Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Un livre tout à fait de circonstance : “Les mondes de l’esclavage, une histoire comparée” (1) Première partie.

Lire ce livre ce 21 Janvier 2022,alors que l’Assemblée Nationale française, digne héritière des colonialistes, a cru bon de célébrer à sa manière la conférence de Wansee qui décida de l’holocauste et érigea le crime raciste comme le chef d’œuvre d’une bureaucratie, était salutaire. En cette date anniversaire, l’Assemblée a promulgué le texte le plus imbécile et le plus raciste qui se puisse imaginer contre la Chine. Est-ce un hasard si le seul député qui sauva l’honneur de cette assemblée en votant contre ce texte, un député qui appartenait à la république en Marche, était un franco-cambodgien vivant à Belleville et n’ignorant rien du racisme dont sont victimes les asiatiques à force de haine et de mensonges. L’avantage d’un tel livre c’est qu’il nous aide à comprendre de quelles illusions d’optique nous demeurons la proie quand nous prétendons juger le reste de l’humanité, sans pour autant donner dans le moindre simplisme ni même victimisation, ce que l’on pouvait craindre et qui a été évité.

pour un autre futur humain

Il n’y a rien qui ne vous fasse mieux percevoir les ridicules du temps qu’un livre par lequel tout à coup vous est révélé à quel point nous avons heureusement changé d’époque, même si ces gens-là n’ont rien appris. C’est extraordinaire le nombre de pavés qui sortent sur l’histoire de l’humanité, avec la même mise en garde: non nous ne sommes pas l’étape ultime du progrès et de la civilisation, c’est fou ce que les êtres humains en société ont pu créer. Ainsi en est-il de ce livre de 1200 pages intitulé “les mondes de l’esclavage, une histoire comparée“(1). Une cinquantaine d’historiens, anthropologues et juristes de nationalités différentes s’appuyant sur des recherches et des bibliographies totalement hétéroclites présentent dans de courts articles très aisément lisibles une histoire volontairement déconcentrée du fait esclavagiste depuis la préhistoire jusqu’au monde contemporain et ce sur divers continents.

Pourquoi serait-il question d’un changement d’époque face à ce projet éditorial ? D’abord à cause de ce grand retour collectif d’une et même plusieurs disciplines vers les démarches comparatistes privilégiées par les trois éditeurs de cet ouvrage. Dès le début de la discipline sociologique, faute de pouvoir manipuler les objets sociaux en laboratoire, le sociologue s’est proposé de comparer des faits sociaux relevant des mêmes catégories, mais s’insérant dans des contextes différents, de manière à expliquer ainsi leur genèse et les différences de configuration et d’agencement qui les distinguent. C’est Durkheim mais aussi Max Weber même s’il fait le choix de l’individualisme méthodologique, et bien sûr MARX, on retrouve ici des noms comme Henri WALLON, MEILLASSOUX, Alain TESTART, on ne saurait les citer tous mais disons que si les textes sont parfois inégaux beaucoup donnent envie d’aller plus loin. Depuis le désaveu plus ou moins obligé du marxisme dans la production universitaire, l’exercice comparatiste a connu une défaveur mais, face à l’internationalisation des économies et à la circulation grandissante des savoirs scientifiques, et disons-le clairement face à la montée en puissance de la Chine la demande sociale de comparaison des différents modèles sociétaux s’est accrue. La Chine la civilisation la plus ancienne en tous les cas dans sa permanence n’en finit pas de nous imposer son propre besoin de comparatisme, elle le fait en cherchant miroir et différence et demande un autre regard que celui traditionnel que l’Européen jette sur le monde, en s’en affirmant le centre. Ce faisant, dans le même temps ce sont d’autres civilisations asiatiques, du sud, africaine, d’Amérique latine qui refusent le statut d’objet comme les peuples celui d’esclave. Dès le début de l’ouvrage, dans sa présentation, s’il est reconnu le flou du concept d’esclavage, il est noté ce fait que nul ne se définit comme esclave. Nous avons là le seul universel, celui de la non-acceptation et qui fait que ce n’est pas le maître qui est invité à établir le point de vue mais ceux-ci sont multiples et à construire.

Lire ce travail sur le fait esclavagiste est une invite au voyage dans le temps et dans l’espace et qui refuserait un tel embarquement… celui qui nous fait avancer de l’Inde ancienne au Canada du XVIIIème siècle, de la Chine des Han jusqu’au Minas Gerais, de l’Asie centrale du XIX e siècle à l’Ouganda contemporain, la Corée, la Russie de Pierre le Grand, mais aussi l’Alsace du IXe siècle et au centre la présence aveuglante du continent africain. “Il y a quelque chose qui dans le nom AFRIQUE juge le monde et en tous les cas nos propres “lumières“. Donc l’errance humaine a aussi à ne pas se contenter de ce qui s’est accompli, il est temps pour l’humanité de réfléchir ensemble à son destin commun.

