Au delà de l’événement qu’a été la rencontre entre Xi et Biden, nous avons assisté à l’actualisation d’une nouvelle étape dans les relations entre les deux grandes puissances et à une évolution que l’on peut considérer comme historique. Le monde vit le dépassement d’une conjoncture apparue après la deuxième guerre mondiale avec la domination impériale des USA. Mais cet ébranlement de l’hégémonie US est aussi celui de l’occident et la manière dont dès le XVIe siècle il s’est imposé au monde, l’a pillé et défini son universalisme, puisqu’est remise en cause la domination colonialiste et impérialiste des puissances occidentales, Dans ce contexte on assiste à la montée du sud, à un déplacement du centre du monde.
La lecture d’un ouvrage sur lequel nous reviendrons, Les routes de la soie, l’histoire du coeur du monde de Peter Frankopan, que je vous recommande montre que la civilisation a eu ce berceau depuis la plus haute antiquité. Un mode de production est en plein bouleversement mais aussi un centre névralgique des civilisations est revitalisé pour tenter d’amortir l’effondrement et ses dangers. Éviter l’apocalypse est l’enjeu des transitions, l’apocalypse étant dans les têtes.
La transformation historique n’est pas qu’économique, elle est aussi culturelle, de civilisation et la référence aux routes de la soie le marque, mais le jeu d’esquive avec la confrontation militaire dans la mutation est tout aussi originale et bien sûr fait songer au stratège Sun Tzu. Selon une longue tradition, l’Art de la Guerre a été rédigé par Sun Wu, plus connu sous le nom de Sun Tzu, général et stratège du roi Helu de Wu à la période des Printemps et des Automnes (770-476 av. E.C.). C’est probablement un texte apocryphe mais qui révèle un lettré, un gentilhomme, l’équivalent de Thucydide, le père de l’HISTOIRE. L’un SUN TZU explique que l’art suprême de la guerre est de l’emporter sans avoir à combattre, l’autre Thucydide dans les guerres du Péloponnèse explique que la guerre entre Athènes et Sparte a été rendue inévitable à cause de la paranoïa de cette dernière, une cité état confrontée à la montée en puissance de sa rivale.
C’est He yafei, l’ancien vice-ministre des affaires étrangères de la République populaire de Chine, qui a été un des premiers officiels chinois à avancer une interprétation intéressante de la route de la soie comme un moyen pour le gouvernement chinois de déjouer le piège de Thucydide. Le piège de Thucydide est un concept du politiste Graham T. Allison qui fait référence à un passage de la Guerre du Péloponnèse dans lequel l’auteur Thucydide considère que la guerre du Péloponnèse a été causée par la réaction des spartiates, à l’époque devant le rapide développement d’Athènes. La perception de la montée en puissance de la cité-État rivale aurait été pour eux un casus belli majeur, bien bien qu’inavoué. Allison soutient que l’histoire du monde regorge d’affrontements armés déclenchés par l’inquiétude ou la paranoïa d’un acteur établi face à l’hybris d’un nouveau rival. Il considère que les États-Unis et la Chine, du fait du développement de cette dernière, sont d’ores et déjà, au début du XXIe siècle, engagés dans une pente presque inéluctable qui les mènera à se mesurer militairement.
Ce ne serait pas tant la revitalisation de l’antique centre d’échange névralgique d’Alexandre le Grand qui serait essentiel par rapport au pivot pacifique et à la relation avec la Russie et l’Inde que l’idée d’en faire un espace d’utilisation de la force de l’adversaire pour trouver une alternative à la guerre.
Avant même cette théorie, simplement en considérant ce qu’il était advenu à l’URSS, Deng Xiao Ping recommandait à la Chine de ne pas se faire remarquer en attendant de devenir plus forte. Sous Hu Jintao est adoptée l’idée d’une “voie du développement pacifique de la Chine” dans un monde de plus en plus multipolaire et mondialisé, quand arrive Xi le constat devient “nous sommes trop gros pour pouvoir nous faire petit plus longtemps, nous devons assumer notre poids au niveau des relations internationales”.
En contemplant l’évolution de la Chine, les interprétations sont nombreuses et pas toujours appuyées sur des faits. En particulier sur le retour en force du marxisme avec Xi, en général quand il est fait référence à cette inspiration politique, elle est vécue comme un tournant que rien ne laissait prévoir et serait liée à la personnalité du nouveau leader qui serait plus communiste que ses prédécesseurs. La logique laisse plutôt penser que la direction collective du PCC a choisi Xi à cause de ce qu’il représentait et celui-ci n’a en rien surpris ceux qui l’ont promu. Encore faut-il avoir la souplesse intellectuelle de penser la civilisation chinoise hier et aujourd’hui comme plus collective que la nôtre et ayant une vision des déterminants et dynamiques un peu différente.
