Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou Peut-être qu’un jour Rome se permettra de choisir à son tour

C’est grâce à ce film inspiré “librement” d’Othon de Pierre Corneille que nous fîmes Armand Paillet et moi connaissance avec Straub et Huillet. Ce fut à l’occasion de l’une de nos expéditions avec Armand – dont je ne cesse de parler quand il est question de cinéma (1). Cette fois c’était Serge Daney qui venait provoquer les provinciaux crottés qu’à ses yeux nous étions en nous infligeant ce qu’il estimait insupportable pour notre “conformisme”. Il était mal tombé pour Armand et moi, qui non seulement n’avons pas été désorientés mais nous avons tout de suite adhéré à ce luxe épicurien, à ce respect des textes et des œuvres et aussi à une vision révolutionnaire à laquelle Daney reconnaitrait peu de temps après qu’il n’avait jamais adhéré. Il avait été “gauchiste” comme tant d’autres par anticommunisme tout en emmerdant le “bourgeois”.

Bon Jean-Marie Straub vient de mourir et Danielle Huillet est morte bien avant… Si je dis qu’ils ont été des cinéastes révolutionnaires qu’est-ce que ça vous raconte ? Et pourtant…

Révolutionnaire au plein sens du terme parce que dans la forme bien sûr mais surtout dans le souci du bien faire et de la modestie artisanale pour mieux partager avec les “producteurs” prolétaires dont ils étaient orphelins ce goût de la belle ouvrage, ce refus du bâclé des chaînes industrielles, cette obsolescence programmée des marchandises comme des êtres humains et de leur environnement. Sadoul, ce critique communiste qui nous a tout appris, disait déjà que quand les Etats-Unis prétendaient avec les accords Blum-Byrnes nous imposer leurs films et le made in Hollywood cela accompagnait la diffusion de leur électroménager, chacun se précipitait sur les produits vus dans les films. C’était parfois un soulagement pour la ménagère mais c’était surtout une espèce de boulimie dont nous ne sommes pas sortis et dont nous percevons le gaspillage et l’aliénation. La marchandisation était la forme première de la vassalisation à l’américanisation dont nous voyons aujourd’hui les conséquences dernières : la guerre.

Peut être une image en noir et blanc de 1 personne et position debout

Il y a eu chez certains auteurs d’inspiration communiste un radicalisme aristocratique face à une gauche bavarde et se vautrant dans les idées toutes faites, dominantes qui comme on le savait jadis sont toujours celles de la classe dominante. Il y a eu la volonté de dénoncer cette invasion en créant l’utopie, le lieu hors lieu, Pasolini mais aussi Straub, Huillet et Godard. Ils succédaient à la génération solaire celle des Eluard, Aragon, Visconti, qui prétendaient à une véritable hégémonie, le ressac s’annonçait avec la déstalinisation, l’eurocommunisme et l’ère Mitterrand pour la fin. La Nouvelle vague et Truffaut en particulier étaient ceux qui ouvraient les vannes et la gauche, ses contestations “infantiles” prenaient une double forme “gauchiste”: celle des petits bourgeois d’abord anticommunistes et celle des desperados allant jusqu’au bout de leur dénonciation solitaire mais tous se disputaient le “radicalisme” et tous s’arrachaient des mains le suaire du cinéma des “origines” comme dans un divorce.

Jean-Marie Straub était né dans la Nouvelle vague et sa cinéphilie, mais il était à mettre dans le lot de ceux que nous supportions et plus encore comme Jacques Rivette avec qui il avait travaillé sur “le coup du berger” et surtout Jean-Luc Godard. Comme ce dernier, il refusait d’être classé dans le cinéma expérimental et refusait d’accepter que l’on ne puisse changer ce goût, le faire échapper à l’américanisation dont pour nous Truffaut demeurerait le chantre imbécile. Straub était plus proche des Cahiers que nous avions soutenu, ceux de Bazin, de Robert Bresson. Ah! Robert Bresson, qui grâce au bruit d’un essuie-glaces sur le pare-brise réussissait à transformer en texte de Racine une nouvelle de Diderot, avec Les dames du bois de Boulogne. Ce bruit de l’essuie-glace, cette pluie du bois de Boulogne, la prise directe restituant l’intensité de l’instant nous rendait la musicalité de l’alexandrin. Comme chez Straub et Huillet dans lequel les bruits de l’autoroute Milan – Rome proche venait perturber les vers de Corneille, ceux du titre du film: “Les yeux ne veulent pas en tout temps se fermer”, un alexandrin parfait récité par un américain qui avait de la bouillie dans la bouche.

