Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Wim Wenders et Anselme Kiefer : quel romantisme allemand ?

Le documentaire de Wim Wenders sur un des très grands artistes de notre époque Anselme Kiefer ne peut qu’inspirer la reconnaissance du fait que Wim Wenders lui-même est un très grand, qui mérite incontestablement le prix Lumière qui lui a été accordé cette semaine. En effet cet échange entre le peintre et le cinéaste nous plonge non seulement dans ce que l’œuvre d’Anselme Kiefer a de plus original, de plus cinématographique mais aussi dans l’essence même de l’œuvre considérable de Wenders. Dès le début de son parcours aux multiples chefs d’œuvres, Wenders nous a habitués à ces échanges avec d’autres univers artistiques, d’abord avec Peter Handke. Ce fut l’Angoisse du gardien de but au moment du penalty (Die Angst des Tormanns beim Elfmeter) de Peter Handke mais aussi La Lettre écarlate (Der scharlachrote Buchstabe) de Nathaniel Hawthorne, déjà entre l’Allemagne et son double aux Etats-Unis, le rêve de l’exil des antifascistes allemands en dénonciation de tous les maccarthysmes. Dès cette époque il y a un style celui de l’errance, l’ellipse, le goût de l’insolite comme introspection, sur la frontière avec la RDA avec une camera et un projecteur dès au Fil du temps (Im Lauf der Zeit), un road movie mais avec le parrainage de Goethe, entre l’Allemagne et l’Amérique. Le style est déjà là et on le retrouve en parfaite symbiose avec ce documentaire bilan qui n’explique pas, autour d’une œuvre qui elle-même pratique le décalage, le silence, l’errance jusqu’à engloutir son auteur dans le mystère fasciné d’une identité. Mais est-il encore question de la possibilité de réparer le passé comme dans les ailes du désir ? Qu’en est-il du temps de la rédemption quand la frontière a été effacée et la RDA engloutie. Ici comme aux Etats-Unis les interrogations de Nicolas Ray sont hors saison, quel sens prend alors l’éternel retour ?

Parce que si le seul jugement que nous inspire l’art est d’ordre esthétique, il est évident que pour Wim Wenders comme pour nous ce sera un échec, une impasse. Est-ce un hasard si ce sentiment d’impasse revient en force derrière le primat de l’esthétique, puisqu’il est question du romantisme allemand ? Comme Lukács, devant ce documentaire il nous est difficile de concevoir l’hétérogénéité politique du romantisme et de ne pas être submergé par le côté du romantisme réactionnaire, qui rêve d’un impossible retour au passé, même si Wim Wenders en le faisant prétend peut-être encore à un romantisme révolutionnaire, qui aspire à un détour par le passé, en direction d’un avenir utopique. Est-ce qu’il est encore question d’utopie salvatrice quand le passé est ouvertement celui de l’enfance nazie ?

Wenders avait déjà réalisé en 3D sur Pina Baush en 2011, à propos de la réalisation en 3 D nous publions ici l’interview de Wim Wenders au Figaro dans lequel il explique l’apport de cette technique. Ce qu’il avait réussi avec le jeu physique des danseurs ici concerne le monumental et l’architecture avec la mince silhouette puissante d’Anselme Kiefer qui “tient” à lui seul – ou parait le tenir seul – son site d’atelier de 40 hectares. Il s’agit de la Ribaute à Barjac, près de Nîmes dans le sud de la France, avec tous ses immenses espaces d’exposition et ses jardins de sculptures.

Disons que les lieux et singulièrement cet atelier œuvre nous apparaît comme la ville-État dont le prince est un enfant.

Pourquoi introduire cette enfance parce que c’est celle du nazisme, et à cause de cette présence, le ‘romantisme” allemand peu à peu nous entraine dans son inquiétante étrangeté. Le travail au lance flamme, ses statues mannequins, manuscrits dans un royaume et un parcours de démiurge à vélo, fascinent alors à la manière de la toute puissance de l’enfance, celle des contes de Grimm.

