Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Critique du programme de Gotha

Nous sommes confrontés à des questions importantes auxquelles il n’est pas aisé d’apporter des réponses : ainsi en est-il des élections législatives espagnoles. Bien sûr dans l’immédiat nous ne pouvons qu’être soulagés par le score relativement faible de Vox et le fait que la droite n’a pas connu le ras de marée annoncé. Mais il est impossible de penser qu’il y a là une stabilité sur laquelle bâtir une issue, on sent bien la fragilité de digues qui sont simplement des coalitions électorales. Ce que reflètent ces élections comme la plupart de celles intervenues en Europe, ce n’est pas seulement la montée de la droite, voire de l’extrême-droite, c’est aussi ce que l’on peut tirer comme leçons en matière de bilan des luttes. A savoir l’insuffisance de la volonté d’intervention populaire soit par manque d’adhésion, soit par désorganisation, soit les deux. La réponse alors n’est pas dans l’isoloir et dans l’offre électorale. Nous avons vécu trente ans minimum de contrerévolution et malgré la montée des périls, la gauche, les partis communistes, ne présentent pas quelque chose qui ferait monter la pression sur les politiques gouvernementales, contre la guerre. C’est là-dessus qu’il faut réfléchir pas uniquement sur les aspects institutionnels, sur l’offre électorale. Quand on a passé une soixantaine d’années de son existence à lire tous les classiques du marxisme et à enseigner Marx, il y a toujours un moment où l’on se dit face à un problème, tiens ça rappelle quelque chose. Il faut certes toujours contextualiser les textes de Marx, Lénine et tous les autres théoriciens. Et surtout pas sortir des citations isolées. Le texte que je propose à la lecture, La critique du programme de Gotha, a une préoccupation très actuelle : en quoi les concepts de travail, de droit, de lutte des classes, d’Etat, de dictature du prolétariat ont-ils une définition qui s’appuie sur la théorie de Marx et ont été confrontés à diverses expériences historiques, en quoi nous aident-ils à penser notre problème? Quelle évolution ont connu ces concepts, comme nous le propose Jean-Claude Delaunay, mais aussi quel noyau dur de vérité par rapport à la social démocratisation actuelle? (note de Danielle Bleitrach pour histoireetsociete)

Friedrich Engels

Avant-propos

Le manuscrit imprimé ici, – la lettre d’envoi à Bracke aussi bien que la critique du projet de programme, – fût adressé à Bracke en 1875, peu de temps avant le congrès d’unité de Gotha, pour être communiqué à GeibAuerBebel, et Liebknecht et être retourné ensuite à Marx. Le congrès de Halle [1] ayant mis à l’ordre du jour du Parti la discussion du programme de Gotha, je croirais commettre un détournement si je dérobais plus longtemps à la publicité ce document considérable, le plus considérable peut-être de ceux qui concernent cette discussion [2] .

Mais le manuscrit a encore une autre portée, et de beaucoup plus grande. Pour la première fois, on trouve ici, clairement et solidement établie, la position prise par Marx en face des tendances inaugurées par Lassalle dès son entrée dans le mouvement, et cela en ce qui concerne à la fois les principes économiques et la tactique.

L’impitoyable sévérité avec laquelle le projet de programme est analysé, l’inflexibilité avec laquelle les résultats obtenus sont énoncés et les points faibles du projet mis à nu, tout cela ne peut plus blesser aujourd’hui, après plus de quinze ans. De lassalliens spécifiques, il n’en existe plus qu’à l’étranger, ruines solitaires, et à Halle le programme de Gotha a été abandonné même par ses auteurs, comme absolument insuffisant.

Malgré cela, j’ai retranché, là où la chose était indifférente, et remplacé par des points quelques expressions ou appréciations âprement personnelles. Marx le ferait lui-même, s’il publiait aujourd’hui son manuscrit. La vivacité de langage qu’on y rencontre parfois s’expliquait par deux circonstances. D’abord nous étions, Marx et moi, mêlés au mouvement allemand plus intimement qu’à tout autre; la régression manifeste dont témoignait le projet de programme devait nous émouvoir tout particulièrement. En second lieu, nous étions à ce moment, deux ans à peine après le congrès de La Haye de l’internationale [3] , en pleine bataille avec Bakounine et ses anarchistes qui nous rendaient responsables de tout ce qui se passait en Allemagne dans le mouvement ouvrier; nous devions donc nous attendre également à ce qu’on nous attribue la paternité inavouée du programme. Ces considérations sont aujourd’hui caduques, et, en même temps, la raison d’être des passages en question.

Il y a, en outre, quelques phrases qui, pour des raisons légitimées par la loi sur la presse, sont remplacées par des points. Là où je devais choisir une expression atténuée, je l’ai mise entre crochets. A cela près, la reproduction est textuelle.

Londres, 6 janvier 1891.


Notes

[1] Le congrès social-démocrate de Halle (1890), le premier qui suivit l’abrogation de la « loi contre les socialistes », avait décidé, après un rapport de Wilhelm Liebknecht, d’élaborer un nouveau programme du Parti. Au congrès suivant (Erfurt, 1891), l’ancien programme (de Gotha) fut remplacé par celui d’Erfurt.

