolutions électorales ont mis fin au recul démocratique (en Slovaquie) ; elles ont produit un tournant démocratique qui a conduit à la consolidation de la démocratie à terme (Slovaquie, Bulgarie et Roumanie) ; mis fin à un pouvoir autoritaire ancien et augmenté considérablement la probabilité d’installation d’une démocratie pleine et entière (Serbie, Géorgie et Ukraine), ou encore, produit un véritable saut de la dictature à la démocratie (Croatie) » (Bunce et Wolchik, 2006, p. 3-4).
Bunce et Wolchik mettent également en avant l’originalité de la variante serbe de la révolution électorale : « La Serbie a ajouté au modèle la particularité des manifestations de masse après les élections. C’est une transformation de la matrice apparue en Slovaquie et en Croatie, où la mobilisation massive des citoyens pour aller voter aux élections était suffisante pour évincer du pouvoir les autocrates et leurs héritiers. En revanche, dans le contexte serbe, la résistance du régime sortant à reconnaître la victoire de l’opposition libérale au premier tour de l’élection présidentielle impose cette mobilisation populaire. Cette innovation véhicule plusieurs implications importantes. La première est de nous rappeler qu’il y a eu deux séries distinctes de révolutions électorales dans la période post-communiste : une qui a produit une alternance immédiate du pouvoir (Bulgarie, Roumanie, Slovaquie et Croatie) et l’autre qui a nécessité des manifestations importantes pour permettre à l’opposition libérale d’arriver au pouvoir après les élections (Serbie, Géorgie, Ukraine et Kirghizstan). L’autre implication est de faire apparaître la seconde série comme le modèle le plus courant dans le cas des démocraties à caractère autoritaire. Comme Marx nous le rappelait, la classe dirigeante n’abandonne pas facilement le pouvoir » (Bunce et Wolchik, 2006, p.5).
Les conclusions de Bunce et de Wolchik sont confirmées et approfondies par une étude très complète et bien documentée de Michael McFaul, consacrée à « l’importation de la révolution », c’est-à-dire aux facteurs internes et étrangers dans la « transformation démocratique » en Ukraine. McFaul attire l’attention sur la nécessité pour une révolution électorale de coordonner avec soin toute une série de facteurs, et souligne particulièrement l’importance du moment électoral et ses fraudes éventuelles sans lequel il n’est pas possible d’aboutir à une mobilisation décisive de la société :
« L’espace le plus disponible pour une action significative se situait au niveau de l’observation électorale, permettant la création de l’impression de fraude électorale, et le développement des organisations sociétales qui devaient alors jouer le rôle décisif dans la protection du vote après la journée électorale. Dans le cas ukrainien, l’importance d’avoir une stratégie avec plusieurs cordes à son arc a été négligée, à savoir : l’importance de sondages au sortir des urnes, un décompte parallèle des voix par les observateurs nationaux et internationaux. Se reposer sur seulement un de ces leviers aurait été insuffisant » (McFaul, 2006, p. 55)
Avec la distance, les événements de Belgrade paraissent aujourd’hui comme un cas d’école d’une révolution électorale réussie. Suite à la décision de Milosevic de reconnaître la victoire de Vojislav Kostunica sous la pression de la révolution électorale du cinq octobre, les élections parlementaires au niveau de la fédération ont été convoquées pour le 23 décembre. Elles sont perçues comme l’occasion d’achever et de légitimer le changement de régime entamé aux élections de septembre. En novembre et décembre 2000, Otpor organise de nouveau une campagne noire (négative) et prend part à la campagne blanche. La campagne positive ou blanche a été lancée sous le slogan Upotrebi ga (Utilise-le) en faisant allusion au cerveau et en suggérant que seul quelqu’un d’écervelé pourrait voter pour le Parti socialiste de Serbie de Milosevic et pour « l’ancien régime ». Le slogan secondaire de la campagne blanche était Nema opustanja (Pas de relâchement) et devait contenir la baisse prévisible de la mobilisation électorale après la révolution du cinq octobre.
La campagne noire d’Otpor est lancée sous le slogan Overi ! (Confirme !), l’expression qui signifie dans les cercles criminels serbes « authentification » de la victime après un assassinat commandité. Les élections de décembre doivent donc « certifier » la mort politique de Milosevic et du système politique qu’il représente.
