Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

La Guerre d’Ukraine est-elle en train de devenir une guerre mondiale? par François Martin

Bataille d’Izioum, appel des réservistes, referendums, sabotage des gazoducs, tout se tient, et indique une évolution attendue et logique du conflit. Le caractère mondial de ce conflit était  jusqu’ici demeuré implicite, il est maintenant devenu explicite. Plus qu’une escalade, il s’agit d’un changement de format.
  • 10 octobre 2022

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Un ensemble de phénomènes récents viennent de marquer un changement notable, une étape importante et attendue du conflit ukrainien. La bataille d’Izioum, l’appel de Poutine aux réservistes russes, les referendums des quatre oblasts, le récent sabotage des gazoducs de Baltique, et même l’attentat contre le Pont de Crimée, tous ces événements se tiennent. Ils « changent la donne », et rendent les choses plus claires. Car ce conflit, en réalité mondial depuis le début, était jusqu’à présent présenté comme un conflit local, tant par les américains que par les russes, pour diverses raisons :

Récit américain/ récit russe

Pour les américains, il était important de faire « commencer le film » le 24 Février, pour camoufler leur stratégie de conquête anti-soviétique, puis anti-russe, menée avec une grande constance depuis 1991, et même depuis la 2ème guerre mondiale (1). Par ailleurs, ce « récit » simpliste, sans aucune profondeur de champ, était très pratique à relayer, et permettait, auprès de médias européens scandaleusement aux ordres, et des opinions crédules et bien préparées par un « carpet bombing » médiatique très puissant, de faire accepter sans la critiquer la vision manichéenne faisant des russes les « méchants agresseurs » et des ukraniens les « gentils agressés »… Cette stratégie médiatique a jusqu’ici très bien fonctionné en interne. En effet, si elle n’a guère convaincu 80% des pays de la planète, bien plus lucides et moins américanophiles que les naïfs européens, elle a permis, jusqu’ici du moins, de faire « avaler » à ces derniers les invraisemblables dépenses de soutien à l’Ukraine, le risque politique avéré des livraisons d’armes, et le très lourd prix en retour des sanctions, alors même que la politique monétaire préalable débridée avait déjà créé pour eux une importante hausse des prix et une promesse de paupérisation.

Pour les russes, les objectifs étaient bien différents. A leurs yeux, il était important de laisser « du temps au temps ». Désireux de « casser » le plus tard possible les liens restants avec l’Europe, ils souhaitaient, tout au long du processus, montrer leur ouverture à une possible négociation. D’abord, le choix d’un corps expéditionnaire de 160.000 hommes pour leur « opération spéciale » était un signe politique bien suffisant pour prouver qu’ils n’étaient pas là pour la conquête, mais pour obtenir, enfin, l’application des accords de Minsk (2). Et de fait, si les négociations ont avorté, ce n’est nullement de leur fait. On se souvient des deux négociateurs ukrainiens de la délégation initiale en Biélorussie, assassinés à leur retour à Kiev, puis la « découverte » très opportune des massacres de Boutcha, du bombardement de la gare de Kramatorsk, etc… A chaque fois, c’est bien la partie occidentale qui a alimenté le verbatim guerrier, et fermé la porte aux discussions. Même lorsqu’il y a eu un accord partiel sur certains points, on peut constater que les occidentaux n’ont pas respecté leur parole, comme si la surenchère et la provocation faisaient intrinsèquement partie de leur stratégie (3). Pour autant, la partie russe, même si elle ne s’est pas gênée pour dénoncer l’impérialisme occidental, n’a jamais adopté un discours violemment guerrier. De plus, contrairement, par exemple, aux communistes asiatiques, pour qui le « verbe » martial et agressif était consubstantiel à leur méthode politique, la philosophie des russes ne consiste pas à la surenchère médiatique, persuadés qu’ils sont que la victoire militaire sur le terrain, et/ou le retournement des opinions adverses par le simple jeu des événements,  sont la clef de tout.

Mais les choses ont évolué, rendant, pour les uns comme pour les autres, ces stratégies politico-médiatiques obsolètes.

