Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Ce fut l’expropriation d’un peuple entier jamais vue

Vladimiro Giacché est né à La Spezia en 1963. Il a étudié à l’Université de Pise et à celle de Bochum (Allemagne). Lauréat de la prestigieuse École normale de Pise, il s’est spécialisé en philosophie. Auteur de différents essais philosophiques et économiques (en italien), Karl Marx, le capitalisme et la crise (2010), L’usine du faux. Stratégies du mensonge dans la politique contemporaine (2011) et Titanic Europe. La crise qu’on ne nous a pas racontée (2012). Son excellent livre sur la réunification de la RDA “Le second Anschluss, la réunification de la RDA a été publié par les éditions Delga et cet interview mené par Andrei Doultsev, “notre (sic) correspondant à la Pravda nous en donne un aperçu. Notre équipe de rédaction partage un certain nombre de convictions, celle concernant l’hégémonie allemande consacrée par cet “Anschluss” que fut l’annexion de la RDA puis la ruée vers l’est et la militarisation, en fait partie. Merci donc Andrei et Marianne qui a traduit le texte. (note de Danielle Bleitrach et traduction de Marianne Dunlop pour histoireetsociete)

Andrei Doultsev : Votre livre sur la “réunification” allemande – l’adhésion de la République démocratique allemande à la RFA – s’appelle “Anschluss”. Pourquoi ce titre ?

Vladimiro Giacché : En fait, ce n’est pas moi qui l’ai inventé. En 2010, à l’occasion du vingtième anniversaire de l’unification allemande, le Premier ministre brandebourgeois de l’époque, Matthias Platzeck (SPD), a fait scandale en déclarant : “À l’époque, il y avait une pression pour un Anschluss rapide au lieu d’une réunification sur un pied d’égalité. (…) Cette attitude ‘Anschluss’ est responsable de nombreuses distorsions sociales dans notre pays après 1990.”

Bien sûr, le terme “Anschluss” a quelque chose de déshonorant, car c’est ainsi que s’appelle la prise de contrôle de l’Autriche par le Troisième Reich d’Hitler en 1938 (les nazis, d’ailleurs, parlaient aussi de “réunification”). Ce n’est pas une coïncidence si ceux qui voulaient clore rapidement le processus d’unification en 1990 ont évité ce terme. “Le mot Anschluss” – rapporte des années plus tard le politicien de la CDU Gerhard Haller – “était tabou car on craignait qu’un tel vocabulaire n’entame massivement l’esprit d’optimisme en RDA.”

Dans une interview du 19 mars 1990, Wolfgang Schäuble a également qualifié l'”Anschluss” de “mauvais terme”. Toutefois, lors des négociations avec la délégation de la RDA sur le traité d’unification, il a clairement indiqué, en tant que chef de la délégation ouest-allemande, que : “Chers amis, il s’agit de l’adhésion de la RDA à la République fédérale, et non l’inverse. (…) Ce qui se passe ici n’est pas l’unification de deux États égaux.” Et dans son livre sur les négociations du traité, publié en 1994, il écrit que Günther Krause – le chef de la délégation de la RDA – lui plaisait, car “Krause ne nous a jamais donné l’envie de vouloir sauver quoi que ce soit de l’ancienne RDA dans la nouvelle Allemagne”.

Ainsi, l’annexion de la RDA et son incorporation complète à la RFA – tel était l’objectif, et c’est ainsi que l’unification a été effectivement réalisée. Mais c’est précisément l’annexion politique rapide et complète de la RDA qui a compromis l’intégration économique de la RDA à la RFA.

Andrei Doultsev : Que représentait la RDA sur le plan économique en 1989 ? Quelles sont les performances économiques de l’Allemagne de l’Est aujourd’hui ?

Vladimiro Giacché : Le 21 juin 1990, les deux parlements ont ratifié le traité sur l’Union monétaire allemande. Lors du débat au Bundestag, le ministre des finances Theo Waigel a affirmé : “Presque tous les experts économiques considèrent qu’une énorme poussée de croissance en RDA est probable dans les années à venir. En quelques années, la productivité de l’économie de la RDA, et avec elle les revenus et les prestations sociales, pourraient doubler.”

