Dans le cadre de l’interdiction du parti communiste allemand et le silence total sur cette affaire européenne, Andrei Doultsev fait parler des Allemands qui expliquent ce qu’est réellement l’Allemagne et ce qu’ont subi les survivants de l’holocauste tandis que les anciens non seulement n’étaient pas sanctionnés mais retrouvaient toutes leurs prérogatives dans la lutte prioritaire contre le communisme, ce texte est accompagné d’un autre qui explique ce qu’a été l’histoire de la RFA. (note de Danielle Bleitrach, traduction d’Andrei Doultsev)
L’auteure hambourgeoise et une survivante de la Shoah Peggy Parnass décrit la vie de personnes lambda dans le quotidien psychologique et social difficile de la société allemande d’après-guerre. Une société marquée par la dictature nazie et l’hypocrisie des « années de plomb ». Ses rapports témoignent contre le propre mensonge de la République fédérale d’Allemagne, qui aime se présenter comme la société du miracle économique. Peggy Parnass est née en 1927 à Hambourg. Ses parents, de religion juive, ont été tués à Treblinka en 1942. Peggy Parnass a survécu à la guerre en Suède. Après-guerre elle est revenue à Hambourg où elle est devenue actrice et journaliste. Pendant 17 ans elle publiait pour la revue « Konkret », l’organe de presse principal de la nouvelle gauche en RFA. En 1978 elle publie son livre culte « Processus » (« Prozesse »), sur les carrières des juges nazis en Allemagne de l’ouest après-guerre. En 2019 Peggy Parnass est devenue citoyenne d’honneur de Hambourg.
Interview
Andrei Doultsev : Tes reportages sont d’illustres exemples de la dénonciation de l’hypocrisie dans l’Allemagne de l’ouest d’après-guerre. Vois-tu la République fédérale d’Allemagne d’après-guerre comme une société d’adaptation ?
Peggy Parnass : Je n’aurais pas eu l’idée de l’appeler une société d’adaptation, parce que pour se protéger, les contrevenants nazis n’avaient pas eu le besoin de s’adapter – ils n’étaient pas persécutés, ils n’étaient pas traduits en justice, ils pouvaient continuer leurs carrières comme avant. Les assassins nazis n’étaient pas des corps étrangers à la société allemande d’après-guerre. Ils se sont facilement intégrés. Il y a eu une immersion et une submersion dans les foules et les masses, et la fausse conscience des contrevenants qu’ils n’en étaient pas. Hannes Heer a écrit un livre à ce sujet avec le titre très approprié « Hitler l’a fait » : le blâme lui a été délégué.
Andrei Doultsev : Quel est ton sentiment de vivre en Allemagne en tant qu’une survivante de la Shoah? Colère, impuissance, dégoût – que ressens-tu ?
Peggy Parnass : J’avais déjà un sentiment d’injustice quand j’étais toute petite. Inévitablement. La vie et le monde sont injustes. Ce qui me frappe, ce n’est pas un seul crime ici ou là, mais à l’échelle mondiale. Comment se débarrasser de quelque chose qui est établi dans le monde entier ? Sachant que les douze ans du régime nazi furent une bestialité incommensurable.
Andrei Doultsev : Le parti extrême droite allemand « Alternative pour l’Allemagne » est en passe de devenir une force politique de premier plan en Allemagne de l’Est. Un retour vers les années 1930 ? As-tu peur de la suite des événements ?
Peggy Parnass : Le glissement vers la droite s’est généralisé. C’est un grand malheur. « Alternative pour l’Allemagne » ? Quel que soit le caractère de la droite, conservatrice ou extrême-droite, la droite au fond d’elle-même reste toujours la même chose… Récemment, j’ai de nouveau eu peur, j’ai senti à quel point c’est menaçant. Cette crainte est récurrente.
Andrei Doultsev : Y a-t-il des sujets tabous dans les médias allemands ?
