Hier j’ai vu “les amants crucifiés” et j’ai bien sûr pensé au grand Mizoguchi, au japonais communiste, anti-féodal et féministe. A travers cette référence assumée, le réalisateur, qui porte le nom de Kioschi Kurosawa sans aucun lien familial avec l’autre, et qui jusqu’ici était plutôt un maître du triller fantastique, rentre en politique. Il exhume le fascisme de son pays, les horreurs accomplies durant la seconde guerre mondiale, en l’occurrence la peste répandue volontairement en Mandchourie, les expérimentations, les cadavres qui rappellent ceux des camps d’extermination européen. Où se situe alors le patriotisme?
Le couple “héros” est-il un espion et sa femme doit-elle par amour assumer d’être la femme de l’espion? Mais lui et les autres hommes tous épris d’elle, chez qui les propos n’ont “pas de sens caché”, tentent de lui donner les règles de leur jeu, qu’elle ne joue pas selon leur code. La transgression des codes du jeu est comme chez Mizoguchi importante et le mari sait qu’elle a violé son secret parce que les pièces du jeu d’échec ont été déplacées. Le message est-il dans la découverte de la trahison ou dans la mise en évidence qu’on accepte la partie et ses dangers mortels, pourquoi et qui aime le plus pour oser ?
Lui, un homme d’affaire qui connait le monde, voyage, s’engage contre le fascisme et il affirme être un patriote avec d’autres patriotes, et ceux qui agissent avec eux pour révéler les crimes sont comme par hasard des petites gens. Les hommes d’affaires espions ne cherchent qu’à se vendre, mais l’histoire devient par la volonté de la femme celle d’un couple qui entre dans la guerre comme dans une passion amoureuse et là, il y a une espèce de surenchère… la femme qui les domine tous et sublime cause et conséquence est ravie chaque fois que son mari gagne y compris contre elle: “BRAVO!” crie-t-elle. Une Histoire d’espionnage avec ses horreurs et ses suspenses mais surtout l’histoire d’un amour digne des mythes, un film dont la clé nous est donnée par un film d’amateur dans lequel la bien-aimée est mimée dans l’intensité de la manipulation masculine, celle de la guerre de l’histoire. l’homme fait la guerre comme un divertissement à son incapacité à aimer, parce qu’il n’y a pas d’amour heureux. Une construction en abime.
Un mélodrame autour du fascisme japonais dans la deuxième guerre mondiale mais aussi en filigrane aujourd’hui puisque tout se passe en Mandchourie, dans la Chine, terre de liberté, c’est dit, même si le refuge et la référence semble être l’occidentalisation. En effet, à l’aube de la Seconde Guerre mondiale, Yusaku Fukuhara, homme d’affaires du port de Kobe décide de se rendre en Mandchourie. À son retour de Chine, il n’est plus le même, il agit très étrangement. Sa femme s’interroge, la trompe-t-il ? Que s’est-il passé là-bas ? Tout se déplie à partir de là et bien sûr ne cesse de rebondir sans fin…
Les spectateurs, à la sortie, s”interrogeaient comme si ce film avait été une sorte de chef d’œuvre inconnu brouillant et révélant l’actualité de l’œuvre de Mizoguchi, dont un des films était intitulé les amants crucifiés, mais la référence va bien au-delà de ce seul film, la folie de la femme, son sacrifice comme dans l’intendant Sancho est la seule capable de dépasser la folie des hommes, leurs fausses fidélités à l’autorité, à la patrie, leur aliénation… La référence bien sûr est Aragon sur la femme avenir de l’homme parce qu’elle aime à en perdre la raison, ce qui est la seule manière de la conserver dans un monde en proie à de tels délires.
