Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

L’Australie reproduit une terrible erreur du passé, par Dmitri Bavyrine

Le “baptême du feu” de l’armée australienne est une bataille perdue d’avance. Cet article russe nous présente la spécificité de l’Australie et la difficulté que ce pays a à construire une vision nationale, tous ces “actes héroïques” ou supposés tels sont simplement des moments où les Australiens sont allés se faire tuer pour la Grande-Bretagne, dans des conflits qui ne les concernaient pas. D’ailleurs il existe en Australie un fort courant pacifiste qui refuse la poursuite de cette triste vocation encore illustrée en Afghanistan et qui maintenant prend des tours nucléaires. Notons que, comme l’a souligné Fabien Roussel, c’est non seulement les Australiens qui sont embringués dans cette histoire mais d’autres pays comme la France qui ont des territoires proches (note de Danielle Bleitrach et traduction de Marianne Dunlop).

19 septembre 2021

Photo : defence.gov.au

https://vz.ru/world/2021/9/19/1119590.html

Dans le nouveau bloc militaire AUKUS créé par les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’Australie pour contrer la Chine, c’est l’Australie qui risque d’être le “maillon faible”. Les Australiens ont eu une expérience très dure et tragique de la guerre pour les intérêts des autres, qui a largement façonné leur conscience nationale. Cela dit, c’est sur l’Australie qu’un Pékin en colère se défoulera. La Russie pourrait en profiter.

La création du bloc antichinois AUKUS est le plus souvent évoquée dans le contexte du conflit interne à l’OTAN et de la prise de bec sans précédent entre les États-Unis et la France – jamais auparavant Paris n’avait retiré ses ambassadeurs de Washington ou de Canberra. En attendant, l’implication active de Canberra est une histoire très intéressante avec une riche moralité qui devrait diviser l’Australie. Le continent-état possède une atmosphère bien à lui.

La conscience qu’a une nation de sa place dans le monde découle souvent de la mémoire historique – une combinaison de catastrophes et de triomphes qui ont frappé une nation et l’ont changée à jamais. L’Australie prospère est également un pays ennuyeux dans ce sens. Ayant obtenu son statut d’État à l’aube du XXe siècle (01/01/1901, pas avant) et, un peu plus tard, son indépendance de fait en tant que dominion de l’Empire britannique, il n’a pas participé aux guerres, évitant la politique mondiale et s’occupant d’augmenter son produit intérieur brut.

Ainsi, l’événement historique considéré comme la “naissance d’une nation” est, à l’aune de nombreuses autres puissances, un épisode mineur dont elle tente de tirer gloire.

Au début de 1915, le Premier Lord de l’Amirauté Winston Churchill conçoit l’opération massive et ambitieuse des Dardanelles, destinée à prendre Istanbul et à faire sortir l’Empire ottoman de la Première Guerre mondiale. Pour la Grande-Bretagne et Churchill, cette histoire est plutôt honteuse – le débarquement a été un échec total, mais pour les Turcs, au contraire, c’est une part importante du roman national, puisque la défense étaient alors commandée par le futur Atatürk.

En tout, la bataille de Gallipoli dura près d’un an, et dans l’une des tentatives ratées de percer sous le feu des mitrailleuses ottomanes, les unités australiennes d’élite, l’Australian and New Zealand Army Corps (ANZAC), furent taillées en pièces.

Les Australiens se sont retrouvés en Europe (et sont même allés jusqu’en Russie bolchevique), après avoir cru aux promesses britanniques de participer au redécoupage du monde. Cependant, ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes pour la boucherie de Gallipoli – c’est le haut commandement australien qui avait planifié la percée.

Les politiciens ont transformé la tragédie en un mythe héroïque de la bravoure, du devoir militaire et de la loyauté envers les alliés. Un jour férié spécial a été créé, l’ANZAC Day, qui a acquis au fil du temps des traditions spécifiques, telles que le jeu populaire du Two-up (une variante de pile ou face avec deux pièces). La légende veut qu’un bombardier turc ait confondu le jeu de Two-up avec une prière collective et se soit abstenu de tirer.

Au final, on pourrait dire que c’est la plus grande bataille d’Australie, de par sa place dans la mémoire nationale. Mais l’attitude à son égard est double.

Le meilleur film à ce sujet, Gallipoli, a été réalisé par le meilleur réalisateur australien, Peter Weir, en 1981, avec Mel Gibson, une vedette du cinéma australien. Mais ce film n’a rien à voir avec le patriotisme, c’est un film profondément tragique, résolument anti-guerre, qui raconte un bain de sang insensé.  

Les Australiens l’ont compris bien avant la sortie de Gallipoli, suite au résultat tragique d’une opération qui a coûté la vie à près de 10 000 jeunes Australiens. Le flux de volontaires vers le front s’est rapidement tari, en dépit des éternelles motivations (argent et aventure) et des discours enflammés du Premier ministre Billy Hughes, qui avait des plans napoléoniens et promettait beaucoup à ses partenaires à Londres. En désaccord avec le gouvernement, les Australiens font appel à la démocratie – et Hughes perd à trois reprises lors d’un référendum sur la conscription universelle.