[2] le 17 janvier 1891, Engels écrit dans une lettre à Sorge (dirigeant de la I° Internationale aux Etats-Unis, installé à New York); « Le n° 17 de la Neue Zeit (la revue théorique de la social-démocratie allemande – NdE) va lancer une bombe : la critique du programme de 1875, de Marx. Tu te réjouiras, mais chez certains en Allemagne cela provoquera l’indignation et la colère. » Le 11 février 1891, il lui écrit encore : « Tu as certainement lu l’article de Marx dans la Neue Zeit. Il a provoqué au début, chez les dirigeants socialistes en Allemagne, une colère qui tend à s’apaiser actuellement; par contre au sein du Parti même, – exception faite de vieux lassalliens, – la joie est grande. »

[3] C’est lors de ce Congrès que seront exclus de l’Internationale Bakounine et ses partisans.


Critique du programme de Gotha

Karl Marx

Lettre d’accompagnement à W. Bracke

Les gloses marginales qui suivent, critique du programme de coalition, ayez l’amabilité de les porter, après lecture, à la connaissance de Geib et d’Auer, de Bebel et de Liebknecht. Je suis surchargé de travail et fais déjà beaucoup plus que ce qui m’est prescrit par les médecins. Aussi n’est-ce nullement pour mon « plaisir » que j’ai griffonné ce long papier. Cela n’en était pas moins indispensable pour que, par la suite, les démarches que je pourrais être amené à faire ne pussent être mal interprétées par les amis du Parti auxquels est destinée cette communication.

Après le congrès d’unité nous publierons, Engels et moi, une brève déclaration dans laquelle nous indiquerons que nous n’avons rien de commun avec le programme de principe en question.

Cela est indispensable puisqu’on répand à l’étranger l’opinion soigneusement entretenue par les ennemis du Parti, – opinion absolument erronée, – que nous dirigeons ici, en secret, le mouvement du Parti dit d’Eisenach. Dans un écrit russe tout récemment paru [1], Bakounine, par exemple, me rend responsable non seulement de tous les programmes, etc., de ce Parti, mais encore de tout ce qu’a fait Liebknecht dès le premier jour de sa collaboration avec le Parti populaire (Volkspartei).

Cela mis à part, c’est pour moi un devoir de ne pas reconnaître, fût-ce par un diplomatique silence, un programme, qui, j’en suis convaincu, est absolument condamnable et qui démoralise le Parti.

Tout pas fait en avant, toute progression réelle importe plus qu’une douzaine de programmes. Si donc on se trouvait dans l’impossibilité de dépasser le programme d’Eisenach, – et les circonstances ne le permettaient pas, – on devait se borner à conclure un accord pour l’action contre l’ennemi commun. Si on fabrique, au contraire, des programmes de principes (au lieu d’ajourner cela à une époque où pareils programmes eussent été préparés par une longue activité commune), on pose publiquement des jalons qui indiqueront au monde entier le niveau du mouvement du Parti. Les chefs des lassalliens venaient à nous, poussés par les circonstances. Si on leur avait déclaré dès l’abord qu’on ne s’engagerait dans aucun marchandage de principes, il leur eût bien fallu se contenter d’un programme d’action ou d’un plan d’organisation en vue de l’action commune. Au lieu de cela, on leur permet de se présenter munis de mandats qu’on reconnaît soi-même avoir force obligatoire, et ainsi on se rend à la discrétion de gens qui ont besoin de vous. Pour couronner le tout, ils tiennent un nouveau congrès avant le congrès d’unité, tandis que notre parti tient le sien post festum [2] ! On voulait manifestement escamoter toute critique et bannir toute réflexion de notre propre parti. On sait que le seul fait de l’union donne satisfaction aux ouvriers, mais on se trompe si l’on pense que ce résultat immédiat n’est pas trop chèrement payé.

Au surplus, le programme ne vaut rien, même si l’on fait abstraction de la canonisation des articles de foi lassalliens.

Je vous enverrai bientôt les derniers fascicules de l’édition française du Capital [3]. L’édition en a été longtemps suspendue, par suite de l’interdiction du gouvernement français. Cette semaine-ci, ou au commencement de la semaine prochaine, l’édition sera terminée. Avez-vous eu les six premiers fascicules ? Veuillez me procurer l’adresse de Becker à qui je dois envoyer les derniers.

La librairie du Volksstaat [4] a des manières à elle. C’est ainsi que par exemple, on ne m’a pas encore adressé un seul exemplaire imprimé du Procès des communistes de Cologne [5].

Londres, 5 mai 1875


Notes

[1] Il s’agit du livre de Bakounine Staat und Anarchie (Etat et Anarchie), Zurich, 1873.

[2] Après la fête. En effet, le congrès lassallien se tint avant celui de Gotha en mai; et le congrès des eisenachiens à Hambourg le 8 juin.

[3] La première traduction française du premier volume du Capital fût publiée, sous la surveillance de Marx lui-même, par fascicules à Paris entre 1872 et 1875.