Cela ne s’est pas produit jusqu’à présent. L’impact immédiat de l’unification économique sur l’Allemagne de l’Est, en revanche, peut être résumé en quelques chiffres. De 1989 à 1991, le produit intérieur brut a chuté de 44 %, la production industrielle de 67 % ; en conséquence, le nombre de personnes employées a diminué de plus de 2 millions (2 095 000), passant de 8,9 millions en 1989 à 6,8 millions en 1991. Aucun pays d’Europe de l’Est n’a connu une situation plus difficile.

Ensuite, il y a eu une reprise, mais ce n’était pas un miracle économique. Le produit intérieur brut (PIB) par habitant sur le territoire de l’ancienne RDA atteignait environ 70 % du niveau ouest-allemand en 2020, soit 30 ans après l’unification (en comptant Berlin, il serait de 77 %, mais la date retenue ici inclut l’ancienne partie ouest de la ville). C’est ce qui ressort du dernier rapport annuel sur l’état de l’unification. En 1989, il était de 55 %, en 1991 de 33 % seulement. Quand on voit les statistiques officielles, on a une toute autre impression. Mais seulement parce qu’ils commencent par 1991, qui est le niveau le plus bas.

Au-delà de tous ces artifices, la réalité peut être résumée sobrement par les mots d’un auteur est-allemand, Matthias Krauß : “Un pays industriel développé a été replongé dans une phase où l’administration, l’artisanat, le commerce et le tourisme jouent le rôle économiquement dominant. En d’autres termes, dans de nombreux endroits, à un stade préindustriel. (…) Au lieu de reconstruire ou du moins de rebâtir, c’est la déconstruction qui domine dans de nombreuses régions d’Allemagne de l’Est. (…) Une partie de l’Allemagne qui s’était certes affirmée jusqu’en 1990 ne sera plus en mesure de le faire dans un avenir prévisible”.

Andrei Doultsev : Dans votre livre, vous proposez une analyse des conséquences économiques et politiques de l’annexion de la RDA. Vous définissez l’union monétaire et l’introduction du Westmark en RDA comme l’un des éléments centraux. Pourquoi ?

Vladimiro Giacché : En effet, cela ouvre la voie à une annexion politique rapide de la RDA d’une part, mais aussi à la destruction de l’économie de la RDA en tant que telle d’autre part. L’union monétaire signifie le transfert en bloc de l’ensemble du système économique de la RFA vers la RDA. Mais cela a entraîné au moins deux problèmes. La première était l’unionelle-même : la réaliser soudainement, sans période de transition, privait la RDA de ses instruments de politique monétaire. Elle ne pouvait pas dévaluer sa monnaie pour améliorer sa compétitivité. Ce premier problème a été énormément amplifié par le second : le taux de conversion était absolument inadéquat et équivalait à une réévaluation absurde de la monnaie.

Ceci pour une raison simple : le mark de la RDA n’étant pas une monnaie convertible, un facteur de conversion était utilisé dans les échanges entre la RDA et la RFA pour mesurer la valeur relative des deux monnaies. En 1988, ce coefficient était de 1 à 4,44. Concrètement, un mark ouest-allemand valait plus que quatre marks est-allemands, et c’est précisément dans ce rapport que s’effectuaient les échanges intra-allemands. L’union monétaire signifiait donc que les prix des produits de la RDA devaient augmenter du jour au lendemain d’un peu moins de 350 % !

Cela a eu une conséquence facilement prévisible : au moment de la réforme monétaire, les entreprises de la RDA ont perdu toute possibilité de rivaliser avec celles de l’Ouest et leurs produits ont disparu du marché en un clin d’œil. C’est exactement ce que Karl Otto Pöhl (après avoir démissionné de la tête de la Bundesbank) a expliqué au Bundestag allemand en décembre 1993. “L’introduction du D-Mark en RDA du jour au lendemain a eu pour effet, bien sûr, une réévaluation massive de toutes les créances et dettes.” Le résultat est “qu’en termes purement monétaires, les entreprises de la RDA n’étaient évidemment plus compétitives.” Pöhl conclut : “C’était une mesure qu’aucune économie ne pouvait supporter.”