Il y a quelque chose dans cette obsession d’Aragon ou de Neruda d’entendre leurs vers scandés sur le mode d’une Sarah Bernhardt plutôt que chanté par des trouvères sirupeux, qui rejoint l’exigence du parler chez Bresson, ou chez Straub et Huillet. Il s’agit à la fois pour les poètes de retrouver la force de l’incantation, mais aussi du langage direct et chez les cinéastes dans le même temps de créer politiquement une nouvelle source historique, d’aider à penser politiquement. Il s’agit de produire des films dans lequel on refuse que le son soit un simple accompagnement, un parent pauvre de l’image parce qu’il y a là une manipulation potentielle comme dans le montage, seul le plan dit le fait. Cette utilisation de la musique ou de murmures de foules, de charroi, empruntés à d’autres moments, accroit la falsification potentielle de l’image ou alors l’inverse comme à la télévision ou des images viennent nous endoctriner pour accorder de la crédibilité aux discours mensongers, il n’y a non seulement le montage mais il se double de ce rapport son et image auquel nous devrions être éduqués. Ce travail-là n’a rien de formel il est politique et il cherche à nous apprendre à voir et à entendre en même temps, quand nous nous engageons politiquement.

Ce n’est pas de l’ordre du hasard si je fais référence à Robert Bresson y compris à Pickpocket, ou au condamné à mort s’est échappé, le lien avec le texte littéraire mais ce franc-tireur Robert Bresson ne faisant surtout ne pas jouer ses acteurs. C’est à lui, à qui justement Le couple Straub et Huillet avait proposé Chronique d’Anna Magdalena Bach et qui leur conseilla de devenir réalisateurs parce que nul mieux qu’eux n’aurait l’écriture cinématographique d’un tel sujet.

Bref à partir de là, de la découverte que fut Othon, ce classicisme, ce respect des œuvres et de la musicalité de la poésie, des paysages et de leur vision méditerranéenne, à la rencontre du brouillage des sens par la modernité, ce fut un plaisir intense, le retour à la magie, à la beauté au cœur même de la dénonciation de tout ce qui rendait inaudible, immonde. C’était du cousu main, la modestie du luxe paysan, la durée autant que la qualité et l’excellence formelle de l’artisanat, toutes pratiques qui visaient à dénoncer par l’exemple l’industrie culturelle. Ils rejoignaient les protestations d’Adorno, La dialectique de la raison et comme Ulysse d’Angelopoulos refaisaient le chemin autour de la méditerranée, comme Godard dans Socialisme, mais eux étaient plus proches de l’Italie, des voyages en Sicile à la Vittorini, plus rauques, plus désespérés, plus marxistes à la manière d’un Pasolini.

On n’en finit pas aujourd’hui de redécouvrir ce que nous annonçaient ces artistes-là et nous étions quelques-uns à entendre ce message et cela nous conduisit à chercher l’exil. Cet exil-là nous menait comme eux à Brecht dont ils tournèrent plusieurs oeuvres et s’inspirèrent de sa distanciation dans leur manière d’alerter sur le “gaspillage” et la radicalité de leur vision : « Seule la violence aide où la violence règne. » comme disait ce même Brecht face non seulement à la violence du nazisme mais cette Amérique qui n’a même plus besoin du nazisme tant le nazisme y est devenu “naturel”. Au point qu’aujourd’hui il peut porter le nom de démocratie sans que personne ne s’en inquiète pour mieux imposer le macarthysme, faire la guerre totale.