[4] Organe central des eisenachiens de 1870 à 1876. Il paraissait hebdomadairement à Leipzig. W. Liebknecht en était le rédacteur en chef.

[5] Le petit volume de Marx sur le procès des communistes de Cologne (jugé en 1852) parut au commencement de 1875.

Gloses marginales au
programme du Parti Ouvrier allemand

Karl Marx


1. – Le travail est la source de toute richesse et de toute culture, et comme le travail productif n’est possible que dans la société et par la société, son produit appartient intégralement, par droit égal, à tous les membres de la société.

PREMIÈRE PARTIE DU PARAGRAPHE : « Le travail est la source de toute richesse et de toute culture. »

Le travail n’est pas la source de toute richesse [1]. La nature est tout autant la source des valeurs d’usage (qui sont bien, tout de même, la richesse réelle !) que le travail, qui n’est lui-même que l’expression d’une force naturelle, la force de travail de l’homme. Cette phrase rebattue se trouve dans tous les abécédaires, et elle n’est vraie qu’à condition de sous-entendre que le travail est antérieur, avec tous les objets et procédés qui l’accompagnent. Mais un programme socialiste ne saurait permettre à cette phraséologie bourgeoise de passer sous silence les conditions qui, seules, peuvent lui donner un sens. Et ce n’est qu’autant que l’homme, dès l’abord, agit en propriétaire à l’égard de la nature, cette source première de tous les moyens et matériaux de travail, ce n’est que s’il la traite comme un objet lui appartenant que son travail devient la source des valeurs d’usage, partant de la richesse. Les bourgeois ont d’excellentes raisons pour attribuer au travail cette surnaturelle puissance de création : car, du fait que le travail est dans la dépendance de la nature, il s’ensuit que l’homme qui ne possède rien d’autre que sa force de travail sera forcément, en tout état de société et de civilisation, l’esclave d’autres hommes qui se seront érigés en détenteurs des conditions objectives du travail. Il ne peut travailler, et vivre par conséquent, qu’avec la permission de ces derniers.

Mais laissons la proposition telle qu’elle est, ou plutôt telle qu’elle boite. Quelle conclusion en devrait-on attendre ? Évidemment celle-ci :

« Puisque le travail est la source de toute richesse, nul dans la société ne peut s’approprier des richesses qui ne soient un produit du travail. Si donc quelqu’un ne travaille pas lui-même, il vit du travail d’autrui et, même sa culture, il la tire du travail d’autrui. »

Au lieu de cela, à la première proposition, on en ajoute une seconde par le moyen du mot-cheville : « et comme » pour tirer de la seconde, et non de l’autre, la conséquence finale.

DEUXIÈME PARTIE DE LA PROPOSITION : « Le travail productif n’est possible que dans la société et par la société. »

D’après la première proposition, le travail était la source de toute richesse et de toute culture, donc pas de société possible sans travail. Et voilà que nous apprenons au contraire que le travail « productif » n’est pas possible sans société.

On aurait pu dire, tout aussi bien, que c’est seulement dans la société que le travail inutile, et même socialement nuisible, peut devenir une branche d’industrie, que c’est seulement dans la société qu’on peut vivre de l’oisiveté, etc., etc. – bref recopier tout Rousseau [2].

Et qu’est-ce qu’un travail « productif » ? Ce ne peut être que le travail qui produit l’effet utile qu’on se propose. Un sauvage, – et l’homme est un sauvage après avoir cessé d’être un singe -, qui abat une bête d’un coup de pierre ; qui récolte des fruits, etc., accomplit un travail « productif ».

TROISIÈMEMENT, LA CONSÉQUENCE : « Et comme le travail productif n’est possible que dans la société et par la société, son produit appartient intégralement, par droit égal, à tous tes membres de la société. »

Belle conclusion ! Si le travail productif n’est possible que dans la société et par la société, son produit appartient à la société, et, au travailleur individuel, il ne revient rien de plus que ce qui n’est pas indispensable au maintien de la société, « condition » même du travail.

En fait, cette proposition a toujours été défendue par les champions de l’ordre social existant, à chaque époque. En premier viennent les prétentions du gouvernement, avec tout ce qui s’ensuit, car le gouvernement est l’organe de la société chargé du maintien de l’ordre social ; puis viennent les prétentions des diverses sortes de propriété privée qui, toutes, sont le fondement de la société, etc. On le voit, ces phrases creuses peuvent être tournées et retournées dans le sens qu’on veut.

Il n’y a de lien logique entre la première et la seconde partie du paragraphe que si l’on adopte la rédaction suivante :

« Le travail n’est la source de la richesse et de la culture que s’il est un travail social », ou, ce qui revient au même : « que s’il s’accomplit dans la société et par elle ».

Cette proposition est incontestablement exacte, car le travail isolé (en supposant réalisées ses conditions matérielles), s’il peut créer des valeurs d’usage, ne peut créer ni richesse ni culture.