Ainsi, les “paysages florissants” promis par Helmut Kohl à l’Est se sont transformés en un “gaspillage et une destruction de ressources sans précédent en temps de paix”, comme l’a observé plus tard Christa Luft, ministre de l’économie de la RDA à l’époque. Même le principal journal économique allemand, le “Handelsblatt”, a expliqué à ses lecteurs ce qui serait arrivé à la République fédérale naissante si elle avait été soumise à un “traitement de cheval” comme la RDA : “Si la République fédérale d’Allemagne avait été amenée à une union économique et monétaire avec les États-Unis en 1948, au taux de 1 pour 1 entre le DM et le dollar, un sort qui a frappé la RDA par rapport au DM, alors le plan Morgenthau, qui prévoyait la dévastation de l’Allemagne, se serait effectivement réalisé.” Pour illustrer la portée de cet argument, rappelons que le plan proposé par le secrétaire américain au Trésor Henry Morgenthau en 1944 (et abandonné après la guerre) envisageait la désindustrialisation complète de l’Allemagne et sa transformation en un État agraire.

interview

Andrei Doultsev : Quelles ont été les conséquences de l’union monétaire et de la “réunification” pour l’euro et l’Europe ?

Vladimiro Giacché : Premièrement, grâce à l’incorporation de la RDA, l’Allemagne a retrouvé son rôle de centre géopolitique (et géoéconomique) sur le continent européen, qu’elle avait perdu avec sa défaite lors de la Seconde Guerre mondiale. Cela a fondamentalement modifié l’équilibre en Europe.

Deuxièmement, il existe un lien entre l’unité allemande et l’Union monétaire européenne. Mais il s’agit d’une relation complexe :

D’une part, l’unité allemande a accéléré le processus d’intégration européenne. Le 4 octobre 1990, moins de 24 heures après la proclamation solennelle de l’unité allemande, Jacques Attali, conseiller de François Mitterrand, note dans son journal la décision du président français de “dissoudre” l’Allemagne dans l’union politique de l’Europe. Le prix à payer par l’Allemagne pour retrouver son unité devait être l’intégration européenne, dans laquelle l’Allemagne serait tenue en respect. La monnaie unique européenne était un élément essentiel de ce plan.

D’autre part, c’est l’unité allemande et ses conséquences qui ont d’abord ralenti l’intégration européenne et surtout l’union monétaire. Ce sont principalement les taux d’intérêt élevés imposés par l’Allemagne à l’Europe (pour attirer davantage de capitaux et financer l’unification) qui ont conduit la lire italienne et la livre britannique à quitter le système monétaire européen en 1992.

En 1999, le projet d’euro est arrivé à son terme, mais il a eu des conséquences autres que celles espérées par le gouvernement français : la Banque centrale européenne est devenue une sorte de Bundesbank continentale, et l’orthodoxie néolibérale (et mercantiliste) allemande s’est imposée en Europe. Ainsi, au lieu d’une Allemagne européenne, nous avons eu une Europe allemande.

Andrei Doultsev : Quel est le contexte de la délégitimation politico-juridique de la RDA en tant qu'”État de non-droit” ? La République fédérale prétend-elle à la totalité en revendiquant le terme “démocratie” pour elle-même ?

Vladimiro Giacché : Il y a quelques années, même un juriste allemand renommé comme Ernst-Wolfgang Böckenförde rejetait explicitement la condamnation générale de la RDA en tant qu'”État de non-droit” : il s’agissait – selon son jugement dans un article de la FAZ – d’une “déformation de la réalité à des fins politiques”. L’intention était de diaboliser la RDA, comme l’a expliqué Wolfgang Wippermann dans son livre “Démonisationpar comparaison : La RDA et le Troisième Reich”. Cette équation totalement intenable a été utilisée à plusieurs reprises au cours des 30 dernières années : la désignation péjorative de la RDA comme “dictature du SED”, l’utilisation politique abusive des dossiers de la Stasi, ainsi que la “stasification” de l’histoire de la RDA (une exagération d’autant plus intolérable que nous savons maintenant presque tout sur le Ministère de Sécurité d’Etat, mais très peu sur les activités du BND ouest-allemand – fondé, comme on le sait, par un vieux nazi comme Reinhard Gehlenqui l’a dirigé jusqu’en 1968). Une telle attitude est à juste titre perçue avant tout par la grande majorité des citoyens de l’ancienne RDA comme intenable, déformante et humiliante. La prétention de la RFA à établir la “norme de la démocratie” est tout aussi indéfendable. Ces guerres de mots, entre autres, entravent la recherche historique sérieuse.

Andrei Doultsev : Quels effets l’annexion de la RDA a-t-elle eus sur le glissement à droite de la société allemande ? L'”adhésion” de la RDA à la RFA, telle que définie par Wolfgang Schäuble et d’autres, visait-elle à rendre les idées de droite à nouveau acceptables et à qualifier les communistes et les socialistes de “criminels” ?