Cet enfant là est sage, trop sage, son regard n’en finira pas de fixer le passé, ses références aux mythes germaniques ne sont pas toutes de celles qui refusent l’oubli en fait c’est même le contraire.

Est-ce qu’aujourd’hui dans ce qu’est l’Allemagne, le continent européen, il ne nous resterait plus que l’Art pour ne pas mourir de cette vérité de l’enfance dérobée ? Pour parodier Nietzche, celle du Tambour de Gunther Grass qui y a mis lui aussi du sien dans l’engagement caché, l’escroquerie de la dénonciation…

Le documentaire ne parle que d’art pour dire l’Allemagne parce que Anselme Kieffer est quasiment le jumeau de Wim Wenders : Anselm Kiefer nait le 8 mars 1945 à Donaueschingen, ville de la Forêt-Noire, dans le Bade-Wurtemberg. Wim Wenders, le 14 août 1945 à Düsseldorf, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, sur le Rhin. Ils sont donc deux enfants de la seconde guerre mondiale dans la chute du Reich, ce que nous disent des images d’archive. En introduisant dans le film, le temps sous les aspects d’un enfant, mais aussi de l’adolescence de Kiefer, Wenders introduit le passé dans son détournement actuel, comme une grandeur, un art total ce qui n’est pas rien. Que reste-t-il de Spree dans ces arts de masse qu’ont été le cinéma et l’architecture, qu’est-ce qui est décor ? L’échange entre les deux créations autour du temps n’est pas seulement celui de l’histoire mais autour du mythe fondateur, de quoi ?

Paul Celan, le poète juif, aussi est au centre du travail d’Anselm Kiefer: il est peut être une torture pour le poète d’écrire dans la langue de ses bourreaux mais sa fascination pour Heidegger elle aussi n’est pas totalement innocente, quelle parole a-t-il espérée, de quel leurre a-t-il voulu se bercer comme prétexte “profond” à son refus de la révolution. Refus dans lequel Heiner Müller voyait le crime allemand par excellence, comme d’ailleurs dans l’échec de la RDA .

Wim Wenders et Anselm Kiefer ont non seulement cette gravité allemande mais ce perfectionnisme obsessionnel, celui qui faisait dire à Brecht que l’Allemagne mettait la même perfection dans l’art de nettoyer les parquets que dans l’extermination des juifs. Le romantisme allemand est-il ici refus de l’oubli, ou la voie de garage de l’échec révolutionnaire vers le fascisme? Le retour au mythe pour fuir l”histoire et son noyau de vérité. Les deux peut-être…

Tout le film, j’ai balancé entre le plaisir indéniable de cette approche totale d’une oeuvre et ce que le “total” portait de complaisance. On m’objectera que Siegfried n’était pas seulement le héros ambigu wagnérien mais qu’Engels l’admirait, Fritz Lang aussi. Holderlin a été aussi tiré vers les uns ou les autres pour avoir parlé le langage de dieux… Fassbinder, Heinrich Böll, on en finirait pas d’énumérer ce qui a fait de l’Allemagne ce qu’elle est, l’Europe aussi et le romantisme. Hier comme aujourd’hui mais plus aujourd’hui que jamais…

Déjà comme il y a eu l’orientalisme, aujourd’hui il y a un regard sur “l’occidentalisme” de la part de la Chine, et nous nous révélons dans nos oeuvres, cette interrogation sur le mythe sous-jacent de notre occident, sur l’art, sur notre monumental va bien au delà, il y a de quoi. Nos statues meurent aussi…

Danielle Bleitrach

Wim Wenders : « Devant un film en 3D, le cerveau est beaucoup plus actif que pour un film normal »

Par Valery de BuchetPublié le 16/10/2023 à 15:15, mis à jour le 18/10/2023 à 18:24

Œuvre à part, Anselm (Le Bruit du temps), le nouveau film du réalisateur allemand est un documentaire en 3D sur le peintre Anselm Kiefer.