Non moins incontestable cette autre proposition :

« Dans la mesure où le travail évolue en travail social et devient ainsi source de richesse et de culture, se développent, chez le travailleur, la pauvreté et l’abandon, chez le non-travailleur, la richesse et la culture. »

Telle est la loi de toute l’histoire jusqu’à ce jour. Au lieu de faire des phrases générales sur le « travail » et la « société », il fallait donc indiquer ici avec précision comment, dans la société capitaliste actuelle, sont finalement créées les conditions matérielles et autres qui habilitent et obligent le travailleur à briser cette malédiction sociale.

Mais, en fait, tout ce paragraphe, aussi manqué au point de vue de la forme que du fond, n’est là que pour qu’on puisse inscrire sur le drapeau du Parti, tout en haut, comme mot d’ordre, la formule lassalienne du « produit intégral du travail ». Je reviendrai plus loin sur le « produit du travail », le « droit égal », etc., car la même chose reparaît sous une autre forme un peu différente.


2.- Dans la société actuelle, les moyens de travail sont le monopole de la classe capitaliste. L’état de dépendance qui en résulte pour la classe ouvrière est la cause de la misère et de la servitude sous toutes ses formes.

La proposition, empruntée aux statuts de l’Internationale, est fausse sous cette forme « améliorée ».

Dans la société actuelle, les moyens de travail sont le monopole des propriétaires fonciers (le monopole de la propriété foncière est même la base du monopole capitaliste) et des capitalistes. Les statuts de l’Internationale, dans le passage en question [3], ne nomment ni l’une ni l’autre classe monopoleuse. Ils parlent du « monopole des moyens de travail, c’est-à-dire des sources de la vie ». L’addition des mots : « sources de la vie » montre suffisamment que la terre est comprise parmi les moyens de travail.

On a introduit cette rectification parce que Lassalle, pour des raisons aujourd’hui connues, attaquait seulement la classe capitaliste et non les propriétaires fonciers [4]. En Angleterre, le plus souvent, le capitaliste n’est pas même le propriétaire du sol sur lequel est bâtie sa fabrique.


3. – L’affranchissement du travail exige que les instruments de travail soient élevés à l’état de patrimoine commun de la société et que le travail collectif soit réglementé par la communauté avec partage équitable du produit.

« Les instruments de travail élevés à l’état de patrimoine commun », cela doit signifier sans doute : « transformés en patrimoine commun ». Mais ceci seulement en passant.

Qu’est-ce que c’est que le « produit du travail » ? L’objet créé par le travail ou sa valeur ? Et, dans ce dernier cas, la valeur totale du produit ou seulement la fraction de valeur que le travail est venu ajouter à la valeur des moyens de production consommés ?

Le « produit du travail » est une notion vague qui tenait lieu, chez Lassalle, de conceptions économiques positives.

Qu’est-ce que le « partage équitable [5] » ?

Les bourgeois ne soutiennent-ils pas que le partage actuel est « équitable » ? Et, en fait, sur la base du mode actuel de production, n’est-ce pas le seul partage « équitable » ? Les rapports économiques sont-ils réglés par des idées juridiques ou n’est-ce pas, à l’inverse, les rapports juridiques qui naissent des rapports économiques ? Les socialistes des sectes [6] n’ont-ils pas, eux aussi, les conceptions les plus diverses de ce partage « équitable » ?

Pour savoir ce qu’il faut entendre en l’occurrence par cette expression creuse de « partage équitable », nous devons confronter le premier paragraphe avec celui-ci. Ce dernier suppose une société dans laquelle « les instruments de travail sont patrimoine commun et où le travail collectif est réglementé par la communauté », tandis que le premier paragraphe nous montre que « le produit appartient intégralement, par droit égal, à tous les membres de la société ».

« A tous les membres de la société » ? Même à ceux qui ne travaillent pas ? Que devient alors le « produit intégral du travail » ? – Aux seuls membres de la société qui travaillent ? Que devient alors le « droit égal » de tous les membres de la société ?

Mais « tous les membres de la société » et le « droit égal » ne sont manifestement que des façons de parler. Le fond consiste en ceci que, dans cette société communiste, chaque travailleur doit recevoir, à la mode lassalienne, un « produit intégral du travail ».

Si nous prenons d’abord le mot « produit du travail » (Arbeitsertrag) dans le sens d’objet créé par le travail (Produkt der Arbeit), alors le produit du travail de la communauté, c’est « la totalité du produit social » (das gesellschaftliche Gesamtprodukt).

Là-dessus, il faut défalquer :
Premièrement : un fonds destiné au remplacement des moyens de production usagés;
Deuxièmement : une fraction supplémentaire pour accroître la production;
Troisièmement : un fond de réserve ou d’assurance contre les accidents, les perturbations dues à des phénomènes naturels, etc.

Ces défalcations sur le « produit intégral du travail » sont une nécessité économique, dont l’importance sera déterminée en partie, compte tenu de l’état des moyens et des forces en jeu, à l’aide du calcul des probabilités ; en tout cas, elles ne peuvent être calculées en aucune manière sur la base de l’équité.

Reste l’autre partie du produit total, destinée à la consommation.