Daney – accordons à ce dernier un amour du cinéma qui rendait supportable sa provocation snob d’alors – était loin de l’esprit ciné-club et assez proche de ce que Straub et Huillet détestaient à savoir l’élitisme petit bourgeois de la politique des auteurs. Comment expliquer encore tout ce que ce que la démocratisation de l’art cinématographique, accédant à l’art dans un même mouvement où il était conçu pour les masses, devait à l’URSS et à la nationalisation de l’industrie cinématographique par Lénine le 27 aout 1917. le corollaire de cette nationalisation avait été la constitution de cinémathèques stockant les films russes et étrangers, avec son utilisation par les étudiants en cinéma, cinq mille programmes complets, avec le rôle joué par l’Ukraine et les cinéastes ukrainiens. Dziga Vertov et le Donbass, qui sait encore cela? Cela s’efface, perd son utilité avec ce qu’a été y compris de la part du PCF l’abandon de sa propre mémoire. Une étape de cet effacement fut l’action de ceux qui coupaient les ponts avec l’URSS et avec le prolétariat après s’être prétendus les seuls héritiers d’une “révolution trahie”.

Néanmoins que grâce soit rendue à Serge Daney chef de file de ceux qui à partir des années 1980 achevèrent la démission mitterrandienne et celle de Jack Lang: vivre sur tout ce que le parti communiste avait construit en matière de démocratisation réelle de la culture, la conquête d’un nouveau public, et en défendant l’avant-garde, le refus du conformisme, l’épure, l’élitaire pour tous… pour mieux renier l’esprit de ces conquêtes. L’époque Serge Daney a coïncidé avec le virage mitterrandien, on vivait sur les restes d’un temps où la gauche, les politiques culturelles étaient impulsées par le PCF et on agissait dans l’événementiel, les afféteries pour mieux couper tous liens avec le peuple, promouvoir tout ce qui plait à un public de bobos aux fausses audaces, du Jack Lang, courtisaneries, paillettes et strass… Tout ce beau monde est passé du col Mao au rotary club, et des Cahiers du cinéma époque gauchiste à Libération, qui sous la direction de Serge July opérait la même mutation… laissant sur le carreau les gens comme nous qui aimions réellement Straub et rêvions d’un retour aux sources, ce qui est une illusion. C’est l’histoire d’une dépossession… mais aussi la manière de défendre le regard.

Donc, paradoxe ou non, c’est grâce à l’embourgeoisement de Serge Daney que nous avions néanmoins découvert, comme un festin épicurien, les oeuvres que Straub et Danielle Huillet avaient produites. Parce que Straub c’était un couple comme Tristan et Iseult, Sartre et Simone de Beauvoir, Aragon et Elsa, ce que nous espérions possible dans le travail, la création partagée et qui aujourd’hui nous déboule en Sandrine Rousseau et me too, non décidément les yeux ne peuvent pas en tous temps se fermer. Je découvrais l’intransigeance de ces deux êtres et elle correspondait à la mienne, non seulement parce que Jean-Marie Straub avait déserté pour ne pas faire la guerre en Algérie alors même que j’accueillais chez moi ceux qui suivaient un chemin parallèle, des cinéastes venus témoigner comme Michèle Sirk. La filière alors était italienne, dans les années cinquante et à partir de 68 cette même Italie fut le chemin de tous les reniements… Bref il y avait chez Straub et Huillet plus que les gauchistes soixante-huitards, il y avait la guerre d’Algérie, action directe, la vie risquée pour de vrai… et il y avait mais aussi pour quoi le cacher le fait que ce qu’ils me montraient était d’un raffinement incroyable, il y avait de la volupté dans leur austère regard.