Enfin, la période mentionnée a également vu surgir un autre slogan par lequel Otpor marque pour la première fois le rôle politique et social qu’il entend jouer après la chute de Milosevic. Il s’agit d’un slogan vaguement menaçant « Samo vas posmatramo » (Nous ne faisons que vous observer !) qui annonce la transformation prochaine d’Otpor en une organisation de surveillance (watch dog). Et pourtant, sur certaines affiches apparaissent aussi un bulldozer qui est devenu dans l’imaginaire de la révolution du cinq octobre un symbole de la force du peuple, renforçant d’autant plus le slogan secondaire Narod je Otpor (le peuple est Otpor). En toute logique, le slogan signifie aussi, qu’en retour, « Otpor est le peuple », surtout le peuple révolutionnaire. Plein de confiance en soi, Otpor prévient par de telles affiches tous les acteurs politiques qu’ils sont sous surveillance.
Épilogue : pour obtenir une révolution, téléphonez à Otpor
La victoire de la coalition d’opposition DOS aux élections de décembre marque la fin du tournant politique initié lors de la révolution du cinq octobre 2000. Un long travail laborieux de construction des institutions et d’un régime démocratiques en Serbie peut s’amorcer.
Fidèle au slogan « Nous ne faisons que vous regarder ! », la direction d’Otpor tente de déterminer son nouveau rôle politique. Pourtant, il s’avère que la volonté de changement est peut-être une condition nécessaire, mais non suffisante à la survie politique d’Otpor dans la Serbie d’après Milosevic. Aux lendemains de l’effervescence insurrectionnelle, la capacité de définir un rôle politique et social semblent difficiles, autant pour les membres du mouvement que pour les principaux acteurs de l’échiquier politique serbe et étranger.
Le 4 février 2001 à Belgrade, Otpor organise son second Congrès. L’élite du mouvement qui s’est de plus en plus distanciée des militants, décide de proposer aux délégués présents, venus de tout le pays, un message préenregistré d’un seul orateur. Sous forme d’ultimatum, l’orateur souligne la nécessité d’élaborer une nouvelle stratégie « évolutive et constructive », adaptée aux « nouvelles circonstances en Serbie ». C’est Ivan Marovic, le porte-parole officieux d’Otpor qui effectue à l’époque son service militaire en province, qui s’adresse à l’assistance expliquant que le poing comme symbole d’Otpor doit être rangé dans les archives. D’après Marovic, ce « n’est pas avec un poing qu’on peut combattre quelqu’un qui est désormais plus faible que nous ». Cependant, l’orateur virtuel affirme que les activistes doivent conserver ce poing au fond de leurs cœurs, car ce symbole peut encore servir en cas de nécessité. Les tournures rhétoriques de Marovic et ses promesses tranquillisantes n’ont pas empêché quelques délégués d’exprimer leur opinion par des sifflets, mus par le sentiment que le symbole sous lequel et pour lequel ils ont combattu soit mis au placard.
Dans l’unique discours en direct qui a suivi le message préenregistré, un des leaders du mouvement de Novi Sad a tenté de présenter le processus de changement entamé au sein d’Otpor comme une « garantie de changement au sein de la Serbie tout entière ». Après sa victoire sur l’ancien régime, Otpor entre dans une phase d’évolution, conduit par les idées de construction, de responsabilité et du nouveau patriotisme (plus précisément, du nouveau patriotisme citoyen), ce qui doit, selon l’orateur, « permettre à la Serbie de se tourner vers son avenir ». Le Second congrès illustre la confusion des idées, la vacuité des propos, l’arrogance, l’absence de démocratie interne, l’intronisation d’une direction non transparente et enfin, le manque d’intérêt de la direction pour les avis émis par les militants.
Poussée par l’érosion continue du mouvement, la direction d’Otpor annonce fin août 2003 qu’elle se transforme en parti politique. L’essentiel d’un programme électoral élaboré en toute hâte réside dans une « initiative pour le renforcement des institutions étatiques garantissant la liberté, la justice et l’égalité ». Les élections législatives sont un échec cuisant pour Otpor (60 000 voix), « surpassant » les estimations qui avaient pourtant toutes été défavorables. Une transformation en partie aventureuse et mal conçue, suivie d’un fiasco électoral ont terni la réputation politique d’Otpor. Le malheureux parti a procédé lui-même à son sabordage en douceur en se fondant au sein des structures du Parti démocratique.