Ainsi quand Xi reprend l’idée de Hu Jintao sur la voie du développement pacifique de la Chine dans un monde multipolaire et mondialisé il ne s’agit pas seulement d’un choix politique mais bien des “lois de l’histoire”, c’est-à-dire la manière dont les forces productives déclenchent des forces objectives et comment la Chine doit se positionner pour en tirer partie alors même que les USA et les forces occidentales demeurent dominantes mais sont incapables désormais de faire autre chose que de jouir de rentes de monopoles, de plus en plus remises en cause. Mais on doit également remarque que cette vision unit MAO et DENG dont Xi s’affirme également l’héritier. C’est-à-dire que là où nous voyons une rupture entre Mao et Deng, il y a continuité et celle-ci se réalise dans la gouvernance du parti communiste.
Ce moment où l’occident capitaliste découvre à la fois son propre déclin et la force de la Chine est très périlleux reconnaissent les textes chinois, il y a là une période très dangereuse parce que le capitalisme dominant a fini par le repérer parce qu’il était devenu trop gros pour se cacher et c’est là que pourrait intervenir le piège de Thucydide. Or les Chinois veulent éviter une guerre, non seulement elle aurait un terrible coût mais elle peut freiner la montée en puissance de la Chine alors même que celle-ci avance. Donc il faut éviter la guerre pour l’emporter.
La Chine n’a pas pour but de détrôner les Etats-Unis, elle doit consolider ses acquis et éviter la voie de la course aux armements de l’URSS. L’armement a un aspect défensif mais il doit être clair que le territoire chinois, Taïwan compris doit être sous contrôle chinois et pas américain.
Donc au questionnement obsessionnel des occidentaux y compris par rapport à la tradition chinoise entre real politik “ce n’est pas grâce à la bienveillance ni à la rectitude morale que nous avons atteint nos objectifs mais en tirant avantage des occasions qui se présentaient à nous “(1) et la tradition morale confucéenne réinterprétée par le communisme à laquelle se réfère Xi à travers le terme de “destin commun” de l’humanité (2) qu’est-ce qui prévaut? On peut répondre les deux. Et Xi insiste beaucoup sur le fait qu’assumer pour la tradition chinoise le rôle de grande puissance n’est pas comme l’Occident rechercher l’hégémonie (霸 bà), l’harmonie peut exister parce que les Chinois n’ont pas le gène de la violence militaire. (3) Mais quand il faut il faut. D’où la nécessité de préciser les points de dialogue, les préparer dans le concret et dans le même temps définir une ligne rouge de ce qui n’est pas négociable.
Il est à noter que cette conception de la diplomatie est en train de se répandre en particulier de la part des Russes et l’influence du socialisme, de son refus de la guerre, de la défense des souverainetés joue un rôle fondamental, même si les Etats-Unis ont quelques mal à harmoniser leur paroles avec leurs actes. Discuter les points en litige dans une concurrence qui est reconnue comme féroce et dans laquelle sont mis en réserve ce qui n’est pas négociable (en gros le territoire, la souveraineté et le droit au système politique différent).
Éviter la guerre mais aussi savoir où l’on en est et ce qu’on peut obtenir. Chaque mot, chaque expression a un sens, ainsi quand aujourd’hui Xi dit qu’il faut marcher d’un pas assuré ce constat renvoie à un plus par rapport à l’expression de Deng Xiao Ping : quand on traverse le ruisseau à gué il faut tâter chaque pierre. Chaque étape exige une attitude différente et c’est ça le danger des interprétations : quand on croit avoir compris, la situation a évolué et elle évolue rapidement. La pandémie a sans doute été une accélération de tendance même si la dynamique des contraires reste la même et ceci tant que le socialisme se développe au sein de la domination capitaliste.
Les Chinois veulent donc la voie d’un développement pacifique, mais comment? En multipliant les points concrets de dialogue et c’est en ce sens que les routes de la soie, à la fois leur permettent d’avancer d’une manière pacifique dans leur statut international en créant des zones de contact dans lesquelles les concurrences ont un aspect maitrisable sans qu’intervienne le militaire.
Donc He yafei a été un de ceux qui a laissé entendre que le lancement par Xi Jinping des nouvelles routes de la soie en 2013 s’explique comme une des manières de déjouer le piège de Thucydide : la manière dont la Chine assume son rôle international doit se faire en favorisant, aux yeux de Pékin, la coopération sino-américaine dans une région du monde grosse autant de risques que d’opportunités, la BRI devrait permettre de mieux évaluer leur intentions respectives. Elle serait un “coussin” amortissant leur concurrence stratégique.