Vladimiro Giacché : Le glissement à droite s’est manifesté très tôt au niveau de la politique économique.

La Loi fondamentale de la République fédérale autorise une pluralité de formes de propriété. La constitution allemande est en principe neutre à leur égard et prévoit que l’utilisation de la propriété privée doit “en même temps servir le bien commun”. Or, déjà dans le traité sur l’Union monétaire, économique et sociale, signé le 18.05.1990 (la base juridique de l’union monétaire allemande), cet équilibre est perdu. Il déclare : “Le fondement de l’union économique est l’économie sociale de marché en tant qu’ordre économique commun”, mais suit ensuite un autre passage qui limite de manière caractéristique l’horizon des possibilités, même mesuré à l’aune de la Loi fondamentale : “Elle est déterminée notamment par la propriété privée.” Le ministre des finances de la RFA, M. Waigel, a ensuite justifié cette priorité attribuée à la propriété privée dans un article paru dans le “Baiernkurier” du 29 septembre 1990 comme suit : “L’une des tâches les plus importantes du renouveau de l’économie sociale de marché consiste également à limiter la participation de l’État dans les entreprises sur les marchés concurrentiels à quelques cas exceptionnels bien fondés.”

Sur le plan politique, nous pouvons mentionner l’attaque de Schäuble contre le soi-disant “antifascisme prescrit” de la RDA : la nécessité d’une position claire contre le fascisme a ainsi été dévaluée – et la position (tout sauf claire et stricte) de la RFA à l’égard des criminels de guerre nazis et de l’élite économique du national-socialisme a été édulcorée (ce n’est un secret pour personne que les grandes familles du capital allemand, qui avaient soutenu et financé le nazisme et en avaient considérablement profité, n’ont pratiquement pas été touchées après la guerre). L’équation du national-socialisme et du communisme va dans le même sens. Une telle équation présente un avantage certain pour ses partisans : elle permet d’occulter le fait que les mêmes relations de propriété capitalistes prévalent sous le nazisme ainsi que dans nos “démocraties libérales”. Mais les conséquences de cette assimilation du nazisme et du communisme sont la diabolisation du second et en même temps la relativisation/agrandissement du premier. Comme on le sait, une telle équation a même été prononcée par le Parlement européen récemment. Cela insulte non seulement les peuples de l’ancienne Union soviétique, mais aussi la vérité historique élémentaire.

Andrei Doultsev : Quel rôle la Treuhandanstalt a-t-elle joué pendant l’Anschluss de la RDA ? Vous mentionnez à un moment donné que les citoyens de la RDA ont été expropriés. Dans quelle mesure la politique de la Treuhand était-elle un signe avant-coureur de la politique de la Troïka à l’égard de la Grèce ?

Vladimiro Giacché : La Treuhand restera dans l’histoire comme le protagoniste de la privatisation la plus massive et la plus rapide qui soit : créée en 1990, elle a fermé boutique fin 1994, ayant pour l’essentiel rempli sa mission.

Il convient de noter qu’à l’origine, cette agence était uniquement censée consolider les biens de l’État et prendre la forme d’une société compatible avec le droit de la RFA. Ses objectifs n’étaient pas réellement la privatisation des entreprises d’État, mais la réorganisation et la protection de la propriété publique en vue de son exploitation imminente dans des conditions capitalistes.

Cependant, une nouvelle loi sur la Treuhand a été introduite à la Chambre du Peuple le 17 juin et adoptée à la hâte à peine deux semaines avant l’introduction de la nouvelle monnaie unique, afin qu’elle puisse entrer en vigueur comme cette dernière le 1er juillet (date du début de l’union monétaire). Son nom en dit long sur les nouvelles missions de l’institution : “Loi sur la privatisation et la réorganisation des actifs appartenant au peuple”. Pour éviter les malentendus, la loi commence ainsi : “Les biens propres du peuple doivent être privatisés.” Avec la nouvelle loi, la ligne RFA prévaut : La propriété du peuple de la RDA sur les moyens de production est donnée à l’Ouest comme gage de l’extension de la zone monétaire de la Deutsche Mark à l’Est.