Est-ce que nous serons assez sages pour contempler ce miroir : nous sommes pareils et si différents, ne cherchons pas à nous couler dans un moule, nous ne l’avons que trop fait…

Les travaux comparatistes se sont multipliés depuis quelques années, mais la démarche se réduit encore parfois à une énumération descriptive de différences sur une question préétablie. Ce livre comme d’autres qui se lancent dans la même explorations ne se donne pas un objet prédéfini mais admet qu’il y a là avec la notion d’esclavage un concept “flou” dont le sens ne s’éclaire pas dans un universel dont nous serions nous Occidentaux les maîtres comme nous prétendons l’être des “droits de l’homme”. Mais le sens de ce qu’est l’esclavage ne s’éclaire que dans des contextes particuliers et il est illusoire de vouloir trouver une définition unique du terme d’esclavage. Il est toutefois possible de tirer profit de l’équivocité de la notion pour préciser chacune des configurations historiques dans lesquelles elle apparait.

Comment lire avec une démarche aussi nécessairement décentrée ?

Parfois l’exercice est difficile parce que chaque article est court, dans certains cas le contextes nous paraissent familiers, dans d’autres nous sommes dans une terre inconnue, mais la comparaison finit par sinon parler au moins suggérer. Ainsi en est-il de ce texte sur la Chine ancienne intitulé “des hommes sans honneur et sans nom” de Robin D.S.Yates, l’étude en quelques pages, porte sur une période qui va du Ve siècle au IIe avant notre ère. (p.53) ; rien que cela…

Ce qui personnellement m’impose une approche, un peu longue mais comme un jeu, un puzzle… Non seulement je tente de recréer l’histoire du pays dont il est question dans l’article, en l’occurrence la Chine des Han, avec de multiples royaumes, mais également ce qui se passe ailleurs, en Europe. Et puisqu’il est question d’esclavage je me réfère à la Grèce et au bassin méditerranéen durant la même période : la Chine des HAN est donc contemporaine de l’époque classique où Athènes et Sparte sont les deux plus puissantes cités athéniennes, se confrontant avec leurs alliés respectifs dans la guerre du Péloponnèse (431-404) jusqu’à la mise en place de l’hégémonie macédonienne avec la conquête de l’empire perse par Alexandre le Grand, roi de Macédoine (335-323 av. J.-C.). L’Époque hellénistique (323-31 av. J.-C.) : les héritiers d’Alexandre se partagent les pays conquis (Égypte pour les Lagides, Proche-Orient pour les Séleucides, Macédoine pour les Antigonides), coexistant avec de nombreuses dynasties grecques ou hellénisées. Processus d’hellénisation, avec la diffusion de la culture grecque dans les régions conquises. Cléopâtre, César et Marc Antoine en prime. Poursuite des traditions artistiques et intellectuelles grecques et la main-mise romaine. Nous avons bien sûr une vision de l’esclavage tout à fait fondée sur cette période ; dans un autre article, nous découvrons que les sudistes des Etats-Unis revendiquent une légitimité de leur esclavage en citant le texte d’Aristote : Le politique. Donc quand l’article parle de l’esclavage dans la Chine des Han, voici l’équivalent européen.

Après ce travail de mise en comparaison, l’initiation à ce qui se passe en Chine parait complexe, et il faut que nous acceptions d’être dans un autre univers dont nous ne détenons pas les clés. L’institution présente des ressemblances mais pas mal de différences qui tiennent non seulement au statut de l’esclave, à la propriété mais à la totalité de la société qui parait admettre de nouvelles catégories qui ne sont pas les nôtres : sont distingués les esclaves d’État dépendant de l’empereur et les esclaves privés. L’esclavage est un statut dégradé qui parait relever d’une condamnation, l’est-elle à vie? Quelqu’un poursuivi pour un crime peut voir confisqués ses biens, mais aussi les personnes comme ses épouses, ses enfants, ses esclaves. En fait l’unité sociale c’est le foyer avec son chef, pas nécessairement un homme, il faut partir de là et pas de ce que nous savons de l’esclavage. Il y avait donc de multiples interrogations mais une découverte importante a été faite dans une tombe de Zhangjiashan. Il s’agit d’un texte stipulant que si le ou la chef de famille détenait un rang hiérarchique dans la société et qu’à son décès les autorités ne trouvaient aucun parent adéquat (homme ou femme) pour lui succéder, l’esclave (homme ou femme) resté le plus longtemps à son service devait être émancipé et affranchi et hériter de l’ensemble des biens de son défunt maître (terres bâtiments, esclaves et tout autres biens) ainsi que de son rang. Ce que révèle cette découverte est que ce qui est prioritaire dans cette société c’est pour toutes les autorités du début des Han d’avoir un nombre fixe de foyers sur lesquels prélever l’impôt et assurer le service militaire et les contributions en corvée.