Pourtant l’Italie elle-même commençait à décevoir, Scola annonçait Guediguian. Mais plus que jamais tout ramenait pourtant à l’Italie vers une fin racontée par Nanni Moretti… et ses cocasseries, d’ailleurs y compris dans ce film Il y avait des aspects qui sous prétexte de distanciation m’inspiraient de franches rigolades comme les genoux cagneux du légionnaire romain qui gardait la grotte dans laquelle les partisans communistes s’étaient cachés, c’était voulu toujours pour nous empêcher d’être “séduits” mais j’ai toujours du mal à comprendre pourquoi. La question était comment Straub et Huillet arrivaient-ils à m’émouvoir par la beauté, ce retour à l’essentiel toujours et encore y compris quand ils m’entrainaient dans la vision de Cézanne ou l’écoute d’un opéra de Schönberg sur Aaron et Moïse? Et comment cela était-il politique ?

Moïse et Aaron (Moses und Aron) est un film austro-germano-italo-français réalisé par Danièle Huillet et Jean-Marie Straub, sorti en 1975. Le film est dédié à Holger Meins. Holger Klaus Meins (né le 26 octobre 1941 à Hambourg, mort le 9 novembre 1974 à Wittlich) est membre de la première génération de la Fraction armée rouge (RAF) il étudie le cinéma. Il meurt des suites d’une grève de la faim durant son incarcération dans la prison de Wittlich en Rhénanie-Palatinat.

Nous errions ainsi entre non seulement l’Allemagne et l’Italie pour tenter de comprendre le nazisme et le fascisme, pour percevoir son actualité dans cette manière de nous habituer à l’innommable mais aussi tout cela avait avoir avec l’exil allemand de Brecht, de Fritz Lang, de Hanns Eisler et de Schöneberg, le maccarthysme, comme une alerte nous prévenant que nous avions oublié le fascisme au moment même où Mitterrand le remettait à l’ordre du jour. Il fallait être aussi obsédée que je l’étais par un traumatisme enfantin pour sentir vaguement que ce qui se passait alors, cet avachissement de l’âme avait quelque chose de comparable avec ce qui s’était passé en Europe et n’avait jamais été éradiqué (2), la découverte de la manière dont on se vend à Hollywood, le capitalisme et ses séductions, comment le bruit des voitures sur l’autoroute proche, hachant la musicalité des alexandrins dits par un Américain à la bouche pâteuse détruit la culture et les êtres humains de notre Méditerranée, l’Europe trahie et la nécessité de l’action directe.

Ce n’était pas la ligne du PCF et encore moins celle du PCI. C’était peut-être la fin dans les médiocrités de l’eurocommunisme, et nos révoltes étaient dérisoires, esthétiquement et moralement inaudibles, mais je suis convaincue que de cette “fin” là, quelque chose a déjà surgi parce que les temps sont en train de montrer que ce contre quoi nous nous élevions déjà est désormais en train d’arriver à maturité. On tente de réduire ces auteurs, ces cinéastes à des innovations formelles pour connaisseurs comme Godard mais il y a quelque chose en nous et en eux qui résiste et qui se satisfait de n’éprouver aucune tentation à une telle reconnaissance (3).

Danielle Bleitrach

(1) Mon regret a été et restera de ne jamais avoir pu (sa famille me l’a interdit) comme il me l’avait demandé veiller à la publication du travail qu’Armand Paillet avait pratiquement terminé sur Grémillon et sur la manière dont ce cinéaste communiste mais aussi tout un courant du cinéma français avait été empêché de réaliser son œuvre. Il n’y a pas de cinéaste maudit, il y a des cinéastes qui ont été interdits par le marc hé, l’industrie culturelle, le capital.

(2) Ce n’est pas un hasard si quand en 2005, j’ai entamé un master de cinéma cela a donné lieu à un publication sur Brecht et Lang à propos de leur film réalisé ensemble : Brecht et Lang, le nazisme n’a jamais été éradiqué, Lettmotiv éditeur.

(3) En septembre 2006, le jury de la 63e Mostra de Venise, où ils présentent Ces rencontres avec eux (Quei loro incontri), leur décerne un prix spécial pour l’ensemble de leur œuvre, saluant leur « innovation dans le langage cinématographique ».

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