Ce qui force Américains et Russes à changer le format du conflit

Ce qui a changé, d’abord, c’est le refus permanent des occidentaux à toute « ouverture » d’un canal de discussion. Pressions sur les médias et même sur l’AIEA pour ne pas reconnaître la réalité des frappes ukrainiennes sur la centrale de Zaporijia (4), alors que les preuves sont manifestes (5), velléité de fermeture des frontières européennes pour les touristes russes, et même tracasseries administratives pour les diplomates russes censés se rendre aux USA pour les sessions de l’ONU ! Tout a été bon pour dire aux russes, de la part des occidentaux : « Nous vous détestons. Nous ne voulons pas parler avec vous ». Par-delà la guerre, nous avons maintenu, en toute connaissance de cause, un « climat » détestable avec nos adversaires. A un moment donné et, il faut le dire, après beaucoup de temps (6),  les russes ont fini par prendre ces paroles au pied de la lettre. Comme dans certains combats, elles veulent dire « Le duel ira jusqu’au bout. Il n’y aura pas de quartiers ». Ce message est maintenant passé.

Par ailleurs, la tactique adoptée par les russes, consistant à ne pas attaquer la « ligne Maginot » ukrainienne, mais au contraire, à se contraindre à une guerre défensive (7), obligeant leurs adversaires à sortir de leurs fortifications, a peu à peu dévitalisé l’armée de Kiev en éliminant une partie des combattants les plus aguerris. La guerre médiatique, principe de la stratégie ukrainienne (8), a en effet forcé ces derniers soit à se découvrir et à attaquer, au risque de se faire hacher, soit, comme à Marioupol, à faire « Fort Chabrol » (9), pour montrer qu’ils ne se rendraient sous aucun prétexte. Dans les deux cas, une ineptie militaire. Le résultat, c’est que l’armée ukrainienne proprement dite n’existe plus ou presque. Ceux que l’on voit aujourd’hui combattre, de plus en plus, ce sont les conscrits de « chair à canon » (10), renforcés par des supplétifs étrangers.

Et pour compenser cet affaiblissement ukrainien, l’implication des occidentaux a été de plus en plus forte : soutien gigantesque en finances (11), mais aussi en armes, en logistique, en renseignement militaire et satellite, en appui de soldats « mercenaires » (12) et de commandement, en planification, en formation. De fait, aujourd’hui, les masques tombent : ce n’est plus l’Ukraine qui combat, mais c’est l’OTAN directement. Le « verbatim » initial n’a plus cours. Il est devenu inutile, parce que les populations européennes, qu’il s’agissait de convaincre au départ par le simplisme manichéen des « méchants contre les gentils », sont maintenant suffisamment « enfoncées dans l’entonnoir » pour penser qu’elles ne pourront plus en sortir. A la place, ce qu’il s’agit maintenant de « promouvoir », pour les empêcher de se « libérer » de l’emprise du conflit et de l’effet de retour des sanctions, c’est le risque de la guerre nucléaire.

Le tournant d’Izioum

Le meilleur signe de ce changement, c’est la bataille d’Izioum. En effet, de l’avis de tous les experts, elle a marqué un tournant, non pas tant sur le plan stratégique (13) ou même sur le plan tactique (14) que sur le plan de la méthode. Car elle rompt, pour la première fois, avec la doctrine défensive choisie depuis 2014 pour briser les russes. Elle a choisi l’attaque rapide, ce qui n’était pas dans les plans prévus ni enseignés. De l’avis des experts, elle n’a pas été pensée, planifiée ni même exécutée par les ukrainiens, mais par l’OTAN directement. Il s’agit donc maintenant, sur le plan militaire, d’une guerre directe OTAN/Russie, sans plus se cacher derrière le « proxi » ukrainien.

Poutine, qui avait souhaité, le plus longtemps possible, laisser ouvert un « canal » de discussion, a immédiatement tiré la leçon, non pas de l’échec militaire, comme on l’a dit, mais du changement de format de la guerre. Le temps diplomatique est terminé. Puisque l’OTAN s’affiche d’un côté, la Russie doit s’afficher de l’autre. La conscription partielle d’une part, la mise en place des referendums d’autre part, confirment ce changement de « format ». La « Novarussia » (15) sera désormais la Russie, et elle sera défendue non plus par un « corps expéditionnaire », mais par des soldats russes, et suffisamment  pour sécuriser les plus de 1000 km de cette « nouvelle frontière ». De même, on peut penser que les russes changeront aussi de doctrine concernant leurs ennemis. Autrefois très parcimonieux concernant le bombardement des civils (16), il est probable qu’ils vont être maintenant beaucoup plus intransigeants face aux attaques contre leurs nouveaux territoires. Si Kiev se présente désormais contre un ennemi direct de la Russie, il y a fort à parier que l’Ukraine, jusqu’ici largement épargnée (17), va subir la réponse d’un pays en guerre, infiniment plus brutale (18). La Russie ne se mettra pas d’elle-même dans une configuration internationale, parce qu’elle a intérêt à conserver, pour se protéger,  un caractère local au conflit. Mais elle va considérablement durcir sa réponse locale.

