Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Les Etats-Unis prennent un coup de poing de l’OPEC, par M.K. Bhadrakumar

Jean-luc Picker nous envoie sa traduction d’un article paru dans People’s Dispatch qui donne une vision intéressante des implications de la recomposition en cours au niveau géopolitique avec son dernier (ou est-ce en fait le premier ?) coup d’éclat : la décision de l’OPEC+ de ne pas accéder aux demandes des Etats-Unis d’augmenter leur production de pétrole pour faire baisser les prix de l’énergie sur les marchés occidentaux. Demain nous publierons un autre article qui détaille les mesures de rétorsion que subissent maintenant les USA.

illustration : Le président Joe Biden et le prince héritier Saoudien Mohammed bin Salman Abdulaziz se saluent à leur arrivée au palais d’Al-Salam, Jeddah, le 15 juillet 2022 (Saudi Press Agency, Wikimedia Commons, CC BY 4.0)

Par M.K. Bhadrakumar, paru dans People’s Dispatch, repris dans Consortium News, 11 octobre 2022

La décision de l’OPEC+ pourrait changer l’architecture géopolitique au Moyen Orient plus encore que la révolution iranienne de 1979.

L’administration Biden s’est dépêchée de diffuser un narratif selon lequel la récente décision de l’OPEC de réduire sa production de pétrole de 2 millions de tonnes reflète un alignement géopolitique de l’Arabie Saoudite et de la Russie

S’il cherche ainsi à exploiter les réflexes russophobes tant répandus à Washington pour détourner l’attention de la claque diplomatique humiliante que viennent de lui retourner les Saoudiens, il exprime sans le vouloir une vérité qui commence à se faire jour.

La politique étrangère était sensée être le forte de Biden. Elle est maintenant sa nemesis. Et cela lui présage une bien triste fin. Comme le président Jimmy Carter avant lui, le Moyen Orient pourrait bien démolir entièrement une réputation qu’il avait cultivé avec tant de soin.

Ce qui est en train de se tramer est d’une importance stupéfiante. Biden se rend compte un peu tard que les conquêtes territoriales en Ukraine ne sont qu’un à-côté dans la guerre économique et énergétique qui couve depuis le début des sanctions occidentales contre la Russie, il y a 8 mois. Paradoxalement, même si le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, devait gagner la partie militaire en cours, Biden aura perdu la guerre, à moins qu’il ne soit capable de gagner la guerre de l’énergie et au-delà, la guerre économique.

Le président de la Russie, Vladimir Poutine, a, lui, pris conscience des enjeux en cours dès 2016. C’est durant le sommet du G20 à Hangzhou, au cours de discussion avec le Prince héritier saoudien Mohammed bin Salman, que l’idée attrayante d’une OPEC+ s’est formée. J’ai écrit à l’époque que « une entente entre la Russie et l’OPEC pourrait transformer complètement les lignes géopolitiques au Moyen Orient… Ce glissement ne manquera pas d’impacter le cycle des pétrodollars, le pilier central du système financier occidental. Il rend aussi vain les efforts de Washington pour ‘isoler’ la Russie ». Il y a déjà 6 ans.

Les gravats autour de Biden font peine à voir… Il n’a pas pris conscience que la nonchalance de la Russie dans la conduite de son offensive ukrainienne trouvait son explication dans le fait que Poutine dirigeait toute son attention sur la guerre énergétique et économique. C’est le résultat de cette guerre qui déterminera la continuation ou non de l’hégémonie états-unienne sur le monde, une hégémonie qui trouvait sa principale justification dans le statut du dollar comme monnaie de réserve internationale.

Le dollar est une arme

Dans les années 1970, l’Arabie Saoudite avait accepté que le prix et le négoce du pétrole – la marchandise la plus commercialisée au niveau mondial – se fasse en dollars. Ceci obligeait pratiquement tous les pays du monde à tenir des réserves en dollars pour pouvoir s’approvisionner en énergie. De leur côté, les Etats-Unis garantissaient à tous les pays un accès libre au dollar.

