Il est souvent dit que dans l’actuelle constitution le Président de la République est un véritable « monarque républicain ». L’expression a ses limites puisque la transmission du pouvoir ne se fait pas au sein d’une même famille mais au sein d’une même classe sociale. Mais ce que cette constitution instaure c’est un régime présidentiel dans lequel l’exécutif est dominant puisque le Président est doté du pouvoir de dissolution du Parlement.
Le passage du régime parlementaire de la IV° République où le gouvernement est choisi par la majorité parlementaire au régime présidentiel s’est fait en 1958 en réponse à une crise de régime favorisée par la guerre d’Algérie. Ce changement de régime s’est fait sans violence, le peuple souverain assistant sans pouvoir intervenir à une opération de redistribution des pouvoirs au sein de la classe dominante.
C’est en effet un parlement élu en janvier 1956 dans les formes légales qui admet de remettre le pouvoir non pas à un élu du peuple mais à De Gaulle personnage iconique reconnu pour avoir conduit la libération de la France de l’occupation nazie. Il va former un gouvernement qui n’est plus contrôlé par un parlement qui avant de se mettre en congé lui reconnait le droit de gouverner par ordonnance et le charge de rédiger la nouvelle constitution. Le président de la république René Coty encore officiellement en exercice jusqu’au 8 Janvier 1959, date à laquelle De Gaulle élu à ce poste le 21 Décembre 58 le remplace, a accepté et cautionné ce bricolage : une constitution profondément renouvelée sans assemblée constituante, une constitution loin du peuple.
La composition de ce gouvernement de transition montre bien qu’une recomposition de la classe dirigeante est en cours. De Gaulle président du Conseil s’entoure de fidèles non élus (Couve de Murville, Sudreau, Michelet..) et de représentants des partis de droite comme de gauche qui lui ont ouvert la porte (Pinay, Guy Mollet, Houphouët-Boigny…). Le parti communiste encore très fortement représenté à l’Assemblée Nationale par 150 députés est le seul à s’opposer à cet arrangement au sommet face à un peuple spectateur. La nouvelle constitution qui instaure donc le régime présidentiel est rédigée pendant l’été et soumise à référendum le 28 septembre.
Très logiquement le parti communiste appelle à voter NON mais la nouvelle constitution est approuvée à 79,2% des votants. La V° République est née. La constitution est promulguée le 4 octobre. Aussitôt sont organisées des élections législatives pour remplacer le parlement en congé depuis le 1 juin. Le nouveau mode de scrutin (uninominal à deux tours) permet un bouleversement de la représentation. Ainsi le PCF en 1956 a obtenu 24% des voix et 150 sièges mais en 58 avec 18,9 % des voix il ne lui reste que 10 députés. Au premier tour le PCF est pourtant le premier parti avec 3 888 204 voix devant le nouveau parti gaulliste UNR 3 603 958 voix. Cependant celui-ci devient avec ses 189 députés le premier groupe parlementaire (34,6 % des sièges).
En faisant des recherches sur l’œuvre d’Ambroise Croizat nous avons découvert un tract du Pcf distribué pour la campagne des législatives. La lecture de ce tract nous a conduits à un commentaire de texte qui éclaire le changement de la situation politique et des rapports de classe entre la libération et 1958.
Le tract (page 1 ci-dessus) s’adresse « Aux Vieux et Vieilles de France ». C’est la langue de l’époque. L’image montre un couple âgé, l’homme étant placé au dessus de la femme. Image d’époque.
« De Gaulle… au pouvoir depuis quatre mois … y a été porté par un coup de force militaire et la complicité de la majorité des députés ». Le terme de coup d’État n’est pas employé comme si à quelques jours du référendum sur la constitution il fallait éviter d’admettre que la IV° République est bien morte et que ce sont les militaires qui ont choisi De Gaulle. C’est oublier que le général Salan après avoir proclamé au balcon du Gouvernement Général « Vive l’Algérie Française » qui est l’objectif du putsch / coup de force se retire puis revient sur ses pas et crie « Vive De Gaulle ». Ce qui se passe à cet instant c’est l’unification de la classe bourgeoise française dans le refus de l’indépendance de l’Algérie unification qui explique le ralliement de la gauche non communiste et de toute la droite derrière De Gaulle. Celui-ci à ce moment-là considère que la guerre n’est pas perdue militairement (la bataille d’Alger a eu lieu un an auparavant) et que la politique économique et sociale qu’il va suivre et annoncera à Constantine quelques jours après le référendum évitera l’indépendance algérienne ou bien débouchera sur une indépendance formelle comme celle qu’il accorde à partir du 01.01 1960 à toutes les colonies d’AOF et d’AEF. Les gaullistes ont longtemps prétendu que cette indépendance octroyée était conforme à la promesse faite par De Gaulle à la conférence de Brazzaville (22 Janvier 1944). Il n’en est rien comme l’a établi magistralement le président Gbagbo dans son livre « Réflexions su la Conférence de Brazzaville » publié en 1975.*
Dans le paragraphe suivant « C’est encore pire qu’avant » le PCF relève que ses projets d’amélioration de la situation des vieux en débat avant l’arrivée de De Gaulle à la tête du gouvernement ont été abandonnés. L’absence de toutes mesures sociales qui auraient même être prises par ordonnance après le 1er juin s’accompagne au contraire de mesures en faveur des capitalistes c’est ce qu’explique le paragraphe suivant : « Il est l’homme des capitalistes ». En effet la bourgeoisie réunifiée ne l’est pas que contre l’indépendance algérienne elle l’est face aux défis que vont devoir affronter les entreprises françaises au moment de l’ouverture des frontières de la petite Europe le 1er janvier 1959 en application du Traité de Rome.