Mais avant de procéder à la répartition individuelle, il faut encore retrancher :

Premièrement les frais généraux d’administration qui sont indépendants de la production.
Comparativement à ce qui se passe dans la société actuelle, cette fraction se trouve d’emblée réduite au maximum et elle décroît à mesure que se développe la société nouvelle.

Deuxièmement : ce qui est destiné à satisfaire les besoins de la communauté : écoles, installations sanitaires, etc.
Cette fraction gagne d’emblée en importance, comparativement à ce qui se passe dans la société actuelle, et cette importance s’accroît à mesure que se développe la société nouvelle.

Troisièmement : le fonds nécessaire à l’entretien de ceux qui sont incapables de travailler, etc., bref ce qui relève de ce qu’on nomme aujourd’hui l’assistance publique officielle.

C’est alors seulement que nous arrivons au seul « partage » que, sous l’influence de Lassalle et d’une façon bornée, le programme ait en vue, c’est-à-dire à cette fraction des objets de consommation qui est répartie individuellement entre les producteurs de la collectivité.

Le « produit intégral du travail » s’est déjà métamorphosé en sous-main en « produit partiel », bien que ce qui est enlevé au producteur, en tant qu’individu, il le retrouve directement ou indirectement, en tant que membre de la société.

De même que le terme de « produit intégral du travail » s’est évanoui, de même nous allons voir s’évanouir celui de « produit du travail » en général.

Au sein d’un ordre social communautaire, fondé sur la propriété commune des moyens de production, les producteurs n’échangent pas leurs produits ; de même, le travail incorporé dans des produits n’apparaît pas davantage ici comme valeur de ces produits, comme une qualité réelle possédée par eux, puisque désormais, au rebours de ce qui se passe dans la société capitaliste, ce n’est plus par la voie d’un détour, mais directement, que les travaux de l’individu deviennent partie intégrante du travail de la communauté. L’expression : « produit du travail », condamnable même aujourd’hui à cause de son ambiguïté, perd ainsi toute signification.

Ce à quoi nous avons affaire ici, c’est à une société communiste non pas telle qu’elle s’est développée sur les bases qui lui sont propres, mais au contraire, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste ; une société par conséquent, qui, sous tous les rapports, économique, moral, intellectuel, porte encore les stigmates de l’ancienne société des flancs de laquelle elle est issue. Le producteur reçoit donc individuellement – les défalcations une fois faites – l’équivalent exact de ce qu’il a donné à la société. Ce qu’il lui a donné, c’est son quantum individuel de travail. Par exemple, la journée sociale de travail représente la somme des heures de travail individuel ; le temps de travail individuel de chaque producteur est la portion qu’il a fournie de la journée sociale de travail, la part qu’il y a prise. Il reçoit de la société un bon constatant qu’il a fourni tant de travail (défalcation faite du travail effectué pour les fonds collectifs) et, avec ce bon, il retire des stocks sociaux d’objets de consommation autant que coûte une quantité égale de son travail. Le même quantum de travail qu’il a fourni à la société sous une forme, il le reçoit d’elle, en retour, sous une autre forme [7].

C’est manifestement ici le même principe que celui qui règle l’échange des marchandises pour autant qu’il est échange de valeurs égales. Le fond et la forme diffèrent parce que, les conditions étant différentes, nul ne peut rien fournir d’autre que son travail et que, par ailleurs, rien ne peut entrer dans la propriété de l’individu que des objets de consommation individuelle. Mais pour ce qui est du partage de ces objets entre producteurs pris individuellement, le principe directeur est le même que pour l’échange de marchandises équivalentes : une même quantité de travail sous une forme s’échange contre une même quantité de travail sous une autre forme.

Le droit égal est donc toujours ici dans son principe… le droit bourgeois, bien que principe et pratique ne s’y prennent plus aux cheveux, tandis qu’aujourd’hui l’échange d’équivalents n’existe pour les marchandises qu’en moyenne et non dans le cas individuel.

En dépit de ce progrès, le droit égal reste toujours grevé d’une limite bourgeoise. Le droit du producteur est proportionnel au travail qu’il a fourni ; l’égalité consiste ici dans l’emploi comme unité de mesure commune.

Mais un individu l’emporte physiquement ou moralement sur un autre, il fournit donc dans le même temps plus de travail ou peut travailler plus de temps ; et pour que le travail puisse servir de mesure, il faut déterminer sa durée ou son intensité, sinon il cesserait d’être unité. Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal. Il ne reconnaît aucune distinction de classe, parce que tout homme n’est qu’un travailleur comme un autre ; mais il reconnaît tacitement l’inégalité des dons individuels et, par suite, de la capacité de rendement comme des privilèges naturels. C’est donc, dans sa teneur, un droit fondé sur l’inégalité, comme tout droit. Le droit par sa nature ne peut consister que dans l’emploi d’une même unité de mesure ; mais les individus inégaux (et ce ne seraient pas des individus distincts, s’ils n’étaient pas inégaux) ne sont mesurables d’après une unité commune qu’autant qu’on les considère d’un même point de vue, qu’on ne les saisit que sous un aspect déterminé ; par exemple, dans le cas présent, qu’on ne les considère que comme travailleurs et rien de plus, et que l’on fait abstraction de tout le reste. D’autre part : un ouvrier est marié, l’autre non ; l’un a plus d’enfants que l’autre, etc., etc. A égalité de travail et par conséquent, à égalité de participation au fonds social de consommation, l’un reçoit donc effectivement plus que l’autre, l’un est plus riche que l’autre, etc. Pour éviter tous ces inconvénients, le droit devrait être non pas égal, mais inégal.