Cependant, la chute d’Otpor n’est pas définitive. Alors que le mouvement disparaît de la scène politique nationale, sa vie s’épanouit « à l’export » de façon posthume comme une « marque déposée » pour diffuser à travers le monde son savoir-faire en matière de renversement non-violent des régimes non démocratiques. Plus précisément, un petit nombre de membres de la direction fondent au moins deux centres spécialisés dans l’action et des stratégies non violentes » (Center for Applied Non-Violent Action and Strategies) CANVAS, dirigé par Srdja Popovic, ou le Center for Non-Violent Resistance, animés par Ivan Marovic, Stanko Lazarevic et Aleksandar Maric. Ces organisations sont devenues des entreprises privées de consultant monnayant leur savoir-faire.
Prenant l’exemple de la collaboration avec le mouvement de jeunesse ukrainien « Pora », le journaliste du Guardian, Ian Traynor, souligne de manière un peu simpliste les éléments cruciaux du « kit clés en main pour la démocratisation non violente », kit élaboré par ces deux centres, embauchés comme « formateurs des formateurs ». Ce faisant, il résume les principaux aspects de la stratégie politique de la « révolution électorale » précédemment décrite :
« Avec leurs sites et leurs autocollants, leurs farces et les slogans qui visent tous à abolir la peur généralisée du régime, les guérillas démocratiques du mouvement de la jeunesse ukrainienne « Pora » a déjà marqué une victoire importante, quel que fût l’issue du soulèvement à Kiev. […] »
La campagne est un exercice sophistiqué et brillamment conçu à grands coups de marketing à l’occidentale capable de contrer des élections truquées et de provoquer le renversement de régime. Sous la houlette des experts de l’exportation de la démocratie, des conseillers américains appuyés de nouveaux experts slovaques, croates ou serbes contribuent cette fois-ci aux renversements politiques dans l’espace politique post-soviétique. Des instituts de sondage d’opinion, les fondations des deux grands partis politiques et des ONG et des Think Tank aident les acteurs locaux ukrainiens, géorgiens à organiser une campagne qui reprend le modèle construit pour la première fois en Europe, à Belgrade, lors de la défaite électorale de Slobodan Milosevic en 2000.
Il est également intéressant de mettre en perspective la circulation des diplomates. L’ambassadeur américain à Belgrade, Richard Miles, a joué un rôle important. Par la suite, il a été très actif en Géorgie, en tant qu’ambassadeur américain à Tbilissi, conseillant Mikhaïl Saakashvili sur la manière de renverser Edouard Chevardnadze.
L’opération de démocratisation par les urnes et par la désobéissance civile est désormais si perfectionnée que ses méthodes sont devenues avec le temps un modèle à reproduire pour faire gagner les élections dans un autre pays [template for winning other people’s elections] (Traynor, 2004).
D’après certaines sources, les anciens activistes d’Otpor sont impliqués – à titre d’experts des centres CANVAS et CNVR, ou bien comme consultants d’organisations telles que Freedom House – non seulement en Ukraine, mais aussi dans les mouvements non-violents et aux révolutions électorales en Géorgie en 2003 et au Liban en 2005, tout comme dans des tentatives avortées de renversements du régime en Biélorussie en 2001 et en 2006. De même, les activistes serbes ont également des contacts et coopèrent avec les membres du mouvement albanais « Mjaft », du mouvement ouzbek « Bolga » ainsi qu’avec le mouvement azéri « Jok » (Traynor, 2005).
La transformation d’Otpor et de ses membres en experts révolutionnaires et en exportateurs de leur propre marque s’illustre par une autre application. Cet exemple corrobore de façon éloquente l’interprétation selon laquelle les nouvelles technologies de l’information et les logiciels ont joué un rôle décisif dans le développement d’une sorte « d’industrie du transfert de la démocratie ». Cet exemple témoigne peut-être avant tout d’une excellente compréhension par la nouvelle génération d’activistes de la jeunesse de l’importance et de l’image sans laquelle leur mouvement n’aurait jamais pu prendre une telle ampleur.