Peggy Parnass : Pour moi, il n’y a pas de sujet tabou. Bien sûr, en Allemagne il persiste une forte pression contre la gauche. Chaque fois que je publiais un article ou un livre, j’étais punie, chaque fois je recevais des lettres ou des appels téléphoniques de menace, des menaces de mort. Chaque fois quand j’ai ouvert ma bouche. En ce moment, nous projetons mon nouveau film biographique (« Überstunden an Leben », 2018, réalisé par Gerhard Brockmann et Jürgen Kinter, A. D.), c’est un succès, il est fortement politique… De toute façon, rien ne m’arrête : je dis, j’écris et je pense ce que je veux.
Andrei Doultsev : J’ai aimé ta tribune au quotidien de « Stern » en 2007, au sujet de la libération de l’ex-militant du groupe terroriste de l’extrême-gauche Fraction Armée rouge (RAF) Christian Klar. Dans ton texte, tu appelles les choses par leur nom et contraries le ductus officiel sur la « veuve malheureuse et âgée de Hanns Martin Schleyer ! La malheureuse. La pauvre femme ». On sait aujourd’hui que Schleyer, après-guerre représentant du patronat allemand, ami du chancelier Helmut Schmidt et la victime la plus célèbre de la RAF, fut un sous-officier de la SS et fit partie des responsables de la politique de l’extermination pendant l’occupation de la Tchécoslovaquie par les forces hitlériennes.
Peggy Parnass : « Quoi, libéré, après seulement vingt-cinq ans de prison ?! »… Bien sûr, Klar était condamné à vingt-cinq ans de prison, mais les nazis n’ont pas dû expier leurs crimes. Schleyer, après ce qu’il a fait dans le « Protectorat de Bohême et Moravie », n’a pas été puni. Les assassins nazis continuaient à vivre tranquillement. L’article sur Christian Klar est un texte très important pour moi : personne ne voulait le publier – il a été rejeté partout. Étonnamment, « Stern » l’a imprimé.
Andrei Doultsev : Dans certains de tes rapports de procès, tu décris des meurtriers et leurs victimes qui sont soumis aux mêmes schémas de pensée autoritaire. En général, tes reportages sont un témoignage vif du fait que la vie quotidienne en Allemagne de l’ouest d’après-guerre n’était pas marquée par le miracle économique. Ces personnages que tu décris – les considères-tu comme des caractères traumatisés par la guerre ?
Peggy Parnass : Il y a eu l’époque du miracle économique – mais pour moi, ce furent des années de la faim : je n’avais pas d’argent et j’étais affamée… Et c’était l’époque qui a été le grand moment de gloire ici, mais aussi l’époque où les travailleurs immigrés, à qui nous devons notre bien-être, étaient traités comme de la merde. À mon avis, la RFA n’était pas une société traumatisée, ce n’était pas comme si les gens couraient partout ici en criant et en pleurant. Après ce qu’ils ont fait au monde, les gens ici auraient dû courir partout en criant et en pleurant, en fait tout le monde en RFA aurait dû crier comme si on l’avait piqué à la broche… Pas seulement tous les assassins nazis, mais tous les Allemands, parce que c’est comme ça. Mais les gens ici ont continué comme si de rien n’était…
Andrei Doultsev : L’ex-éditeur de la revue « Konkret » Klaus Rainer Röhl, avec qui tu étais en colocation lorsque tu étais étudiante, est maintenant un vieil homme réactionnaire de droite. À la fin de ses jours, Günter Grass, le Prix Nobel de littérature allemande, a dû admettre son appartenance à la Waffen-SS, ce qui a fait un tort considérable au mensonge de sa vie. Ces virages biographiques t’ont-ils déçu ?
Peggy Parnass : Non, je n’ai pas été surprise. Je n’ai pas été déçue parce que je ne m’attendais à rien. Notre cabaret (« Die Pestbeule », avec le poète Peter Rühmkorf et Röhl, A. D.), qui provient de notre colocation dans la rue Stresemannstraße, était si fantastique qu’il est encore valable aujourd’hui. Les textes ont été écrits il y a cinquante ans et ils sont aussi actuels qu’ils l’étaient à l’époque. Mais il ne s’agissait pas de textes de Röhl, mais de textes de Rühmkorf.