Mais ces défauts sont inévitables dans la première phase de la société communiste, telle qu’elle vient de sortir de la société capitaliste, après un long et douloureux enfantement. Le droit ne peut jamais être plus élevé que l’état économique de la société et que le degré de civilisation qui y correspond.

Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l’asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l’opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel ; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital ; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l’horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! »

Je me suis particulièrement étendu sur le « produit intégral du travail », ainsi que sur le « droit égal », le « partage équitable », afin de montrer combien criminelle est l’entreprise de ceux qui, d’une part, veulent imposer derechef à notre Parti, comme des dogmes, des conceptions qui ont signifié quelque chose à une certaine époque, mais ne sont plus aujourd’hui qu’une phraséologie désuète, et d’autre part, faussent la conception réaliste inculquée à grand-peine au Parti, mais aujourd’hui bien enracinée en lui, et cela à l’aide des fariboles d’une idéologie juridique ou autre, si familières aux démocrates et aux socialistes français.

Abstraction faite de ce qui vient d’être dit, c’était de toute façon une erreur que de faire tant de cas de ce qu’on nomme le partage, et de mettre sur lui l’accent.

A toute époque, la répartition des objets de consommation n’est que la conséquence de la manière dont sont distribuées les conditions de la production elles-mêmes. Mais cette distribution est un caractère du mode de production lui-même. Le mode de production capitaliste, par exemple, consiste en ceci que les conditions matérielles de production [8] sont attribuées aux non-travailleurs sous forme de propriété capitaliste et de propriété foncière, tandis que la masse ne possède que les conditions personnelles de production : la force de travail. Si les éléments de la production sont distribués de la sorte, la répartition actuelle des objets de consommation s’ensuit d’elle-même. Que les conditions matérielles de la production soient la propriété collective des travailleurs eux-mêmes, une répartition des objets de consommation différente de celle d’aujourd’hui s’ensuivra pareillement. Le socialisme vulgaire (et par lui, à son tour, une fraction de la démocratie) a hérité des économistes bourgeois l’habitude de considérer et de traiter la répartition comme une chose indépendante du mode de production et de représenter pour cette raison le socialisme comme tournant essentiellement autour de la répartition. Les rapports réels ayant été depuis longtemps élucidés, à quoi bon revenir en arrière ?


4.- L’affranchissement du travail doit être l’œuvre de la classe ouvrière, en face de laquelle toutes les autres classes ne forment qu’UNE MASSE RÉACTIONNAIRE.

Le premier couplet provient du préambule des statuts de l’internationale, mais sous une forme « améliorée [9] ». Le préambule dit : « L’affranchissement de la classe des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes»; tandis qu’ici c’est la « classe des travailleurs » qui doit affranchir – quoi ? le « travail ». Comprenne qui pourra.

En compensation l’antistrophe est, par contre, une citation lassalienne de la plus belle eau « [la classe ouvrière] en face de laquelle toutes les autres classes ne forment qu’une masse réactionnaire ».

Dans le Manifeste communiste, il est dit : « De toutes les classes qui, à l’heure présente, s’opposent à la bourgeoisie, le prolétariat seul est une classe vraiment révolutionnaire. Les autres classes périclitent et périssent avec la grande industrie ; le prolétariat, au contraire, en est le produit le plus authentique. »

La bourgeoisie est ici considérée comme une classe révolutionnaire, – en tant qu’elle est l’agent de la grande industrie, – vis-à-vis des féodaux et des classes moyennes résolus à maintenir toutes les positions sociales qui sont le produit de modes de production périmés. Féodaux et classes moyennes ne forment donc pas avec la bourgeoisie une même masse réactionnaire.

D’autre part, le prolétariat est révolutionnaire vis-à-vis de la bourgeoisie parce que, issu lui-même de la grande industrie, il tend à dépouiller la production de son caractère capitaliste que la bourgeoisie cherche à perpétuer. Mais le Manifeste ajoute que « les classes moyennes… sont révolutionnaires… en considération de leur passage imminent au prolétariat ».

De ce point de vue, c’est donc une absurdité de plus que de faire des classes moyennes, conjointement avec la bourgeoisie, et, par-dessus le marché, des féodaux « une même masse réactionnaire » en face de la classe ouvrière.

Lors des dernières élections, a-t-on crié aux artisans, aux petits industriels, etc., et aux paysans : « Vis-à-vis de nous, vous ne formez, avec les bourgeois et les féodaux, qu’une seule masse réactionnaire » ?