Les gazoducs

Dans ce cadre-là, on comprend également beaucoup mieux « l’affaire des gazoducs ». D’une part, il ne fait aucun doute que cette attaque vient du camp occidental et non du côté russe (19). Par ailleurs, les américains, par ce fait, font passer un certain nombre de messages extrêmement clairs :

  • aux russes et au reste du monde : « Soyez certains que nous combattrons les intérêts russes partout sur la planète. Il n’y aura pas de quartiers ni de limites».
  • aux allemands : « Vous nous avez trahis en vous rapprochant des russes, alors que vous saviez que nous n’en voulions à aucun prix. Voici votre punition (20) ».
  • au reste des européens : « Il n’y a pas d’autre choix que d’être avec nous ou contre nous. Si vous bougez de la ligne stratégique définie, voilà un échantillon de ce qui vous arrivera».

Ils ont ainsi réagi, et fort vite, aux velléités allemandes de « ramollir » le consensus européen de soutien à l’Ukraine, motivé par la peur que suscitait pour eux l’effondrement économique et social attendu, suite au possible manque de gaz durant l’hiver. Aujourd’hui, il n’y a plus d’alternative. Mieux encore que le conquistador Hernan Cortés (21), les américains ont inventé une variante de sa célèbre action d’éclat : au lieu de brûler leurs vaisseaux, ils ont brûlé ceux de leur meilleur allié… On peut penser que peu parmi les dirigeants européens, vont maintenant manifester leur indépendance…

Par ailleurs, ils ont créé les conditions d’une possible surenchère des russes, qui pourraient s’attaquer aux intérêts américains ailleurs qu’en Ukraine. En vérité, probablement, ils n’attendent que cela. Il paraît douteux que, là aussi, le rusé Poutine tombe dans le piège.

Peu à peu, la logique mortifère et inéluctable de cette affaire apparaît au grand jour, celle d’un affrontement direct entre les deux plus grandes puissances militaires et nucléaires de la terre (22). Elle impose les deux seules réponses possibles : l’une est de dire « Halte au feu ! », enfin, une réponse humanitaire et non belliciste. L’autre est de dire « Cette affaire n’aura pas de solution militaire, mais seulement une solution politique ». De plus en plus, un grand discours de Phnom Penh s’impose (23). Mais qui en aura le courage ?

(1) Dans son excellent livre, « L’ami américain », le journaliste Eric Branca montre que pendant cette guerre, les américains poursuivent, en parallèle, deux objectifs apparemment contradictoires, l’un consistant à s’allier aux russes pour combattre les nazis, l’autre consistant à s’allier aux nazis pour combattre les russes. La stratégie anti-russe est donc bien antérieure à 1991.

(2) a) Reconnaissance de la Crimée, b) Statut d’autonomie des oblasts de Donetsk et Lougansk, c) Démilitarisation

(3) Dans l’affaire du blé, les russes ont accepté l’exportation du blé ukrainien, par contre, les occidentaux n’ont toujours pas rempli les conditions pourtant acceptées concernant l’exportation du blé russe, deuxième volet de l’accord. La question du blé, la malice de Poutine et la bêtise occidentale – par François Martin – Le Courrier des Stratèges (lecourrierdesstrateges.fr)

(4)Qu’y a-t-il de vrai derrière le « roman de Zaporijia » ? par François Martin – Le Courrier des Stratèges (lecourrierdesstrateges.fr)

(5) Lors de la visite de l’AIEA à la centrale, les habitants de la ville voisine d’Energodar ont remis à Rafael Grossi, le directeur de l’AIEA, une pétition signée par 20.000 personnes, en demandant à ce que les ukrainiens cessent de bombarder la centrale et la ville. Grossi promet de la faire remonter, mais il ne l’a pas fait. https://www.lelibrepenseur.org/les-habitants-de-zaporijia-demandent-larret-et-la-condamnation-des-bombardements-de-la-centrale-nucleaire-par-le-regime-de-kiev/

(6) Si l’on peut reprocher une chose à Poutine, paradoxalement, c’est sa naïveté. En effet, il n’a cessé de croire, envers et contre tout ce qu’il a observé depuis 1991, qu’il pourrait un jour trouver un accord avec l’occident. S’il s’est décidé à intégrer les 4 oblasts, c’est que ses dernières illusions sont tombées.