Mais cette assurance s’est révélée fausse au fur et à mesure que le dollar est devenu une arme de domination, particulièrement quand les Etats-Unis se sont arrogés le droit grotesque de confisquer les réserves en dollars de pays tiers. Il n’est donc pas surprenant que Poutine ait depuis un certain temps évoqué le besoin de créer une autre monnaie de réserve, une idée qui entre en résonnance avec les attentes de bien des pays.

Se refusant à analyser le système qu’elle a mis en place, la Maison Blanche s’invente une porte de sortie en cherchant les sanctions les plus efficaces pour punir la Russie et l’Arabie Saoudite. Mais ‘punir’ la Russie est devenu difficile depuis que les Etats-Unis ont épuisé leurs options dans cette direction. Par contre, Biden croit sans doute tenir l’Arabie Saoudite par les bourses : en plus d’être le principal mentor de leurs élites, ils sont leur principal fournisseur d’armes, et détiennent un total impressionnant de réserves et d’investissements saoudiens.

Brian Deese, directeur du Conseil Economique National a expliqué la semaine dernière à des journalistes que « pour être clair à ce sujet (la diminution de production décidée par l’OPEC) , le président nous a enjoint d’étudier toutes les options possible, et c’est ce que nous faisons ». Plus tôt, Biden lui-même avait déclaré « rechercher des alternatives ». Mais ni Biden, ni Deese, n’ont indiqué clairement ce que ces « alternatives » pourraient être en dehors de : la mise sur le marché de pétrole puisé dans leurs réserves stratégiques ; les pressions sur les énergéticiens pour qu’ils réduisent les prix aux consommateurs ; et la recherche de solutions législatives au congrès.

En réalité, Biden a reçu un œil au beurre noir qui tourne en ridicule son voyage de juillet en Arabie Saoudite, déjà bien décrié tant par les républicains que de nombreux démocrates. Les élites politiques états-uniennes vivent la décision de l’OPEC comme un coup destiné à affaiblir Biden et le camp démocrate à quelques semaines des élections de novembre.

Mais, l’impact à l’international de cette décision ne se milite pas à la sphère des relations saoudi-états-uniennes. Les arrangements géopolitiques au Moyen Orient sont susceptibles de changer bien plus profondément qu’après la révolution iranienne de 1979. Il y a déjà quelque temps que l’Organisation de la Coopération de Shanghai a commencé à pencher du côté du Moyen Orient. Après l’adhésion de l’Iran , l’Arabie Saoudite, les EAU, le Qatar, le Bahreïn, le Koweït et l’Egypte ont accédé au statut de partenaire et la Turquie a déposé sa candidature pour devenir membre à part entière. En ce qui concerne la dédollarisation, le sommet de l’OCS à Samarkand a établi une feuille de route pour l’augmentation régulière de la part des transactions en monnaies nationales dans les échanges entre les pays de l’organisation, indiquant par là-même le sérieux de ses intentions.

Sommet 2022 de l’Organisation de Coopération de Shanghai à Samarkand, Ouzbékistan (President.az, CC BY 4.0, Wikimedia Commons)

Par ailleurs, l’industrie militaire états-unienne s’apprête à résister avec force contre toute tentative de limiter ses ventes à l’Arabie Saoudite, et on sait comme ils sont proches de l’administration Biden.

Dans ce contexte, Washington pourrait bien se tourner vers l’idée d’un ‘changement de régime’ à Riyad. Il n’y a pas beaucoup d’atomes crochus entre les dirigeants des deux capitales, et le prince Salman a exprimé qu’« il se foutait » de savoir si Biden l’avait compris ou pas. Il ne s’agit donc pas d’une simple péripétie.

Si une ‘révolution de couleur’ n’est pas envisageable, on peut envisager une tentative de bloquer MBS dans son ascension vers le trône. Mais cela supposerait une révolution de palais très risquée. Même si elle était mise en place, il n’est pas certain que le nouveau régime aurait une légitimité suffisante pour pouvoir garder le contrôle du pays. Un chaos semblable à l’après-Saddam pourrait s’ensuivre. Les conséquences en termes de déstabilisation du marché du pétrole et de crise économique à l’échelle mondiale seraient désastreuses. On assisterait en parallèle à une nouvelle montée des groupes islamistes radicaux.