L’esclavage est en général à la fois essentiel à l’économie des sociétés observées mais aussi un révélateur. Ainsi en est-il des routes transsahariennes de l’esclavage du VIIIe au XVe siècle du côté du MALI. L’important n’était pas nécessairement le commerce des esclaves. Des sociétés sahéliennes complexes s’étaient développées selon un modèle pluriel dans lesquels religion et trafic ou niches écologiques spécifiques jouaient un rôle. Pour ces sociétés, les spécialisations professionnelles étaient indissociables des spécialisations cultuelles ; c’est à partir de telles mosaïques socioéconomiques et religieuses que les régimes sahéliens se développèrent, considérant la coexistence de divers cultes religieux comme indispensables d’un point de vue fonctionnel. Et l’auteur décrit la double face de l’un de ces marchands qui prétendait mener un jihad permanent contre les infidèles et en même temps soutenait qu’il était nécessaire de laisser les incroyants producteurs d’or gérer leurs territoires et pratiquer au Mali leur propre religion. L’accès à l’or étant incompatible avec la mise en esclavage et l’islamisation forcée.

Même si avec la traite négrière l’esclavage a atteint une dimension d’exploitation et de destruction humaine sans commune mesure avec tout ce qui s’était produit à aucun moment le livre ne prétend pas inventer le bon sauvage ; ainsi en est-il du Canada où sont distinguées les formes d’esclavage pratiquées par les autochtones, par la capture et l’assimilation forcée d’ennemis qui vivent dans des conditions subordonnées mais ce n’est pas héréditaire ce qui est distinct du mode d’esclavage lié à un monde atlantique moderne qui a existé mais a aussi été un des principaux lieux abolitionnistes.

Le continent européen en particulier avec la longue chute de l’empire romain offre des perspectives tout à fait riches d’enseignement sur les multiplicités du maintien de l’esclavage, là encore le seule ennui de cette lecture c’est que l’on se rend bien compte que chaque exemple ne saurait être limité aux quelques pages de ces cas même si une bibliographie peut nous aider à poursuivre…

C’est ce qui rend passionnant cette lecture effectuer à chaque moment des comparaisons entre ce que représente l’esclavage dans telle ou telle société, on croit savoir mais on ignore… mais cela éclaire beaucoup plus que l’esclavage on s’en doute c’est l’ensemble de la société qui donne son sens à l’institution.

Bien sûr lire ce livre dans le contexte d’un procès intenté à la Chine dans une méconnaissance totale des faits n’est pas neutre et il ne s’agit pas de cautionner un relativisme historique qui couvrirait une extermination, nous n’avons jamais trempé dans ces jeux-là dans lesquels les colonialistes faisaient merveille. Il s’agit comme le décrit Bourdieu dans son expérience kabyle en pleine guerre d’Algérie, de se positionner “en honnête homme” qui n’accepte pas dans sa volonté de connaitre, les prétextes pour imposer “l’ordre”. A cette expérience coloniale, aux luttes des peuples, de notre apprentissage, a succédé la longue nuit d’une contrerévolution qui a tenté et tente toujours ces trente dernières années de bloquer le processus d’émancipation des peuples du sud, d’en renforcer les conditions de l’échange inégal et d’y provoquer guerres et séparatismes. Exactement le contraire de ce que tente ce livre même si cette ambition ne saurait dépendre de la seule recherche.

J’arrive pour ce premier compte-rendu à la page 187, un titre alléchant pour la Marseillaise que je suis : “bagnes, galères et esclaves musulmans” Marseille et Livourne, XVIIe siècle, surtout que j’ai quelques ascendant du côté de Livourne.

Parce que je vais continuer à vous parler de ce livre, une telle démarche a au moins des vertus apaisantes de ce qui me devient insupportable dans la politique, l’infernale arrogance de ceux qui n’ont rien appris et rien compris et qui avec le monde qui change se couvrent de ridicule : oui le crime que fut l’esclavage est bien irréparable, aucune compensation matérielle si nécessaire soit-elle ne pourra réparer comme tous les crimes de la même espèce, mais un futur est à inventer depuis ce lieu de savoir. Les auteurs citent Carlos Fuentes : “Nous ne pouvons donc pas séparer ce que nous sommes capables d’imaginer de ce que nous sommes capables de nous remémorer” (p.21)

Pourtant ce serait bien en dernier ressort de la politique et non de ce travail des chercheurs dont beaucoup de choses dépendent, il est navrant qu’elle ne soit pas au rendez-vous, alors que de tous côtés des bonnes volontés et des curiosités nouvelles se rassemblent. Nous tenterons au moins ici de demeurer attentifs, d’entendre “pousser l’herbe”…

Danielle BLEITRACH

(1) sous la direction de Paulin Isard (coordination), Benedetta Rossi, Cécile Vidal, les Mondes de l’esclavage, une Histoire Comparée. Epilogue Léonora Miano, Seuil, septembre 2021, 29,90 Euros.

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