Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

“Illusions perdues” et entretenues… Balzac et le réalisme…

Est-ce qu’il suffit, comme l’affirmait Montesquieu, d’un bon livre pour s’abstraire des chagrins de la vie? Celui qui affirme cela n’a pas connu de vrais malheurs, de réelles souffrances. En revanche, un bon film nous aide à mesurer à quel point on se console aisément de vétilles auxquels la société accorde un si grand prix. Il y a une grande distance entre les douleurs dont on ne peut se prémunir et les chagrins sociaux que l’on peut oublier en regardant tourner une toupie. Le dernier film de Xavier Giannoli, les illusions perdues est une grande réussite dans l’ordre du divertissement et l’on ne peut que conseiller d’aller le voir. Autre chose est l’ambition d’un tel film parce qu’ambition il y a et celle-ci mérite réflexion …

En dirai-je autre chose que l’ensemble de la critique qui pousse un cri unanime : voilà un chef d’œuvre… Oui et non… Étant une fanatique de Balzac depuis mon plus jeune âge et ayant à 15 ans commencé un dictionnaire des personnages de la Comédie humaine qui prétendait noter chaque livre dans lequel ils apparaissaient soit comme héros, soit comme personnage secondaire voire même simple figurant, je peux déjà me satisfaire d’une réelle connaissance respectueuse de l’univers balzacien.

Oui! mais justement peut-on arracher un récit de l’univers balzacien sans sacrifier l’abstraction, la généralisation qui transforme le héros en type et l’ensemble de la Comédie humaine en ce chef d’oeuvre inconnu dont la trame nous échappe comme la réalité elle-même ? Illusion perdues prend place entre le Père Goriot et Splendeurs et misères des courtisanes. Xavier Giannoli de surcroit ne nous donne à voir que la seconde partie du roman, intitulée “Un Grand homme de province à Paris” et sacrifie donc le spectacle des vertus cachées de la province. Ce choix, celui de la peinture de la presse, de l’édition, est pour Xavier Giannoli celui de l’entrée dans cette société celle de la Restauration, mais aussi la nôtre. Ce temps est pour Balzac comme pour Stendhal, celui de la fin des rêves de gloire révolutionnaire de la bourgeoisie et l’abdication de l’aristocratie alors que Balzac s’affirme royaliste. Le roman et le film lui est fidèle, raconte comment Lucien de Rubempré (Benjamin Voisin), en fait fils d’un bourgeois du nom de Chardon et rêvant de la particule maternelle, épris d’une littérature précieuse et que l’on soupçonne ampoulée, s’enfuit d’Angoulème avec sa noble protectrice et néanmoins maitresse (Cécile de France) à Paris. Dès le premier soir à l’opéra, elle le renie parce qu’il a une tournure acquise avec tout son pécule qui sent son provincial et qu’il l’emplit de honte face à la toute puissante marquise d’Epard (féroce Jeanne Balibar). Pour qui connait la Comédie humaine, cette venimeuse est une sorte de Juliette de Sade mais totalement frigide. La souffrance vaine, l’humiliation de l’ambitieux qui, n’étant pas né riche, connait la mise à mort du commérage, l’exclusion du beau monde. Lucien Chardon qui se veut désespérément DE Rumbempré, n’est qu’une cire molle qui se laisse pétrir au gré des rencontres. Il a pour seul carte de visite un recueil de poèmes “les marguerites” très apprécié par la gazette d’Angoulème. Ce titre pour notre coterie de cinéphile l’identifie au cinéaste auteur du film du même nom… Mais revenons-en à Balzac, le poète abandonné et déchu est récupéré dans la taverne où il est employé et dont il mange les restes des clients par un journaliste Etienne Lousteau (Vincent Lacoste). Celui-ci, une jeunesse gourmande pulpeuse, insolente et pas encore flétrie, a renoncé à l’écriture pour “ratisser”, il l’initie à l’art de se vendre au plus offrant en prostituant son brin de plume. Mais il y a l’autre ami, le royaliste, l’idéaliste Nathan (Xavier Nolan), qui l’incite à ne pas déchoir, le remet en relation avec le monde aristocratique, le nouveau piège qui va se refermer sur lui. Tandis que Lucien use et abuse de l’amour inconditionnel de son amante Coralie jusqu’à ce moment de l’effondrement où toutes les forces conjuguées l’abattent.