Ivan Marovic, dès 2003, coopère avec le ICNC déjà mentionné, et l’entreprise York Zimmermann Inc., et une équipe de concepteurs des jeux informatiques (BreakAway Ltd.) à l’élaboration d’un jeu vidéo paru en 2005 (A Force More Powerfull. The Game of Nonviolent Strategy). Le jeu repose sur les différentes stratégies et tactiques d’action non-violente qui ont été employées à travers le monde pour renverser les « régimes dictatoriaux » et les « ennemis de la démocratie et des droits de l’homme », dont Milosevic.
Dans le grand jeu mondial de la démocratisation des régimes peu fréquentables, les expériences, les victoires, les peurs et les espoirs des milliers de jeunes gens ont enfin été transformés en jeu informatique, grâce auquel les nouvelles générations auront envie eux aussi de quitter leurs vies jusque-là ordinaires dans l’espoir de participer à un jeu mondial.
Conclusion
Dans l’état actuel de la recherche, on peut difficilement faire un tableau exhaustif des liens transnationaux que l’on évoque dans cet article. Ce constat concerne essentiellement la nature de l’influence étrangère à propos de l’émergence d’Otpor, la définition de son rôle révolutionnaire, sur le choix de son nom et de ses symboles. Il est indéniable qu’Otpor ne peut pas se réduire à « un suppôt de l’étranger » car le mouvement s’enracine dans des formes de contestations existantes et locales. Les idées, l’organisation et même de nombreux participants ont fait leurs armes à l’occasion des manifestations étudiantes antérieures des années 1992 et 1996/1997. Otpor ne s’apparente donc pas à un phénomène artificiellement implanté dans le milieu serbe, mais comme un acteur politique qui s’appuie sur des ressources extérieures que sont les projets étrangers de « démocratisation » de la Serbie. Les phases précoces du développement du mouvement sont marquées par deux domaines où l’influence étrangère est notable.
D’une part, la transmission des idées et des solutions pratiques qui ont affiné le profil d’Otpor, le rendant politiquement plus efficace et même plus durable que les initiatives étudiantes antérieures. D’autre part, la définition précise du rôle que le mouvement doit jouer au sein d’une coalition informelle contre Milosevic, ratissant un spectre large de forces chargées de mettre en place la révolution électorale. Dans les phases ultérieures, l’influence étrangère est identifiable dans les différentes formes d’assistance indispensable au succès des tâches de Otpor au sein de la coalition (l’emploi de la stratégie de résistance non-violente, de la campagne d’appel aux urnes ou de la campagne électorale noire). L’aperçu du mode de fonctionnement de la révolution électorale permet de répondre à la question relative à l’importance particulière d’Otpor.
Par ailleurs, Otpor est un élément d’un dispositif de pouvoir beaucoup plus complexe et n’est pas le seul acteur ayant joué un rôle dans les événements qui ont conduit à la chute de Milosevic. Il est ainsi réducteur d’attribuer à Otpor le monopole de ce mouvement complexe. Dans la même perspective, s’en tenir à une approche consistant à penser que l’aide internationale a tout manipulé conduit aux mêmes impasses. Aucun intérêt étranger ne peut engendrer une telle mobilisation populaire face à un tel régime coercitif. C’est en terme de « rencontre » qu’il faut penser de ces phénomènes transnationaux. C’est la naissance de nouveaux acteurs dans la société serbe, en liens avec des ONG et fondations internationales, qui a contribué à donner une cohérence à un mouvement de contestation local très éclaté. Il est indéniable qu’Otpor, sans assistance étrangère, aurait certainement obtenu des résultats politiques beaucoup plus modestes. Cependant, on peut faire l’hypothèse qu’en acceptant le contrat qui le lie à ces bailleurs américains, Otpor a accepté de facto de diminuer son importance dans le contexte post-Milosevic. Néanmoins, Otpor s’est ouvert un champ d’influence différent, celui vers une diffusion internationale des révolutions électorales dans laquelle les membres fondateurs d’Otpor deviennent des experts de premier plan dans un monde globalisé.
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