Lassalle savait par cœur le Manifeste communiste, de même que ses fidèles savent les saints écrits dont il est l’auteur. S’il le falsifiait aussi grossièrement, ce n’était que pour farder son alliance avec les adversaires absolutistes et féodaux contre la bourgeoisie.

Dans le paragraphe précité, sa maxime est d’ailleurs bien tirée par les cheveux, sans aucun rapport avec la citation défigurée des statuts de l’internationale. Il s’agit donc ici simplement d’une impertinence et, à la vérité, une impertinence qui ne peut-être nullement déplaisante aux yeux de M. Bismarck : une de ces grossièretés à bon compte comme en confectionne le Marat berlinois [10].


5.- La classe ouvrière travaille à son affranchissement tout d’abord DANS LE CADRE DE L’ÉTAT NATIONAL ACTUEL, sachant bien que le résultat nécessaire de son effort, qui est commun aux ouvriers de tous les pays civilisés, sera la fraternité internationale des peuples.

Contrairement au Manifeste communiste et à tout le socialisme antérieur, Lassalle avait conçu le mouvement ouvrier du point de vue le plus étroitement national. On le suit sur ce terrain et cela après l’action de l’Internationale !

Il va absolument de soi que, ne fût-ce que pour être en mesure de lutter, la classe ouvrière doit s’organiser chez elle en tant que classe et que les pays respectifs sont le théâtre immédiat de sa lutte. C’est en cela que sa lutte de classe est nationale, non pas quant à son contenu, mais, comme le dit le Manifeste communiste, « quant à sa forme». Mais le « cadre de l’Etat national actuel », par exemple de l’Empire allemand, entre lui-même, à son tour, économiquement, « dans le cadre » du marché universel, et politiquement « dans le cadre » du système des Etats. Le premier marchand venu sait que le commerce allemand est aussi commerce extérieur et la grandeur de M. Bismarck réside précisément dans le caractère de sa politique internationale.

Et à quoi le Parti ouvrier allemand réduit-il son internationalisme ? A la conscience que le résultat de son effort « sera la fraternité internationale des peuples » – expression ronflante empruntée à la bourgeoise Ligue de la liberté et de la paix [11], que l’on voudrait faire passer comme un équivalent de la fraternité internationale des classes ouvrières dans leur lutte commune contre les classes dominantes et leurs gouvernements. Des fonctions internationales de la classe ouvrière allemande par conséquent, pas un mot ! Et c’est ainsi qu’elle doit faire paroi [12] face à sa propre bourgeoisie, fraternisant déjà contre elle avec les bourgeois de tous les autres pays, ainsi qu’à la politique de conspiration internationale de M. Bismarck !

En fait, la profession d’internationalisme du programme est encore infiniment au-dessous de celle du parti libre-échangiste. Celui-ci prétend, lui aussi, que le résultat final de son action est la « fraternité internationale des peuples ». Mais encore fait-il quelque chose pour internationaliser l’échange et ne se contente-t-il pas du tout de savoir… que chaque peuple fait, chez lui, du commerce.

L’action internationale des classes ouvrières ne dépend en aucune façon de l’existence de l’Association internationale des travailleurs. Celle-ci fut seulement la première tentative pour doter cette action d’un organe central ; tentative qui, par l’impulsion qu’elle a donnée, a eu des suites durables, mais qui, sous sa première forme historique, ne pouvait survivre longtemps à la chute de la Commune de Paris.

La Noradeutsche [13] de Bismarck était pleinement dans son droit quand elle annonçait, pour la satisfaction de son maître, que le Parti ouvrier allemand a, dans son nouveau programme, abjuré l’internationalisme.


Notes

[1] Marx : Le Capital, tome 1° : « Le travail n’est donc pas l’unique source des valeurs d’usage qu’il produit, de la richesse matérielle. Il en est le père, et la terre, la mère, comme dit Wlliam Petty (Célèbre économiste et statisticien anglais – NdE). »

[2] Rousseau, J.-J. (1712-1778): Philosophe français de l’ « époque des lumières ». Représentant l’aile gauche de la bourgeoisie (le tiers état), de la démocratie bourgeoise ascendante, il fut l’éloquent avocat de la lutte contre l’exploitation féodale et l’absolutisme et défendit la théorie de la « souveraineté populaire » qui fut réalisée dans la lutte révolutionnaire plébéienne des Jacobins. Rousseau établit sa critique du système féodal sur la conception abstraite et nullement historique de l’égalité naturelle, de la condition heureuse de l’homme dans le communisme primitif et de la supériorité de la nature et des relations naturelles sur celles de la société.

[3] Le passage en question se trouve dans le célèbre préambule (rédigé par Marx en 1864) des statuts de la première Internationale : « [Considérant] que l’assujettissement économique des travailleurs aux détenteurs des moyens de travail, c’est-à-dire des sources de la vie, est la cause première de la servitude dans toutes ses formes : misère sociale, avilissement intellectuel et dépendance politique… »

[4] Lassalle avait passé un accord avec Bismarck, représentant politique des grands propriétaires fonciers. Voir la lettre de Marx à Kugelmann sur le sujet plus loin dans ce document.