L’affaire a provoqué la protestation de plus d’un parlementaire de la RDA. Ainsi, le député Günter Nooke (Parti Bündnis 90) a parlé d'”expropriation du peuple à une échelle sans précédent” et a ajouté : “La loi Treuhand laisse entendre que tout ce qui va se passer, c’est que les entreprises seront liquidées, c’est-à-dire qu’elles seront délibérément poussées à la [faillite] et proposées à bas prix.” Une description assez précise de ce qui s’est ensuite réellement passé.

Le nom “Treuhand” est rapidement devenu un synonyme d’incompétence et de corruption, un symbole de la destruction de l’industrie de la RDA, et cette institution s’est donc attirée la haine de millions d’Allemands de l’Est.

En termes purement économiques, la privatisation de l’économie de la RDA a été une gigantesque destruction de valeur. En octobre 1990 encore, le président de la Treuhand de l’époque estimait à 600 milliards de DM la “salade entière” de biens publics à privatiser. Lorsque la Treuhand a été fermée en 1994, le résultat a été une perte de 400 milliards pour l’État allemand.

Ce qui s’est passé à l’Est n’était ni une consolidation industrielle ni l’abandon d’industries obsolètes au profit de nouvelles technologies et de nouveaux secteurs. Il s’agissait d’une désindustrialisation brutale à une échelle jusqu’alors inconnue en Europe en temps de paix : une énorme dévaluation et destruction physique du capital fixe ainsi qu’une dévaluation du capital humain.

Malgré ces résultats épouvantables, lors de la crise de la dette européenne, la proposition de relancer le modèle de la Treuhandanstalt a été avancée avec sérieux. Cette fois, il s’agissait d’un fonds fiduciaire (géré en fait par les États créanciers) auquel seraient transférés tous les biens publics du pays en crise afin qu’ils puissent être privatisés sans effort. Cela était censé réduire la dette et “relancer l’économie et la rendre efficace”, comme on disait à l’époque. En 2015, le modèle a finalement été appliqué à la Grèce afin de vendre des réseaux publics de distribution d’eau, des ports maritimes, des aéroports et des biens immobiliers.

Andrei Doultsev : Dans quelle mesure le modèle d’austérité allemand, qui repose sur les bas salaires, sert-il d’exemple négatif pour ses voisins européens ?

Vladimiro Giacché : Tout d’abord, une remarque générale : un fil conducteur relie la cure de cheval à laquelle l’économie de l’Allemagne de l’Est a été soumise avec les réformes Hartz et les “devoirs” que les pays en crise étaient censés faire après 2009. Les recettes sont toujours les mêmes : privatisation et réduction des salaires. Les stratégies d’austérité proposées en Europe ont eu le mérite de combiner ces deux éléments. Ils visaient à “assainir le budget de l’État”, objectif auquel on accordait la priorité absolue, ce qui comprenait à la fois la vente d’actifs de l’État et la réduction des prestations sociales et des pensions (qui peuvent être considérées comme des éléments de salaire indirect ou différé) ; en outre, les “réformes structurelles” (que la BCE, le FMI et la Commission européenne recommandaient aux gouvernements pour accompagner les politiques d’austérité) impliquaient des “réformes du marché du travail” visant à réduire les salaires directs.

Seul problème : ces politiques – si elles sont généralisées – ne peuvent pas fonctionner, pour au moins deux raisons. La première est assez simple : une stratégie qui se concentre sur la baisse des salaires présuppose que les autres ne poursuivent pas la même stratégie. Sinon, une course se développe qui se termine par un appauvrissement général. La deuxième raison se reflète dans l’histoire de la Grèce, de l’Italie, etc. sous les politiques d’austérité : si je mène une politique budgétaire restrictive dans une situation de crise, non seulement les salaires réels chutent, mais le coup porté à la demande intérieure conduit également à la faillite de nombreuses entreprises qui, autrement, auraient pu tenir le coup. Ainsi, non seulement cela n’augmente pas la productivité du travail, mais cela détruit également la capacité de production. Et donc ralentit la croissance future.

Andrei Doultsev  “Que les Allemands n’arrivent pas en casque à pointe prussien ou en chemise brune de la SA la prochaine fois qu’ils atteindraient la puissance mondiale a été pendant quarante ans l’avertissement de ceux qui voulaient résister aux débuts”, écrivait le journaliste allemand Hermann Gremliza en août 1992, lorsque l’Allemagne était l’un des principaux acteurs du déclenchement de la guerre en Yougoslavie sous la bannière de “Freedom and Democracy”. Quel danger représente l’Allemagne aujourd’hui ? La thèse Allemagne-Europe est-elle justifiée ?