Ce qui irrite le plus Biden, c’est que la carte maîtresse qu’il pensait pouvoir utiliser pour réduire les revenus que la Russie dérive des prix vertigineux du pétrole sur les marchés sans pour autant écrouler l’offre comme le ferait un ‘prix maximum’, a maintenant perdu toute intérêt. Il enrage d’autant plus que l’alignement des Saoudiens sur la Russie ne va pas seulement permettre à cette dernière de profiter des prix hauts dans l’immédiat, mais signifie en plus que toute imposition d’un prix ‘maximum’ se fera à partir d’un prix de marché déjà gonflé.

Comme le dit si bien le Financial Times « le royaume et ses alliés dans le Golfe ne sont pas près de retourner leur veste contre la Russie. Les états du Golfe ont refusé de se prononcer contre l’invasion de l’Ukraine, et cherchent depuis longtemps à rapprocher la Russie et l’OPEC ». Le fond du problème est que, en confisquant les réserves de la Russie, Biden s’est aliéné totalement les Saoudiens et les autres pays du Golfe. De plus, ils considèrent les tentatives d’imposer un ‘prix maximum’ contre la Russie comme un dangereux précédent qui pourrait donner aux Etats-Unis la possibilité de contrôler à l’avenir les prix du pétrole voire même d’attaquer frontalement leur industrie pétrolière.

Dans ces conditions, il sera difficile de coincer la Russie au moins dans les 3 ou 4 ans à venir, et le chemin pour ce faire ressemble à une corde d’équilibriste.

La décision de l’OPEC+ bénéficie donc à la Russie de bien des façons. Elle augmente considérablement les bénéfices que la Russie engrangera à partir de son pétrole à l’entrée de l’hiver, quand la demande européenne se fait plus intense. En d’autres termes, cette décision aide la Russie à préserver sa part de marché même si sa production baisse en valeur absolue. Paradoxalement, alors qu’elle bénéficiera de prix élevés, Moscou n’aura en fait même pas besoin de réduire sa production. Elle est déjà bien en dessous des limites fixées par l’OPEC. Les réductions se feront entièrement à partir des producteurs du Golfe (Arabie Saoudite : -520.000bpd, Iraq : -220.000, EAU -150.000, Koweït : -135.000).

On arrive donc à cette situation étonnante où les pétroliers Russes bénéficieront de prix élevés tout en gardant leur production constante. Et cela au moment où la banque centrale russe aura probablement plus que reconstitué les 300 milliards de dollars de ses réserves gelés par les banques centrales occidentales au début de la guerre en Ukraine.

En définitive, l’Arabie Saoudite et les états du Golfe impliqués dans l’OPEC+ ont bien pris le côté de la Russie et lui permettent de reremplir ses coffres, limitant ainsi l’effet des sanctions occidentales.

MK Bhadrakumar a travaillé au sein de la diplomatie indienne pendant 29 ans et a occupé entre autres les postes d’ambassadeur en Turquie et en Ouzbékistan.

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1 Commentaire

  • John V. Doe

    Jean-Luc Picker nous a fait une traduction brillante de ce texte stratégique. Merci beaucoup. C’est un texte stratégique au moins aux yeux des Russes qui ont axé la leur sur l’énergie et la coopération avec l’OPEP. Du beau travail à leur niveau pour leur pays, préparé de longue date sans nul doute, par des gens brillants mais qui poussent l’Europe vers l’abîme… Même si nous l’avons bien cherché.

    Quand aurons-nous dans notre camp (Europe, assez jeune et de gauche) des H/F politiques avec une telle capacité de réflexion à long terme et d’action efficace ? La reconquête, je ne dis pas du pouvoir mais au moins de l’influence de gauche sur la politique est à ce prix. Corbyn, certes, mais à part lui ?

    Faute de les trouver, nous nous dirigeons de plus en plus ouvertement vers une Europe caporalisée voire fascisée et en tout cas appauvrie en nous demandant quel est le pire entre la furher de la CEE et ceux de l’Italie, de la Hongrie ou de la France. Je préférerais choisir entre les meilleurs pas entre les ordures.

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