Tant que nous maintenons la communication et nous traitons avec sincérité, le piège de Thucydide peut être évité” dit Xi Jinping. (4)
Mais aujourd’hui, Il est également clair que si l’on veut aboutir à déjouer le piège de Thucydide ce sont les Américains et leurs alliés qui doivent faire des efforts, c’est-à-dire changer de mentalité et de mode d’action. Ils sont d’accord verbalement pour admettre “le respect mutuel” mais le respect passe d’abord par la reconnaissance de l’intégrité du territoire y compris Taïwan, Hong Kong, le Tibet et le Xinjiang, ces zones sont pacifiées et cela regarde le pays lui-même, les USA dans leur état de division interne sont mal placés pour prétendre donner des leçons. La Chine n’interfère pas dans ces divisions internes, de même elle réclame le respect du régime politique de chaque peuple. Il n’est pas question de renoncer au socialisme qui a assuré un développement sans précédent, c’est une idée que l’on retrouve dans tous les pays qui ont choisi cette voie y compris Cuba.
Mais les USA et l’occident doivent aussi se rendre compte que l’ordre mondial créé en 1945 a beaucoup évolué et qu’il exige une nouvelle réflexion sur les intérêts et la sécurité de chacun. Et ceci va au-delà de la seule Chine il s’agit bien de fonder un nouvel ordre international dans lequel la Chine ne prétend pas succéder aux USA mais être le garant d’un multilatéralisme pacifique.
« On ne peut atteindre le sommet de la montagne sans passer par des chemins difficiles et escarpés ; on ne peut atteindre la vertu sans que cela ne coûte beaucoup d’efforts et de labeur. Ignorer le chemin que l’on doit prendre, partir sans guide, c’est vouloir s’égarer, vouloir mettre sa vie en danger ». (Confucius).
Pour les Chinois, une action politique dépourvue de Théorie, de vision stratégique, mais qui est également déconnectée d’un langage spécifique (ou d’un langage défini) aboutit à un défaut d’efficacité en termes pratiques, mais a également pour effet de produire une désorientation. C’est ce qui est arrivé à l’URSS et au mouvement communiste occidental avec la déstalinisation menée en dépit du sens commun. En particulier en mettant à mal non seulement l’unité du parti qui permet son rôle dirigeant et l’incite à tout faire pour empêcher la guerre, tout en affrontant le combat pour interdire la régression de la dynamique du socialisme vers le communisme. Cette nécessité de la “pensée” qui ne se contente pas de l’événement mais porte sur le long terme, le but, suppose une dialectique entre idéalisme et matérialisme. Ce qui est le principe léniniste et on sait la manière dont Lénine confronté à un problème important politique retournait au théorique y compris à la dialectique marxiste et hégélienne. On pourrait sans doute établir une analogie entre marxisme et idéalisme hégélien et marxisme et confucianisme, la nécessité du renversement. Marx à l’inverse du matérialisme vulgaire reconnait sa dette à HEGEL, non seulement la dialectique mais aussi une vue de l’histoire comme un processus. Avec l’idéalisme allemand, et Hegel en particulier, c’est le principe de faisabilité humaine de l’histoire qui apparait. L’histoire n’est plus le produit d’une transcendance divine mais elle est l’œuvre des êtres humains. Mais la différence dans le principe de faisabilité pose un double problème 1) qu’est-ce que les hommes, cette généralité ? 2) quand les classes revendiquent leur historicité et leur “productivité” le caractère réactionnaire de l’idéalisme s’insurge. L’esprit apparait pour ce qu’il doit être et céder la place au concret, au réel et la pseudo unité du genre humain apparait dans son contraire. L’universalisme apparait comme formel.Tout est à repenser.
Donc on peut sans doute relier confucianisme et marxisme. Mais comme toute analogie elle doit ne pas tout gouverner et ignorer le rôle de la pensée contextualisée dans la spécificité de civilisation. Cette approche influence également la relation entre individu (grand leader) et masse, la nation et son rôle est repensé dans ce contexte comme le sont les universels et l’internationalisme.
C’est dire à quel point toute interprétation, surtout quand l’on considère l’accélération des changement, exige un minimum de prudence tant les bases doivent être précisées dans une approche où il s’agit de partir de ce qui relève d’une négociation et ce qui doit en être écarté.
Ce qui est le plus clair est que la vision chinoise porte sur un temps long, plus long que la planification même, et elle se traduit par un discours à la fois rassurant et en même temps inflexible qui est la manière la plus caractéristique de la diplomatie chinoise. Par parenthèse la différence ne pourrait pas être plus grande avec l’attitude occidentale, française en particulier.