(7) Ukraine : Vietnamisation, mais pour qui ? par François Martin – Le Courrier des Stratèges (lecourrierdesstrateges.fr)

(8)Les Etats-Unis et l’OTAN commettent l’erreur capitale dans une guerre: sous-estimer leur ennemi – par François Martin – Le Courrier des Stratèges (lecourrierdesstrateges.fr)

(9)https://fr.wikipedia.org/wiki/Fort_Chabrol

(10) Les garçons à partir de 16 ans, les filles à partir de 18 ans, les personnes âgées jusqu’à 70 ans. Quelle folie que de pousser encore et toujours ce pays à la guerre !

(11)L’occident a dépensé jusqu’ici pour cette guerre plus de 80 Milliards de USD

(12) Il semble que l’on trouve en particulier, aujourd’hui, beaucoup de combattants africains. Les cercueils de retour au pays font moins de bruit qu’en occident…

(13) Les terres de la région de Kharkiv jusqu’à Izioum ne sont pas stratégiques pour les russes. Elles sont très difficiles à protéger, parce qu’elles sont très plates. Elles ne font pas partie des zones qu’ils veulent libérer.

(14) La bataille d’Izioum est pour les ukrainiens une « victoire à la Pyrrhus ». Contre un gain de territoire assez peu interessant, ils ont laissé dans l’attaque énormément de pertes d’hommes et de matériel. On peut sérieusement se demander même si elle n’a pas été un piège des russes. Les Etats-Unis et l’OTAN commettent l’erreur capitale dans une guerre: sous-estimer leur ennemi – par François Martin – Le Courrier des Stratèges (lecourrierdesstrateges.fr)

(15)https://fr.wikipedia.org/wiki/Nouvelle-Russie_(projet_d%27État)

(16) D’après l’ONU, cette guerre n’a fait, jusqu’ici, « que » 6000 morts environ. Il faut rappeler que lors de la guerre d’Iraq, les bombardements alliés ont fait, en quelques jours, près de 200.000 morts (sans aucune protestation internationale…), et en tout près d’un million de morts entre 2003 et 2011

(17) Parce que Poutine voulait laisser une dernière chance à la négociation et la paix.

(18)C’est ce qu’a dit, dans une conférence au printemps 2022, le grand expert américain John Mearsheimer : « Vous êtes fous de vouloir vous attaquer à l’une des plus grandes armées du monde. Si vous la mettez en difficulté, c’est très simple. Elle détruira totalement l’Ukraine ».

(19)D’une part, on ne comprend pas pourquoi les russes détruiraient un ouvrage pharaonique qui leur a demandé 20 ans d’efforts, alors qu’il est précisément l’un de leurs meilleurs moyens de chantage sur l’Allemagne. D’autre part, cet épisode leur coûte très cher, puisque, outre les réparations, il les oblige, pour éviter que l’eau ne remonte dans le gazoduc et l’abîme dans sa totalité, à continuer à y injecter 200 millions de m3 de gaz par jour. Par ailleurs, la zone où le sabotage a eu lieu est, comme le détroit d’Ormuz, l’une des plus surveillées du monde, sur et sous l’eau. Nul doute qu’un sous-marin russe y aurait été immédiatement détecté. Enfin, les responsabilités se sont déjà été manifestées. Radek Sikorki a effacé le tweet où il remerciait les USA d’avoir saboté les gazoducs – Le Courrier des Stratèges (lecourrierdesstrateges.fr)

(20)Les américains détestent ceux qui veulent prendre du champ, après avoir été leurs vassaux. La liste est fort longue des « punis » : Reza Pahlavi, Noriega, Mobutu, Saddam, etc…Olaf Scholz n’est que le dernier d’entre eux.

(21) Hernán Cortés — Wikipédia (wikipedia.org)

(22) A moins que, selon ce que disent les plus récentes analyses, les réserves en hommes et en armes des ukrainiens ne soient maintenant épuisées, suite aux attaques quasi-suicidaires récemment menées, fructueuses au nord, infructueuses au sud. Dans ce cas, l’arrivée de l’hiver et des réservistes pourrait être le moment d’une contre-attaque russe définitive.

(23) Discours de Phnom Penh — Wikipédia (wikipedia.org

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