Vladimiro Giacché : La crise précédente a modifié l’équilibre des forces en Europe en faveur de l’Allemagne. Ce fait justifiait objectivement la thèse d’une Europe allemande.

La situation actuelle est différente : l’économie allemande ralentissait déjà avant l’éclatement de la crise de Covid, et aujourd’hui, la reprise de l’économie allemande est tout sauf époustouflante. ” L’UE nouvelle génération ” est sans aucun doute une tentative de ressusciter des secteurs en crise comme l’industrie automobile grâce à d’énormes investissements publics “verts” et de combler l’écart dans le secteur numérique par rapport à l’Asie et aux États-Unis (après que le projet “Industrie 4.0” se soit révélé plutôt inefficace). Cependant, le succès n’est pas garanti. Conclusion : il y a un réel problème de stratégie pour la RFA. L’investissement public et la demande interne par la reflation salariale seraient la solution progressive. Cependant, il est possible qu’au contraire, le mantra de l’austérité reprenne de la vigueur dans les mois à venir pour tenter de relancer les mécanismes de domination de la crise précédente. Il n’est guère garanti que cela fonctionne cette fois-ci. En tout état de cause, une telle “solution” réaffirmerait les forces centrifuges au sein de l’UE. 

Andrei Doultsev : En 2011, peu avant l’élection du président français pro-allemand Nicolas Sarkozy, le pays a connu une vague de publications contre les prétentions allemandes à l’hégémonie en Europe. François Hollande avait promis, lors de la campagne électorale de l’époque, de faire de la France un contrepoids à l’Allemagne au sein de l’UE. Cependant, Hollande, et aussi son successeur Macron, ont poursuivi une politique de la France centrée sur l’Allemagne. Comment expliquez-vous cela ?

Vladimiro Giacché : Oui, d’abord Hollande, puis Macron, ont adopté l’Agenda 2010 appliqué par l’Allemagne à l’époque. Avec le “traité d’Aix-la-Chapelle”, Macron a même cédé à l’illusion d’un leadership franco-allemand de l’UE. Mais c’est un “vœu pieux”, car la France est économiquement très faible par rapport à l’Allemagne. Bien sûr, la France bénéficie d’avantages positionnels considérables grâce à sa proximité politique avec l’Allemagne. On ne peut ignorer non plus la coopération industrielle dans certains domaines. Mais la vérité est que la France souffre d’un grave déficit commercial, alors que l’on sait que c’est le contraire pour l’Allemagne. Ce n’est pas une bonne condition préalable à un partenariat égalitaire. 

Andrei Doultsev : Existe-t-il actuellement des forces à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe qui peuvent freiner l’Allemagne ?

Vladimiro Giacché : Comme je l’ai dit, il m’est difficile aujourd’hui de considérer l’Allemagne comme le maître incontesté de l’Europe. En tout cas, il serait tout à fait souhaitable d’introduire plus d’équilibre dans les relations de l’UE. À cette fin, les trois plus grands États après l’Allemagne (la France, l’Italie et l’Espagne) devraient élaborer une stratégie commune, au moins en ce qui concerne le “pacte de stabilité et de croissance”, qui s’est avéré être un pacte d’instabilité et de récession. Ce n’est que grâce à la suspension de ce pacte que l’UE a pu faire quelque chose face à la crise de la pandémie. Ce serait une grave erreur de revenir simplement au statu quo ante après la crise. Si une telle erreur est évitée, des relations plus équilibrées au sein de l’UE seront également possibles.

Andrei Doultsev : Craignez-vous – après l’expansion économique de l’Allemagne en Europe et la participation de la Bundeswehr à de nombreuses missions à l’étranger – une expansion militaro-politique accrue au cours des prochaines années ?

Vladimiro Giacché : Je ne pense pas qu’il s’agisse principalement d’un danger “allemand”. Plus probable – et plus dangereux – à mon avis est une coopération croissante entre la France et l’Allemagne vers une armée “européenne”, une force d’intervention de l’UE, etc. La construction d’un “complexe militaro-industriel” franco-allemand, bien sûr dissimulé sous le drapeau européen, est un grave danger, non seulement pour la paix : il peut être utilisé, entre autres, pour tenter de faire avancer le projet d’un super-État européen – sans laisser les peuples d’Europe avoir leur mot à dire.

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