[5] Voir l’article critique d’Engels « Un salaire équitable pour une journée de travail équitable », dans l’ouvrage de Marx : Salaire, prix et profit.

[6] C’est-à-dire les saints-simoniens, fouriéristes, icariens, owenistes, etc.

[7] Marx nous a déjà donné une fois le tableau d’une société communiste dans laquelle « le temps de travail joue un double rôle » : « D’un côté, sa distribution dans la société règle le rapport exact des diverses fonctions aux divers besoins; de l’autre, il mesure la part individuelle de chaque producteur dans le travail commun et en même temps la portion qui lui revient dans la partie du produit commun réservée à la consommation. » (Le Capital, t. I. p. 90).

[8] C’est-à-dire les instruments de production (terre, bâtiments, outillage, etc).

[9] Voir l’ Adresse inaugurale de l’Association Internationale des Travailleurs.

[10] Marx désigne, sous cette appellation ironique, Hasselmann, le rédacteur en chef du Neuer Sozial-Demokrat, organe central des lassalliens.

[11] La Ligue internationale pour la paix et la liberté, fondée à Genève en 1867, était une organisation internationale de démocrates bourgeois et de pacifistes partisans du libre-échange, contre laquelle Marx et la I° Internationale menèrent une lutte résolue.

[12] Faire paroli : doubler la mise, renchérir.

[13] La Noradeutsche Allgemeine Zeitung (Gazette générale de l’Allemagne du Nord), fondée en 1861, était l’un des principaux journaux bismarckiens.


Gloses marginales au
programme du Parti Ouvrier allemand

Karl Marx


« Le Parti ouvrier allemand réclame, pour PREPARER LES VOIES A LA SOLUTION DE LA QUESTION SOCIALE

 , l’établissement de sociétés de production avec L’AIDE DE L’ETAT, SOUS LE CONTRÔLE DEMOCRATIQUE DU PEUPLE DES TRAVAILLEURS

 . Les sociétés de production doivent être suscitées dans l’industrie et l’agriculture avec une telle ampleur QUE L’ORGANISATION SOCIALISTE DE L’ENSEMBLE DU TRAVAIL EN RESULTE

 . »

Après la « loi d’airain du salaire » de Lassalle, la panacée du prophète. D’une manière digne on « prépare les voies ». On remplace la lutte des classes existante par une formule creuse de journaliste : la « question sociale » , à la « solution » de laquelle on « prépare les voies ». Au lieu de découler du processus de transformation révolutionnaire de la société, « l’organisation socialiste de l’ensemble du travail résulte » de « l’aide de l’Etat », aide que l’Etat fournit aux coopératives de production que lui-même (et non le travailleur) a « suscitées » . Croire qu’on peut construire une société nouvelle au moyen de subventions de l’Etat aussi facilement qu’on construit un nouveau chemin de fer, voilà qui est bien digne de la présomption de Lassalle !

Par un reste de pudeur, on place « l’aide de l’Etat »… sous le contrôle démocratique du « peuple des travailleurs ».

Tout d’abord, le « peuple des travailleurs », en Allemagne, est composé en majorité de paysans et non de prolétaires.

Ensuite, demokratisch est mis pour l’allemand volksherrschaftlich. Mais alors que signifie le « contrôle populaire et souverain (volksherrschaftliche Kontrolle) du peuple des travailleurs » ? Et cela, plus précisément pour un peuple de travailleurs qui, en sollicitant l’Etat de la sorte, manifeste sa pleine conscience qu’il n’est ni au pouvoir, ni mûr pour le pouvoir !

Quant à faire la critique de la recette [1] que prescrivait Buchez [2] sous Louis-Philippe par opposition aux socialistes français et que reprirent les ouvriers réactionnaires de l’Atelier [3], il est superflu de s’y arrêter. Aussi bien, le pire scandale n’est-il pas que cette cure miraculeusement spécifique figure dans le programme, mais que, somme toute, on abandonne le point de vue de l’action de classe pour retourner à celui de l’action de secte.

Dire que les travailleurs veulent établir les conditions de la production collective à l’échelle de la société et, chez eux, pour commencer, à l’échelle nationale, cela signifie seulement qu’ils travaillent au renversement des conditions de production d’aujourd’hui; et cela n’a rien à voir avec la création de sociétés coopératives subventionnées par l’Etat. Et pour ce qui est des sociétés coopératives [4] actuelles, elles n’ont de valeur qu’autant qu’elles sont des créations indépendantes aux mains des travailleurs et qu’elles ne sont protégées ni par les gouvernements, ni par les bourgeois.


Notes

[1] Recette des sociétés coopératives de production avec l’aide de l’Etat.

[2] Buchez, (1796-1865) : Historien français et publiciste. Vers 1840-1850, Il fut le chef du « socialisme » catholique français, opposant au mouvement ouvrier révolutionnaire, croissant à cette époque, le projet de création de coopératives de producteurs avec l’aide de l’Etat.

[3] Premier journal ouvrier français. Réactionnaire. Parut de 1840 à 1848.

[4] Voir à ce sujet l’Adresse inaugurale de l’A.I.T.


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