Le cinéaste allemand signe un film époustouflant, Anselm (Le Bruit du temps), sur son compatriote Anselm Kiefer, plasticien de la mémoire allemande. Deux géants réunis par la 3D dans un documentaire atypique, comme une expérience immersive autour du processus créatif, réalisé dans les différents lieux habités par l’artiste, que ce soit dans les montagnes de l’Odenwald au sud de l’Allemagne, son ancien atelier-chantier de Barjac, son atelier gigantesque de Croissy-Beaubourg et sa région natale de Rastatt, en Forêt-Noire. Un film comme une expérienceÀ DÉCOUVRIR

Madame Figaro. – Que partagez-vous avec Anselm Kiefer, que l’on retrouve dans ce film ?

Wim Wenders. – Une enfance dans l’Allemagne d’après-guerre (nous sommes tous les deux nés en 1945), et ce rêve de faire un film ensemble depuis trente ans. Nous nous sommes connus en 1991, à un moment très important dans la vie d’Anselm, quand il préparait sa grande exposition à Berlin après son triomphe aux États-Unis. Par hasard, un soir, il est arrivé à ma cantine à Kreuzberg, L’Exil, où il n’y avait plus qu’une seule place à ma table, il m’a reconnu et nous avons commencé à parler. C’est devenu une habitude pour quelques semaines. Il m’a montré l’exposition qu’il était en train d’installer, je n’avais jamais rien vu de tel ! Et en conversant, nous avons compris que j’étais un metteur en scène qui rêvait d’être peintre, et lui un peintre dont le grand rêve était de faire des films ; on s’est alors dit que nous devions faire quelque chose ensemble. Cela a pris du temps. Anselm s’est installé en France, et pendant des années, nous nous sommes vus régulièrement en nous rappelant notre plan commun, qui s’est finalement concrétisé en 2019 quand Anselm m’a appelé pour me montrer Barjac, ce grand terrain au sud (dans le Gard, NDLR), qui est maintenant ouvert au public.

Comment s’est passé le tournage ?

Nous avons tourné sept fois une dizaine de jours, sur deux ans et demi. J’ai toujours monté entre les tournages, et chaque fois je comprenais ce qu’il fallait ajouter ou ce qui manquait. Au début, je ne savais pas comment rendre justice à l’immensité de cette œuvre. J’ai fait un premier tournage à Barjac, en hiver, et j’ai compris qu’il fallait revenir en été. J’ai tourné à Croissy-Beaubourg, en Seine-et-Marne, dans son studio, puis j’ai compris qu’il me fallait revenir, puis aller aussi au fin fond de l’Allemagne, où il a travaillé quinze ans. Son fils Daniel m’a beaucoup parlé de cette période où, petit, il accompagnait souvent son père, et finalement je lui ai demandé s’il ne pouvait pas venir avec moi et jouer son propre père.

La 3D montre beaucoup plus qu’un film, elle élève la vision au carréWIM WENDERS

Il y a aussi Anton Wenders dans le film…

Mon petit-neveu de 10 ans, qui joue le jeune Anselm. Il est le petit-fils de mon jeune frère mort très jeune, en laissant deux enfants que j’ai aidé à élever. Pendant des semaines, j’avais cherché sans trouver un garçon avec l’accent du sud de l’Allemagne et une certaine vitalité et intelligence dans les yeux. Et dans la famille, il y avait ce garçon, qui rêve de devenir scientifique et qui n’était pas très impressionné par le cinéma – sauf par la 3D.

Pourquoi avoir choisi de tourner en 3D ?

Pour emmener le public dans cette expérience de découverte du travail d’Anselm. La 3D montre beaucoup plus qu’un film, elle élève la vision au carré. L’information qu’elle ajoute fait que le cerveau travaille d’une autre manière, il est beaucoup plus actif que pour un film normal. La reconnaissance de l’espace apporte énormément de sensations émotionnelles et de présence. Pour vous transporter dans un monde, il n’y a rien de plus beau.