Dans le paragraphe suivant (page 2 du tract ci-dessus) « L’homme de la guerre qui a aggravé notre misère » le PCF note que la politique suivie par De Gaulle depuis le 1er juin 58 est une politique qui refuse de négocier avec le FLN alors que le PCF en appelle lui à la négociation pour obtenir la paix en Algérie.
Et le PCF en vient au projet de constitution soumis au vote dont il perçoit bien qu’il donne trop de pouvoirs au Président de la République, phénomène qui sera encore amplifié en 1962 avec son élection au suffrage universel direct. « De Gaulle aurait plus de pouvoir qu’un roi ou qu’un empereur, il serait le dictateur de la France ». Inquiétude légitime. Mais quand il en vient en parlant de De Gaulle à évoquer les noms d’Hitler de Mussolini et de Franco, il commet une erreur d’analyse. La bourgeoisie coloniale française réunifiée n’a pas d’inquiétude pour la stabilité de sa domination de classe et donc l’option fasciste n’est pas à son ordre du jour. Le résultat du référendum le confirmera.
Dans un ultime paragraphe « Votez avec vos défenseurs » il fait référence à la majorité parlementaire de gauche de 1956 qui fera naufrage aux élections d’Octobre 58 et ne reprendra de l’importance qu’en 1967 où elle ne ratera la majorité que de quelques sièges. Il faudra attende 1981 pour retrouver des ministres communistes au gouvernement.
Le tract se termine en faisant appel à juste titre à la mémoire d’Ambroise Croizat qui a tant apporté à l’amélioration de la condition des vieux en créant la retraite par répartition pour tous comme aussi à celle de tous les autres par la fondation de l’ensemble de la Sécurité Sociale (maladie, vieillesse, allocations familiales, accidents du travail).
Au total face à cette échéance électorale très importante dont le résultat : le régime présidentiel, pèse encore aujourd’hui très lourdement sur une société française étouffée comme le Parlement l’est lui-même, désorientée à force d’impuissance politique, qui perd confiance dans sa représentation politique (les taux de participation aux élections de la période évoquées dans ce texte tournent autour de 80%) il est utile de s’arrêter sur le personnage central de la période : De Gaulle.
Ce que le PCF perçoit en cette fin d’année 1958 et exprime dans ce tract c’est qu’il n’a plus à faire au même homme. Mais c’est une perception superficielle et les connaisseurs des archives du PCF sont probablement à même de faire la lumière sur la commotion interne que provoque le coup d’Etat de Mai 1958 et ses suites catastrophiques (approbation massive de la nouvelle constitution et raz de marée de la droite aux élections législatives) dans les profondeurs du parti. Car il ne s’agit pas du revirement radical d’une personne mais de la réponse d’une même personne à un état des rapports de classe dans son pays. Pour arriver au pouvoir en 1944 il n’a pas l’appui de la grande bourgeoisie très majoritairement collaborationniste, il a l’appui de la Résistance et de sa principale force organisée : le parti communiste et il dispose des troupes coloniales. N’oublions pas le guyanais Félix Eboué, gouverneur du Tchad, qui se rallie à De Gaulle dés le 18 Juin 1940 et entame le mouvement de création des Forces française libres qui permettront à De Gaulle de ne pas être un général sans soldats et d’installer la France in extremis dans le camp des vainqueurs.
En 1958 il ne peut plus avoir l’appui du PCF qui milite pour la paix en Algérie et dont certains militants ont été condamnés à mort et décapités pour cela. La bourgeoisie va le chercher pour éviter la déligitimisation de la République coloniale par les généraux d’Alger. Il y a donc eu en Juin 1940 un moment d’exception, un instant d’une vie d’homme aux conséquences collectives immenses où ce militaire cet homme de droite membre ou sympathisant de l’Action française fait un choix contraire à tout déterminisme sociologique. Par contre son action de 1958 à 1969 s’inscrit sans surprise dans une politique de classe capitaliste et coloniale sous la pression – qu’il essaiera un temps de soulager légèrement – d’une très pesante hégémonie étasunienne. Aucun de ses successeurs à la tête de l’Etat n’aura l’idée saugrenue de remettre en cause un système politique gravement déséquilibré mais très protecteur de la domination de classe.
*une copie format PDF de cet ouvrage peut être demandée à comaguer@orange.fr
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Chabian
Il ne faut pas négliger la manœuvre anglo-américaine à la libération de Paris. Opposés à De Gaulle (qu’ils décrivent comme fasciste) tout au long de la guerre, les Anglo-Américains apprennent que “les Parisiens se sont libérés” et que “les Communistes sont à la Mairie”. Ils acceptent soudain que les soldats de Leclercq soient mis en avant dans l’envahissement de Paris (et l’anéantissement des Allemands combattant encore) et permettent à De Gaulle de défiler… et de prendre le pouvoir (alors qu’ils prévoyaient une administration militaire alliée). (cfr Nerin E. Gun lisant les archives US, “Ni De Gaulle, ni Thorez). Les Alliés craignent soudain une manœuvre conjointe de Staline et des PC en Italie, France, Allemagne, etc. pour faire basculer l’Europe. Par le moyen de l’anticommunisme, ils restaurent le pouvoir de la bourgeoisie partout, provoquent le “rideau de fer” et ouvrent la guerre froide. Bref De Gaulle n’a pas changé, il est parti en ’46 par manque de pouvoir personnel et est revenu avec une constitution “à sa main”.