Benjamin Voisin et Vincent Lacoste donnent un coup de jeune à Balzac.
benjamin voisin à gauche, Vincent Lacoste à droite

La narration est rapide, les objets, les décors appropriés à la multiplicité des fortunes, bonnes ou mauvaises, le style celui de marionnettes qui se donnent en spectacle, le boulevard du crime et les enfants du paradis ; il y a du Carné mais surtout du Ophuls, la ronde des prostituées et de tous ceux qui abandonnent tout idéal pour la jouissance et le vide de l’être dans la pantomime. Les passes d’armes entre les “libéraux” et l’aristocratie, qu’importe! puisque il y a le dieu caché, le pognon. Ce sont les guignols dont les agitations sont monnayées. Néanmoins sous cette boue demeure le piège de l’idéal, celui de l’amour sans limite comme celui de la croyance en la beauté, la noblesse, mais avec toutes les nuances présentes chez Balzac, par exemple l’ambiguïté amoureuse et traitre de l’idéaliste Raoul Nathan, fils d’un brocanteur juif mort ruiné et d’une mère chrétienne, aussi secret sur ses origines que Lucien Chardon de Rubempré amoureux peut-être (parfait Xavier Nolan).

Xavier Giannoli a merveilleusement su traduire l’univers balzacien, tenez rien que le fait qu’il n’y ait pas de second rôle. Chaque personnage s’y présente à la fois comme porteur de conflits d’intérêts généraux mais riche d’une histoire de ses intérêts individuels y compris vécus dans un autre roman. Celui qui excelle à nous faire sentir cela c’est Gérard Depardieu qui, dès qu’il apparait emplit l’écran de sa puissance, de la force de cet éditeur qui ne sait pas lire mais très bien compter et estimer à vu de nez le prix de chacun. C’est une véritable trouvaille balzacienne que ce choix d’acteurs de premier plan quel que soit le rôle. La grande dynamique historique et les contradictions sociales n’apparaissent que dans des types individuels dont l’ego démesuré et les fictions plus ou moins vraisemblables expriment alors le vrai de l’Histoire, ce pari-là est réussi. Toute présence est nécessaire et même les objets, les décors relèvent de l’urgence d’une narration menée au pas de course. Illusions perdues est comme la quasi-totalité de la Comédie humaine, la description d’une société de gangsters où tout est à vendre et à acheter mais si tous sont coupables personne n’est responsable : selon le mot de Napoléon, les crimes collectifs n’ont pas de responsables et le capitalisme qui assassine tous les êtres, leur espérance, est un crime collectif.

Alors, nous sommes bien devant le chef d’œuvre balzacien ? je ne sais pas ! Est-ce qu’il n’en est pas de ce film comme des faux d’une époque que l’on pouvait vendre au XIXe siècle comme des tableaux de la Renaissance et qui un siècle après sentent leur siècle et le faux… Il est impossible de peindre l’intemporel quand on cherche l’analogie, on risque de dater, un peu à la manière de Maria Casares dans “les dames du bois de Boulogne” simplement parce que Bresson a voulu la rendre intemporelle dans une interprétation moderne d’un chef d’œuvre de Diderot. Le rapport au temps d’une œuvre dit plus qu’on ne le croit et au cinéma qui est d’abord espace et temps plus que dans tout autre art. Ainsi un auteur peut friser la perfection dans un temps donné et perdre sa magie parce que justement il n’est pas Balzac pour rendre crédible le crime collectif dans une histoire en train de se faire et dont on ignore encore ce qui la meut, notre propre histoire. Xavier Giannoli reste-t-il encore trop de notre époque timorée avec ses fausses audaces? On imagine les journalistes de Bolloré en train de se féliciter d’avoir pu fourguer à un public imbécile un Zemmour un pareil produit faisandé, un avorton qui fait le buzz… Celui qui participe à ce jeu est totalement et irrémédiablement corrompu même si le cinéaste nous peint en filigrane une aspiration sourde de chacun à la pureté ce qui est peut-être l’ultime chiennerie des chef d’œuvres de notre époque. Peut-être ou peut-être pas, ce monde décrit par Marx dans lequel l’éditeur pornographique de Leipzig est producteur, alors que Milton écrivant le paradis perdu dans son grenier est improductif… de marchandises et de profit… A ce monde là, celui de la marchandise il faut le contrepoids de “l’idéal” pour mieux en finir avec l’individu concret… cette fiction à laquelle nous nous attachons mais qui parfois est creuse et comme une dent creuse ne mord sur rien…

