Histoire et société

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La Russie, la Chine et la perspective de bases militaires américaines en Asie centrale

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Voilà pourquoi tout à coup le retour sur les préoccupations des femmes afghanes peut être pris pour une des nombreuses campagnes US, relayée par la presse française. Les États-Unis obligés de se retirer seraient en train de tenter de conserver des bases qui non seulement empêcheraient la Chine d’avancer mais les USA espèrent créer les conditions de la rupture entre Moscou et Pékin, ce qui ne parait pas plus à l’ordre du jour que des relations optimales avec l’Asie centrale. Conserver les conditions d’une déstabilisation “démocratique” fait partie du grand jeu (note et traduction de Danielle Bleitrach)

By Emil AvdalianiAoût 8, 2021

Xi Jinping et Vladimir Poutine, image du Bureau présidentiel de presse et d’information, le Kremlin, via Wikipédia

Besa Center Perspectives Paper n° 2 116, 8 août 2021

RÉSUMÉ: Suite au retrait des Etats-Unis d’Afghanistan, Washington serait en passe de rétablir une présence militaire en Asie centrale, similaire à ce qu’il a fait au début des années 2000. Bien qu’un certain niveau de coopération soit possible avec la Russie dans le cadre des relations de grande puissance (et beaucoup dépend encore de la bonne volonté de Moscou), la Chine s’oppose à toute expansion américaine ou sécuritaire près de sa province agitée du Xinjiang.

La sortie américaine d’Afghanistan a créé un vide du pouvoir. Le quatuor composé de la Chine, de la Russie, du Pakistan et de l’Iran devrait bénéficier le plus du retrait américain. La région qui en bénéficie le moins est l’Asie centrale, dont les cinq États (Kazakhstan, Kirghizistan, Ouzbékistan, Tadjikistan et Turkménistan), ainsi que l’Afghanistan, représentent un espace géographique continu. La séparation serait géopolitiquement néfaste pour les États d’Asie centrale, car les retombées sécuritaires de l’Afghanistan ont un impact direct sur le Tadjikistan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan en raison de leur longue frontière.

D’un point de vue à long terme, la sortie américaine signale un changement dans la politique étrangère américaine du Moyen-Orient et de l’Asie centrale du Sud vers l’Indo-Pacifique. L’Amérique est essentiellement en intériorisant les limites de son potentiel militaire : elle voit que la concurrence avec la Chine au cœur de l’Eurasie est un objectif géopolitique contre-productif.

Ce que les États-Unis ont réussi à accomplir jusqu’à présent dans la région est exceptionnel pour une puissance maritime. Il a pénétré profondément en Eurasie – dans des terres hostiles qui ont rarement, voire jamais, été apprivoisées, même par les puissances continentales dans l’Antiquité ou au Moyen Âge. L’expansion américaine en Afghanistan représentait donc une anomalie historique. Elle ne pourrait pas durer longtemps sans une coopération élargie avec les États voisins, ce qui n’a pas été le cas.

Le retrait de l’Amérique libère l’espace, offrant à la Chine, à la Russie et à d’autres puissances eurasiennes la possibilité de combler le vide et, ce faisant, de détourner les ressources et l’attention d’autres théâtres critiques où les États-Unis font face à une résistance farouche. Dans ce contexte, on soupçonne à Pékin que la sortie américaine pourrait être un stratagème. Une plus grande implication de la Chine en Afghanistan pourrait s’avérer être un piège.

Une initiative chinoise visant à combler le vide du pouvoir en Afghanistan serait en effet une mesure géopolitique audacieuse, car l’histoire montre qu’aucune puissance unique n’a jamais été en mesure de contrôler l’espace depuis la Chine jusqu’à la Méditerranée pendant une longue période significative. Même les Mongols, qui ont réussi à unifier cette étendue, ont vu leur empire se diviser en quatre parties belligérantes et finalement disparaître.

Il n’est pas du tout évident que les Chinois seraient en mesure de réussir là où d’autres ont échoué. Pékin dispose de ressources plus importantes que toute autre puissance en Eurasie, mais serait toujours confronté à une myriade de problèmes, du terrorisme au nationalisme en passant par la concurrence d’autres puissances. En fin de compte, son sort est susceptible de ressembler à celui des précédentes tentatives infructueuses d’influencer et de contrôler les profondeurs de l’Eurasie à partir d’un seul centre.

Si le retrait d’Afghanistan est en fait un stratagème américain, il est similaire à ce que les puissances maritimes ont fait dans le passé pour empêcher les puissances continentales de dominer des continents entiers. La Grande-Bretagne a arrêté la France de Napoléon en coupant essentiellement le pays de la mer et en le poussant dans les profondeurs du continent européen. Dans le 20ième siècle, les États-Unis ont réussi à arrêter l’Union soviétique en attirant l’expansionnisme soviétique dans des endroits difficiles, comme l’Afghanistan.

Le retrait américain pourrait servir, de manière quelque peu surprenante, de base à une amélioration potentielle des relations bilatérales avec la Russie. Lorsque les présidents russe et américain se sont rencontrés en juin à Genève, les médias ont été au fait des détails du sommet. Mais parce qu’aucun des deux dirigeants n’a abordé la question de l’Afghanistan lors de leurs conférences de presse séparées, l’attention du monde a été attirée sur d’autres questions.