Andrei Doultsev : Dans ton film « Überstunden an Leben », on voit une photo accrochée dans ton appartement : c’est une photo de la journaliste et fondatrice de la guérilla urbaine RAF Ulrike Meinhof. Que signifie son amitié pour toi ?
Peggy Parnass : Notre amitié signifie toujours beaucoup pour moi. Elle a duré jusqu’à ce que Ulrike quitte Hambourg. Après cela, je ne l’ai plus jamais revue ni entendue, et je suis très reconnaissante envers elle de ne pas être venue me voir. Si elle m’avait demandé de l’héberger, de la laisser passer la nuit, je n’aurais pas été capable – comme tant de ses connaissances et de ses amis –de dire non. Pourtant que je n’étais pas du tout d’accord avec ce qu’elle faisait. En tant qu’amis, nous fumes pacifistes, et Ulrike avait un fort sentiment d’injustice que nous partagions. Elle était incroyablement chaleureuse, compatissante, généreuse. Avec elle et son mari Röhl, on passait des grandes et belles soirées – ce furent des années de fête pour la gauche. Et quand elle disait au téléphone : « Peggy, on fait une autre fête ce week-end, tu ne viens pas ? », Röhl criait en arrière-plan : « Non, Ulrike, pas celle-là ! », et elle répondait : « Oui, celle-là ! » Et j’étais là, bien sûr. Lors de ses fêtes, elle restait debout dans la cuisine toute la nuit et grésillait, elle faisait toujours frire des côtelettes, et l’un de nos amis restait avec elle dans la cuisine, et ils se disputaient férocement sur les sujets politiques. Elle a beaucoup souffert de l’adultère de Röhl, c’était terrible pour elle. Mon plus beau souvenir d’Ulrike, c’est que nous avons dansé toute la nuit, sur les Rolling Stones, « No Satisfaction » : elle continuait à remettre la chanson, et nous ne nous cessions pas de danser.
Andrei Doultsev : Une période de ta vie qui m’intéresse particulièrement est celle de Paris. Tu l’as mentionnée dans certaines interviews, mais tu n’as jamais donné plus de détail.
Peggy Parnass : Je suis allée à Paris pour deux jours avec un collègue suédois de Londres. Mon collègue est revenu – je suis resté à Paris. Parce que j’aime cette ville et je m’y suis fait des amis. J’y ai vécu un an. C’est de là que vient mon amitié avec le cinéaste Georg Stefan Troller. Nous avons tous deux étés invités à un cocktail d’une collègue commune. Plus tard, lorsque nous sommes devenus amis, sa femme et lui m’ont invitée à passer des vacances dans leur maison de campagne.
Andrei Doultsev : Qu’est-ce qui t’as retenu à Paris ?
Peggy Parnass : La langue, l’esprit non-conventionnel et… les éclairs, mon dessert préféré. Je n’avais pas beaucoup d’argent, mais j’en mangeais tous les jours.
Andrei Doultsev : Y avait-il une différence significative entre les gens en Allemagne et ceux de Paris après la guerre ?
Peggy Parnass : J’ai été très déçue que les Français ne valent guère mieux que les Allemands… J’étais là quand ils chassaient les Algériens (pendant la guerre d’Algérie, AD). Je logeais dans de petits hôtels, un jour ils ont cassé la porte de ma chambre pour vérifier sous mon lit si je cachais un Algérien… J’ai trouvé terrible de voir qu’il y avait des gens dans d’autres pays qui étaient aussi mauvais que les Allemands. Jusqu’ici je me confortais en pensant qu’il suffisait d’éliminer les Allemands : la vie et le monde seraient à nouveau bons. Et j’ai soudain découvert qu’il y avait aussi des fascistes dans d’autres pays. La remontée omniprésente de la droite est un cauchemar pour moi.
Andrei Doultsev : Aurais-tu été – de la vue d’aujourd’hui – heureuse de rester à Paris ?