C’est pourquoi la bataille de Gallipoli est la “naissance de la nation australienne”. Les Australiens ont soudain réalisé qu’ils ne voulaient pas envoyer leurs enfants se faire massacrer à l’autre bout du monde à la demande de la Grande-Bretagne. Ils ont réalisé qu’ils étaient un peuple différent. Mais cette prise de conscience a pris un aspect double.

Si Gallipoli est la “naissance d’une nation”, alors cette nation est constituée de faux jumeaux. Une partie des Australiens célèbre la journée de l’ANZAC avec des discours de bravoure, des drapeaux nationaux et des invités britanniques. L’autre, reconnaissant le rôle déterminant de l’événement lui-même, nous suggère de baisser la tête en silence et de ne plus jamais mourir pour les intérêts des autres.

Dans les années 1970, la vague du mouvement pacifiste dans le monde occidental a failli abolir complètement la journée de l’ANZAC, mais les conservateurs ont réussi à la préserver en tant que commémoration d’un événement clé de l’histoire nationale.  

Aujourd’hui, les Australiens pourraient connaître un nouveau clivage politique, s’inscrivant dans la même logique. Dans la nouvelle alliance militaire AUKUS (selon les premières lettres de ses fondateurs Australie, Royaume-Uni et États-Unis), Washington et le chef de file, et Londres désormais provincialisée a été simplement invitée à lui tenir compagnie, de sorte que l’image courante dans la culture australienne de l’officier britannique cruel et sans âme ne convient pas ici.

Mais le constat est le même : les Australiens ont été entraînés dans un conflit dont ils ne veulent pas pour la plupart. Mais ils devront payer le prix de leur participation. Ils en paient déjà le prix.

Tant que Malcolm Turnbull, le leader du Parti libéral, était Premier ministre australien, le gouvernement, bien que méfiant à l’égard de l’expansion navale chinoise, évitait d’avoir une querelle ouverte avec Pékin et essayait de se tenir à distance de Washington. Son premier coup de fil avec le nouveau président américain Donald Trump avait carrément tourné au scandale international.

Mais lorsque Turnbull a été supplanté par son propre ministre des finances, Scott Morrison, dans le cadre d’une lutte intra-partisane, Canberra s’est immédiatement mise au garde-à-vous et a activement rejoint le front anti-Chine de Trump. Elle a notamment exigé une enquête internationale sur une éventuelle fuite du coronavirus d’un laboratoire de Wuhan et s’est vivement plainte de l’expansion de la marine de la RPC en mer de Chine méridionale.

Pékin a riposté tout d’abord modestement – en empêchant les importations de vin australien, qu’il avait pris l’habitude d’acheter (un “petit” marché, avec un chiffre d’affaires d’environ 800 millions de dollars par an). Un embargo sur l’orge australienne (1,5 milliard de dollars par an) a suivi, puis une autre série d’interdictions et de restrictions sur le charbon, le coton, les fruits de mer, le cuivre et le bois. Dans le même temps, l’Australie s’est vu privée des étudiants chinois (les universités australiennes gagnent beaucoup d’argent en enseignant à des étrangers, principalement des ressortissants chinois) et des touristes chinois.

L’Australie prospère est une économie basée sur les ressources et les exportations. La Chine représente 40 % de ces exportations. Jusqu’à présent, les Chinois n’ont ôté aux Australiens qu’un dixième de ce gâteau, mais l’économie de l’État continental s’en ressent déjà. Maintenant, avec la création de l’AUKUS, la pression économique de Pékin va encore augmenter.

C’est une bonne nouvelle pour la Russie. Notre économie a également un caractère d’exportation de ressources. Si nous parvenons à un accord, nous pouvons récupérer la part australienne pour nous. Mais pour l’Australie, les nouvelles ne sont pas bonnes.

Une guerre commerciale n’est certainement pas une boucherie du genre de la Première Guerre mondiale, mais toute guerre est une forme de politique économique. L’implication des Australiens dans la querelle entre les États-Unis et la Chine, comme autrefois entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne, n’entraînera probablement pas d’effusion de sang, mais sera ressentie par la nation sur son portefeuille.

La profondeur du clivage associé à cette situation dépendra uniquement de la propagande qui s’avérera la plus convaincante. Celle qui dépeint la Chine comme un ennemi mortel (et les États-Unis, en conséquence, comme le principal défenseur). Ou celle qui rappelle à la sanglante “naissance d’une nation” sur la péninsule de Gallipoli, lorsque, succombant aux ambitions des politiciens, les Australiens ont décidé de souffrir volontairement pour les intérêts des autres.

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