mais par rapport à ces géants d’un autre siècle, le film n’est qu’une esquisse d’un chef d”œuvre sur l’amour fou par temps de guerre et antifascisme, il se perd dans une confusion de motifs… Alors même qu’à l’inverse des contes de la lune vague après la pluie la photo est nette rien ne lui échappe pas un détail. L’écriture est nerveuse avec ces plans courts qui suggèrent comme quand à la fin elle sort de l’asile et erre après le bombardement dans un champ de ruine incediées. Et pourtant Kurosawa et son co-auteur le très à lamode Ryusuke Hamaguchi depuis son film “DRIVE MY CAR” … nous parle de Mizoguchi dans leur temps de désarroi et d’errance …
Mizoguchi devenu le chef-d’œuvre inconnu de Balzac
Le jeune Nicolas Poussin et son vieux maître Frenhofer, rendent visite au peintre Porbus qui vient de terminer un très grand tableau représentant Marie l’égyptienne. Frenhofer de quelques coups de pinceaux donne réellement vie au tableau. Nicolas Poussin propose alors au vieux peintre de réaliser son chef d’œuvre auquel il travaille depuis dix ans en lui offrant comme modèle la femme qu’il aime, la belle Gilette. Frenhofer accepte. La beauté de Gilette l’inspire à tel point qu’il termine La Belle Noiseuse très rapidement. Poussin et Porbus sont conviés à l’admirer ; sur la toile ils ne voient qu’une petite partie d’un pied magnifique perdu dans une confusion de couleurs. Incompris, le lendemain Frenhofer brûle toutes ses toiles avant de périr dans l’incendie de son atelier.
Ce livre qui fait partie des contes fantastiques de la comédie humaine a toujours été interprété comme la préfiguration de ce que Zola n’arrivera pas à comprendre de Monet et de Cézanne, dans lequel il ne verra que gâchis. Pour Balzac, la présence du jeune Poussin est révélatrice quand on suit l’évolution de ce peintre, la destruction du motif est l’au-delà de la compréhension et devient l’aboutissement. Est-ce un hasard si c’est par l’entremise d’un modèle femme aimée que s’opère la transmutation? C’est la différence entre naturalisme et réalisme. Le réalisme socialiste sera toujours grâce à l’amour fou un surréalisme, un réalisme de plus, celui qui dit le futur contenu dans le présent et le passé. Aimer à en perdrela raison, y a-t-il autre manière de ne pas se perdre ?
Notre monde d’aujourd’hui , un certain Japon qui s’accroche comme une certaine France à un capitalisme qui veut se confondre avec la tradition, sont dans la vieillesse. Un moment très long, qui parait s’éterniser, je me souviens d’Aragon à quelques jours de sa mort arpentant son grand appartement rue de Varenne en murmurant “mon dieu comme c’est long!” et très court parce qu’il y a accélération… Il mettait la rage d’un jeune homme à agoniser… et on n’a plus une minute à perdre pour remettre de l’ordre, enfin un autre ordre. Est-ce que ces jeunes gens ne nous disent pas qu’ils sortent de ce moment crépusculaire en se référant à leur maitre, Mizoguchi en l’occurrence.
En tous les cas, allez le voir. Laissez-vous désorienter… Quand on pense à Mizoguchi, je le répète, on se dit que ce film n’est pas à la hauteur du maître mais il est important comme ces multiples messages de jeunes gens qui aujourd’hui reprennent le fil et s’engagent. Je me souviens encore d’Aragon le soir de la victoire de Mitterrand pour lequel il ne voulait pas voter et qui s’est rendu à la Bastille pour célébrer sa victoire en disant de cette manière sibylline qui était la sienne : “cette affaire n’a aucune importance, ce soir dans le ciel j’ai vu flotter un jeune homme dans un nuage et c’est lui qui est important, pas cette péripétie!…” le jeune homme c’est Géricault, c’est le ménestrel de Grenade… Celui qui saura revendiquer l’amour comme la jeunesse sait le faire et une autre vie, un combat… Nous en sommes loin mais peut-être plus près (j’avais fait un lapsus et écrit prêt) qu’on ne le croit, en tous les cas l’Histoire est repartie si elle s’est jamais arrêtée… la carte des possibles se dessine pour les peuples opprimés, pour les classes opprimées, pour les individus, une nouvelle cohérence…
Danielle BLEITRACH
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