Est-ce un hasard s’il a choisi de filmer cette partie de la gloire et la chute du poète provincial Lucien de Rubempré alors que chez Balzac, la plupart des personnages sont déjà apparus, dans le père Goriot, en particulier. C’est là que l’on trouve le double provincial de l’ambitieux, mais d’une tout autre étoffe, Rastignac (monsieur Thiers qui fera la commune sanglante) et Vautrin (Vidocq mais aussi Fouchet, le révolutionnaire qui assume la police et l’alliance de la bourgeoisie avec la pègre) et le baron de Nuncinguen (Rothschild). Illusion perdue est un roman d’initiation mais la mise à mort du faible héros sans qualités aura une toute autre ampleur, un enfer sans commune mesure dans Splendeurs et misères des courtisanes. Coralie, une actrice magnifique et inattendue Salomé Dewaels, a déjà la chair épanouie et gorgée d’enfance d’Esther Gobseck de ce dernier roman, la femme amoureuse jusqu’au sacrifice ultime et dont le cadavre dit le crime collectif, le massacre généralisé, elles ne sont qu’un prétexte puisque l’essentiel est dans les jeux masculins, le lieu réel des passions. L’homosexualité à peine esquissée de lucien de Rubempré, simplement à travers les relations de soumission par ambition avec Lousteau ou la soif de littérature purificatrice avec Nathan, prendra toute sa dimension dans la relation entre le beau Lucien et le bagnard aux multiples déguisements Vautrin, qui éprouve pour ce poète falot un amour démesuré. La cruauté est dans illusions perdues à peine esquissée il y manque les véritables assassins, le capital reste un parfumeur qui entretient une petite actrice et paye la claque. Mais cela n’est pas l’essentiel la force d’un artiste, d’un créateur c’est de saisir un “type”, un moment, un individu caractéristique sous des aspects discrets et diffus: “« Balzac ne fai[sant] qu’exprimer ce qui est muet et qui lutte dans le silence » dit lukacs dans Balzac et le réalisme français.

Qu’est-ce qui fait la force de Balzac, cela n’a cessé d’être dit, sa puissance de révélation au-delà de ses opinions et même de ses intentions, le fait que bien que royaliste il dépeint avec tant de forces l’inhumanité de ce monde-là. Celui où le retour des rois est le moment du “enrichissez-vous!” qui rallie l’aristocrate au bourgeois capitaliste. Lukacs a une explication d’ordre historique sur cette lucidité. Si Balzac possède des qualités exceptionnelles d’observateur, qui lui permettent de dépasser sa subjectivité particulière, sa tâche est facilitée par la période durant laquelle il écrit, une période historique dynamique, une période d’instabilité et de luttes. Donc interrogeons-nous aujourd’hui sur le retour à Balzac, puisque ce film a été précédé d’un autre sur Eugénie Grandet, “illusions perdues” est-il sous cette perfection formelle une véritable conscience de l’époque ou une manière d’emprunt à qui il manque l’audace pour saisir la nôtre parce que ce que nous sommes encore nous enchaîne au passé, nous invite à y trouver excuse ?

Que restera-t-il de cette perfection esthétique sur laquelle se réalise l’unanimité de la critique: une dynamique sur notre époque en train de ressurgir ou la reproduction analogique de moments nerveux mais immobiles ?