Le choix de faire un documentaire s’est vite imposé entre vous ?

Oui, dès 1991, nous avons toujours eu ce désir. Je suis content de ne pas l’avoir fait plus tôt, je n’aurais pas eu les moyens cinématographiques et l’expérience pour cela. Anselm est le seul artiste qui arrive à faire vivre le temps dans ses peintures et ses constructions. Il l’incorpore comme personne. Et moi aussi, j’ai appris lentement comment le temps peut être présent dans un film, comment le film devient lui-même son propre temps. Cela a aussi beaucoup à voir avec la 3D – je n’aurais pas osé le faire avec des moyens traditionnels.

J’étais un metteur en scène qui rêvait d’être peintre, et Anselm Kieffer un peintre dont le grand rêve était de faire des filmsWIM WENDERS

Il y a une dimension du temps dans la création qui aurait manqué sinon ?

Il y a beaucoup de peintres qu’on peut étudier dans un catalogue. Avec Anselm, c’est pratiquement impossible. Je possède la cinquantaine de livres parus sur lui, mais pour comprendre son art, qui relève plutôt d’une expérience, il faut être devant ses œuvres. D’ailleurs, le film est plus une expérience qu’un film.

Ce n’est pas évident de faire un film sur un peintre…

Non, mais avec cette richesse qu’Anselm m’a montrée et que j’ai vue dans son studio et à Barjac, il y avait une incroyable profondeur d’exploration. Sa bibliothèque pourrait être celle d’une petite ville. On pourrait croire qu’il n’a pas tout lu, mais quand on en tire un ouvrage, on s’aperçoit qu’il a été annoté, travaillé ! Sur l’astronomie, les sciences, les mythes… Il aurait pu devenir savant, il est devenu peintre.

Comment avez-vous préparé le tournage du film ?

On a fait une chose. J’ai visité les lieux et pendant une semaine, on s’est parlé tous les après-midi pendant quatre ou cinq heures, autour d’un thème différent à chaque fois : l’enfance, la poésie, les femmes, les sciences, les mythes, les différentes époques de sa peinture, ses méthodes…Finalement, j’ai eu un manuscrit de mille pages, que j’ai fait retranscrire par mon équipe, pendant des semaines. C’était un peu ma bible. Il a répondu à toutes mes questions. Ça m’a donné une bonne base pour ensuite ne plus lui en poser.

Les architectes travaillent avec le même sens que moi : le sens du lieuWIM WENDERS

Le 20 octobre, vous recevez le Prix Lumière, à Lyon…

C’est un grand honneur. Le prix vient de l’Institut Lumière, qui se consacre au cinéma et à son histoire. J’en suis très fier. Au Festival Lumière, il y aura aussi une rétrospective de mes films et trois expositions de mes photos.

Où en est votre projet de film sur l’architecture ?

J’ai débuté il y a cinq ans, j’ai seulement tourné le teaser, et depuis j’essaie de convaincre les financiers de faire ce film en 3D. Mais tout le monde me dit :« L’architecture est une niche au cinéma… » Ce sera sur le Suisse Peter Zumthor, l’architecte favori de tous les architectes (Prix Pritzker 2009, NDLR). Tous les plus grands disent : « Dans une autre vie, je serai Zumthor. » Il a un tout petit bureau et a réalisé une vingtaine d’édifices, quand les autres en font des centaines. Les architectes travaillent avec le même sens que moi : le sens du lieu. Je dépends complètement de mon sens du lieu. Si je n’aime pas un lieu, je ne sais pas où mettre ma caméra. On va faire cette exploration du sens du lieu ensemble, Zumthor et moi.

Anselm (Le Bruit du temps), de Wim Wenders. Sortie le 18 octobre.

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