Il est devenu de plus en plus clair que l’Afghanistan était en fait l’une des principales questions du sommet. Le quotidien russe Kommersant a rapporté le 17 juillet que Poutine a offert à Biden l’utilisation de bases militaires russes en Asie centrale pour la collecte d’informations depuis l’Afghanistan. Le Tadjikistan et le Kirghizistan abritent un certain nombre de bases militaires russes et d’autres installations, dont certaines sont proches de la frontière afghane.

Il y a également eu récemment à Washington plusieurs réunions très médiatisées entre des diplomates américains et d’Asie centrale sur l’accueil de citoyens afghans à risque. Pour le moment, il semble qu’une éventuelle coopération impliquerait l’échange d’informations recueillies par drone.

Selon certaines informations, les États-Unis tenteraient d’établir des bases militaires en Asie centrale. Cela a été possible il y a 20 ans, parce que Moscou était prêt à aider les États-Unis à créer une dynamique antiterroriste. Cette fois-ci, il est peu probable que les Etats-Unis soient autorisés à entrer en Asie centrale. L’Amérique a établi une présence militaire en Asie centrale à la suite des attaques terroristes du 11/9, mais la configuration géopolitique d’aujourd’hui est remarquablement différente à la fois dans la région et à travers l’Eurasie. Les conditions ne sont plus aussi propices qu’elles l’étaient autrefois à une présence américaine. Ce n’est pas seulement parce que les États d’Asie centrale sont maintenant mieux préparés à résister militairement à la menace des talibans. La Russie a également renforcé sa présence militaire dans la région et ne sera pas disposée à laisser des puissances extérieures s’y rendre, en particulier à l’ère de la politique d’exclusion de Moscou.

En fin de compte, bien que l’approbation russe pour le stationnement des bases militaires soit toujours importante (comme le montre l’une des déclarations de Sergueï Lavrov), ce n’est pas le seul facteur guidant l’établissement d’une nouvelle présence américaine en Asie centrale. Un autre acteur, la Chine, sera fermement opposé à toute forme de présence américaine. Au début des années 2000, les inquiétudes concernant le soutien des talibans aux groupes séparatistes et extrémistes basés au Xinjiang ont poussé la Chine à considérer les efforts américains comme correspondant à ses propres intérêts en matière de sécurité. Depuis lors, cependant, les liens sino-américains se sont fortement détériorés, Pékin en venant à considérer la présence américaine en Afghanistan comme s’écartant de sa mission antiterroriste initiale et se concentrant plutôt sur la maîtrise des ambitions régionales de la Chine. Pékin sera donc un farouche opposant à l’expansion militaire américaine en Asie centrale, une région critique pour la poussée de Pékin vers l’ouest.

De plus, la Chine ne serait pas satisfaite d’une présence occidentale en Asie centrale parce que la région borde la province agitée du Xinjiang. La Chine s’est développée à la fois militairement et en termes de sécurité en Asie centrale. Elle a ouvert une base militaire au Tadjikistan et, au cours des dernières années, elle a augmenté le nombre d’exercices militaires qu’elle mène avec des États d’Asie centrale. Un concurrent extérieur risque de perturber l’équilibre régional des pouvoirs que la Chine a soigneusement construit.

La diplomatie autour de l’énigme afghane montre que la Russie et les Etats-Unis, bien qu’ils soient en concurrence tendue sur de vastes étendues du territoire eurasien, peuvent parfois coopérer. La décision présumée de la Russie d’autoriser l’armée américaine à utiliser ses installations en Asie centrale s’inscrit dans le modèle de grande puissance de Moscou. Dans ce type de relations internationales, la coopération et la concurrence coexistent.

Mais alors qu’au début des années 2000, Moscou soutenait l’offensive américaine contre le terrorisme en Afghanistan, sa pensée a évolué depuis lors. Une présence américaine potentielle est maintenant perçue sous un jour négatif. En outre, la question ne concerne de plus en plus pas seulement la Russie en Asie centrale. Les États-Unis doivent à présent également tenir compte des préoccupations chinoises, ce qui sera extrêmement difficile.

Pékin préférerait travailler en étroite collaboration avec Moscou plutôt qu’avec Washington. La Chine et la Russie partagent des préoccupations similaires et s’opposent toutes deux à une présence militaire occidentale. Mais la Russie pourrait coopérer avec les États-Unis dans le but de montrer à la Chine que c’est Moscou, et non Pékin, qui est aux commandes dans la région, et qu’elle décidera d’autoriser ou d’empêcher la présence militaire de puissances non régionales en Asie centrale.

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Emil Avdaliani enseigne l’histoire et les relations internationales à l’Université d’État de Tbilissi et à l’Université d’État d’Ilia. Il a travaillé pour diverses sociétés de conseil internationales et publie actuellement des articles sur les développements militaires et politiques dans l’ancien espace soviétique.

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1 Commentaire

  • Jeanne Labaigt
    Jeanne Labaigt

    J’ai lu que la Turquie, membre de l’Otan, impliquée et ô combien en Syrie, avançait des troupes en Afghanistan, sorte de “délégué des puissances occidentales”.
    La partie géopolitique est encore plus complexe que ne le dit cet article qui n’a aucun point de vue de classe.

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