Marx est un grand amateur de littérature? Il admire Balzac et lui emprunte l’opium du peuple (pour Balzac l’opium c’est la loterie) mais il étudie les mystères de paris d’Eugène Sue non pas pour ses qualités esthétiques, comme symbole de l’aliénation de la critique charitable. C’est Engels qui le premier met en évidence le décalage entre l’opinion, voire l’intention de l’auteur et son œuvre et qui en lien avec Hegel souligne l’importance du type, l’idéal type à la Weber, cette synthèse partielle en quoi se révèle comme en laboratoire les contradictions d’une époque, le général et l’individuel. Ces deux axes du “réalisme” seront un fil conducteur essentiel pour l’esthétique marxiste repris et théorisé par Lukacs. Parce qu’ils permettent de préciser la manière dont l’art renvoie à la “superstructure des sociétés”, à l’idéologie, pas comme un simple reflet des idées dominantes mais comme principe actif. C’est donc Engels qui va élaborer la catégorie du “réalisme” repris et théorisé par Lukacs, il ne s’agit pas comme dans le naturalisme d’un Zola de l’exactitude des détails, de l’immobilité des caractères, mais des représentations des caractère “typiques”, c’est-à-dire la force d’individualisation des caractères qui renvoie à des rapports, des dynamiques de contradictions, dans lequel le vraisemblable n’est pas l’essentiel…

Et c’est à ce titre que la fiction et le cinéma plus encore que la littérature nous ont toujours intéressée comme un point de capiton entre l’histoire et la subjectivité des individus. Et c’est ce qui nous fait nous interroger sur le retour à Balzac, les sources du “réalisme” et l’origine de notre impasse actuelle n’est pas indifférent mais de quoi ce retour est-il porteur ?

Que reste-t-il du film et de son ambition qui n’est pas mince, puisque Xavier Giannoli ne craint pas de faire d’Eisenstein son maître. Sur le plan de la mise en scène, de la direction des acteurs, de l’émotion, du plaisir, nous ne pouvons que dire à quel point ce film est réussi et vous inviter à vous divertir, vous ne le regretterez pas; mais de quoi et de qui est-il question, quelles sont les analogies avec son monde, le petit monde de la création, de la culture aujourd’hui? Après le post moderne, il y a une interprétation de Balzac en post-désenchantement. Je ne sais pas ce que l’auteur a voulu me faire voir et je crains cette sournoise espérance en filigrane en fait une aspiration idéaliste qui est la trame du film. Il n’y a pas que le fric qui coure pour donner sens à tout, il reste cette idéalisation de ceux qui, corrompus jusqu’à la moelle, ont toujours une interprétation satisfaite d’eux-mêmes, est-il annonciateur ou complaisant ? Les deux probablement…

Danielle Bleitrach

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1 Commentaire

  • SMILEY
    SMILEY

    Vu Illusions perdues hier. J ai perdu les miennes. Film de grande qualité formelle, de cette qualité française tant dénoncée par les équipe des Cahiers du Cinéma, et qui revient en force. Oui, comme le souligne Danielle on songe aux Enfants du Paradis, à la Ronde mais aussi pour ma part aux Liaisons Dangereuses et au Rouge et le Noir, mais justement on y est pas, on est plus proche d’Edmond. Alors on fait avec, on regarde avec plaisir les très bons acteurs et actrices que nous propose le cinéma français d aujourd’hui tout en rêvant de Gérard Philipe en Rubempré de Malkovitch en Nathan de Maria Casares en D’Espart et (eh oui) de Michèle Pfeiffer en De Bargeton même si Cecile de France est tres bonne mais moins que dans Mademoiselle de Jonquieres.
    Récriminations de vieillard qui ne se remet pas du bon vieux temps ? Sans doute mais pourquoi Depardieu et Stevenin sont-ils eux à leur place ? Ces jeunes gens serrés dans ce journal qui refont le monde (celui du fric, mais pas seulement) ne sont pas les Tricheurs on y cherche en vain Terzieff Brialy ou Belmondo, on voudrait Michel Aumont pour le protecteur de Coralie et l Ange Bleu en Coralie
    N’ayant pas la hauteur de vue de Danielle et une méconnaissance totale de Balzac je m en remets aux émotions et elles sont absentes. L’empathie du début ressentie pour le jeune Chardon ne tient plus dès que celui-ci devient, et il le devient vite, une canaille dont la chute comme l’ascension indiffère. D’où vient au contraire qu on suivait Valmont et Julien Sorel jusqu’au bout ?
    Balzac serait il Brechtien ?
    Dernier reproche Giannoli ne sait pas ou ne veut pas filmer la beauté des femmes et le désir qu’elles inspirent. Des prostituées du Palais Royal aux actrices du Boulevard en passant par les salonnardes, la chair est triste hélas..

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