Peggy Parnass : J’aurais pu et dû rester à Paris… A Noël, une amie norvégienne de Paris m’invitait de remonter avec elle en Norvège pour passer les fêtes ensemble. Nous sommes passées par Hambourg, et je voulais absolument rendre visite à l’université. J’étais convaincue que tout le monde m’attendait – Rühmkorf m’avait écrit des lettres d’amour rayonnantes. J’y suis arrivée et j’ai pensé que tout le monde allait applaudir – mais ils n’ont même pas levé les yeux. Donc, j’étais de retour à Hambourg, et mes amis étaient déjà partis, en route pour la Scandinavie. J’ai souvent pensé que si j’étais restée à Paris à cette époque, je serais parisienne maintenant, française… Suis-je folle de vivre en Allemagne maintenant ? Bien sûr, il y a eu des gens qui m’ont accusée de cela au fil du temps, surtout en Israël.
Andrei Doultsev : Y a-t-il un de tes livres qui te tient particulièrement à cœur ?
Peggy Parnass : « Prozesse » m’a coûté neuf ans de travail, seize heures par jour… Mais mon livre préféré est « Unter die Haut », quelque chose de très personnel. C’était une période où j’étais terriblement gênée de savoir que les gens me lisent… Parce que tout ce que j’écrivais était si intime. Puis mes lecteurs venaient me voir avec un regard complice et je ne connaissais pas ces gens et ne savais rien d’eux. Mais ils savaient tout sur moi. Et je demandais : « Oui, et qui es-tu ? » – « Je ne suis personne. »–« Quelle absurdité ! » Comment peux-tu dire de toi que tu n’es personne ?
Andrei Doultsev : Qu’est-ce que le bonheur pour toi ?
Peggy Parnass : L’amitié. Et l’illusion de l’amitié, couplée à l’amour, mais à l’amour amical. L’amour comme expression de l’amitié. L’amour en soi est quelque chose de complètement différent.
Andrei Doultsev : Qu’entends-tu alors par amour ?
Peggy Parnass : Être là pour l’autre, prendre l’autre au moins aussi important que soi, être prête à tout faire pour l’autre. Être prête à accepter les faiblesses de l’autre, être capable d’apprendre de l’autre pour que la différence ne sépare pas mais relie.
Andrei Doultsev : Qui était l’amour de ta vie ?
Peggy Parnass : Mon plus grand amour était un Marocain – nous avons été séparés par sa famille parce que je suis juive. Son copain l’a dénoncé. J’ai terriblement souffert. J’étais à moitié morte de douleur.
Andrei Doultsev : Quelle a été ton impulsion pour écrire ?
Peggy Parnass : S’exprimer, communiquer… Je voulais être comprise. J’avais souvent fait des choses dans la vie que les autres ne comprenaient pas toujours – il était donc important pour moi de m’expliquer, de construire un pont entre moi et les autres.
Andrei Doultsev : Quel a été l’aperçu le plus important dans ta vie ?
Peggy Parnass : Ici, en Allemagne, ils ont toujours parlé du « marais des sympathisants » de la RAF. Pour contrer cela, j’ai appelé mon film « De juges et autres sympathisants » – dédié aux juges nazis qui n’ont jamais été inculpés parce qu’ils avaient tant de sympathisants. Des juges ayant un passé nazi qui ont toujours été protégés. J’ai d’abord écrit une chronique dans la revue « Konkret » intitulée « Des juges et autres sympathisants ». Nous avons réalisé un film « Des juges et autres sympathisants ». C’était un grand succès. Il a remporté le Prix allemand fédéral du film… Mais cela n’a rien changé, rien… Zéro… Ceci est la vérité, c’est l’essentiel : que tu y peux pédaler pour obtenir un redressement politique, mais cela ne changera rien…
Andrei Doultsev : Un de tes textes porte le titre « Noël ». Tu décris ta colère envers des amis qui se plaignent d’une année à l’autre de devoir se rendre chez leurs parents pour Noël. Tes parents t’ont été enlevés quand tu étais une toute petite fille…
Peggy Parnass : « Ah non, c’est Noël… Je dois aller chez ma mère, quel cauchemar… », j’avais envie de battre mes amis, qui parlaient comme ça… Ma famille me manquait, je n’avais pas de plat préféré préparé par ma mère : ma mère, mes parents m’ont été enlevés par les nazis. Jusqu’à ce jour, je ne me suis pas remise du fait que je n’ai pas de parents, ils me manquent tout le temps.
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