DANIELLE BLEITRACH
(1) dialogue très célèbre entre Li si, ministre de Qin Shihuang,le premier empereur et le confucéen Xun Zi
(2) le destin commun de l’humanité est certes une formule mais elle repose sur des valeurs non seulement le communisme mais la rectitude morale des junzi ( lettrés,fonctionnaires vertueux) ce qui est une double garantie au plan international qui s’oppose à l’hégémonie capitaliste telle qu’elle est pratiquée.
(3) Xi : there is no gene for invasion in our blood”, china daily mai 2014, ce thème a été répété plusieurs fois.
(4) XI Jinping, discours au bureau de Genève des nations unies, Genève, 18 janvier 2017
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marsal
Oui, c’est fascinant cette conscience que les chinois ont de leur place dans le monde et des pièges à éviter. Aux antipodes de l’occident. Si on revient à la “crise” franco-américaine déclenchée par la rupture du contrat des sous-marins australiens, voici ce que cet article nous indique:
Si l’objectif américain était effectivement de “contrer la menace chinoise”, c’est une profonde erreur. Face à la Chine, l’alliance militaire serait formée des USA, de l’Australie et du Japon et équipée de sous-marin à propulsion nucléaire. Elle n’exclut donc pas seulement la France, acteur tout à fait secondaire sur la région. En choisissant d’équiper l’Australie de sous-marin nucléaire, les USA ont exclu également tous les autres alliés régionaux. La différence entre sous-marin nucléaire et diésel réside dans leur rayon d’action. Or, si les USA incluent durablement un pays comme le Japon dans leur alliance contre la Chine, il n’est pas besoin d’un long rayon d’action. Celui-ci est même coûteux : Un sous-marin n’a pas besoin uniquement de se recharger en carburant, il doit se recharger en nourriture pour son équipage et surtout en munitions. S’il doit retourner en Australie chaque fois qu’il a épuisé son arsenal, il sera moins utile que s’il faut le faire au Japon (pour frapper en Chine). En choisissant la propulsion nucléaire, les USA avouent soit qu’il n’ont pas confiance dans leur alliance avec le Japon, soit qu’ils n’ont pas confiance dans leur capacité à défendre les ports japonais. Dans les deux cas, c’est un mauvais signal.
Il y a pire. L’arme majeure de l’occident, c’est la communication. En communiquant bruyamment sur les tensions maritimes en mer de Chine, les occidentaux montrent par défaut qu’ils n’ont absolument rien à dire sur le front asiatique terrestre. Evincés d’abord d’Iran, pays clé qui fait pont entre la Mer Caspienne (donc la Russie) et l’Océan Indien, puis aujoud’hui d’Afghanistan pays également clé, ils n’ont plus aucune présence solide en Asie Centrale. Leurs alliés les plus solides au Proche Orient, Israël et l’Arabie Saoudite sont encerclés vers l’est. L’Irak cherche à s’autonomiser pour se protéger.
L’alliance avec l’Inde est souvent mise en avant, mais l’Inde est aussi partie prenante de l’Organisation de Shanghai et en fort lien avec la Russie, préoccuppée davantage par sa relation avec le Pakistan que par la Chine elle-même. Or, l’Asie Centrale est – avec l’Afrique – la dernière zone en fort développement démographique au niveau mondial et dispose donc, avec l’appui technologique chinois et des ressources géologiques importantes d’un excellent potentiel de développement économique (exactement comme l’Afrique, à la différence que l’Afrique est encore sous diverses influences militaires contradictoires et néfastes – mais ceci est peut-être déjà en train de changer).
Donc, la Chine avec ses routes de la Soie dispose d’un potentiel économique élargi important, inaccessible à l’occident. Le changement le plus important qui a été effectué avec les Routes de la Soie est probablement d’avoir choisi, à un certain stade, d’équilibrer les routes maritimes du commerce par des routes terrestres et notamment des voies ferrées qui sillonnent désormais l’Eurasie. La Chine a ses arrières assurés et son alliance avec la Russie lui garantit la paix sur sa frontière nord.
Elle a tout loisir désormais de développer son alliance économique avec les pays de l’Asie maritime. En s’associant bruyamment avec l’Australie et le Royaume Uni (dont la présence réelle sur le terrain n’est guère plus tangible que celle de la France), les USA poussent en réalité le Japon, la Corée du Sud et même Taïwan sur la pente du réalisme politique : s’allier économiquement avec la Chine et son potentiel de développement, ou être le terrain d’affrontement militaire entre une Chine qui monte et les USA qui déclinent… le choix n’est pas compliqué même s’il est totalement inavouable dans le contexte actuel.
En étant un des principaux artisans du pacte RCEP (Partenariat Economique Global Régional, une zone de libre-échange asiatique, incluant la Chine et représentant donc 30 % de la population mondiale), le Japon montre en réalité qu’il a déjà intégré une nouvelle réalité stratégique.
La France elle aussi devrait réfléchir à tout cela …