Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

SUR LE PROLETARIAT, par Ivan Mizerov

Le grand enjeu n’est pas celui de la répartition des professions dans tel ou tel mode de classement sociologique, il est dans ce que dit ce texte: “La conscience de classe s’éveille et grandit dans la lutte, mais comment mener cette lutte s’il n’y a pas de collectif uni ?” Dans le fond c’est là tout l’enjeu de cette semaine, du vote des communistes français… Ce texte écrit par un jeune homme dit aussi la braise qui couve… merci Marianne de l’avoir traduit dans ce temps où l’on sent bien qu’une jeunesse est disponible pour l’histoire, pour y prendre sa place partout dans le monde… (note de Danielle Bleitrach,traduction de Marianne Dunlop)

30 avril 2021

À l’approche de la Journée internationale des travailleurs, il semble fondamentalement important, au lieu des félicitations stéréotypées et des plaintes habituelles concernant la politique du gouvernement, de se tourner vers les fondamentaux. La question du prolétariat est un sujet sensible dans la gauche russe depuis un certain temps déjà. Pratiquement tous les partis et mouvements qui existent actuellement et qui proclament leur adhésion au paradigme socialiste ou communiste, à l’exception de ceux qui n’ont pas de programme élaboré du tout, considèrent du bout des lèvres le prolétariat, en plein accord avec les écrits de ses fondateurs, comme le facteur décisif des prochaines tempêtes sociales et politiques qui éclateront dans notre pays et dans le monde entier. En même temps, nous voyons souvent des actions plus ou moins rituelles avec des piles de journaux dans un bâtiment d’usine, où seule la moitié ou même un tiers des journaux sont distribués, mais où tout l’événement est documenté par de nombreuses photos colorées du début à la fin. Sur cette base, des conclusions sont tirées sur le caractère indubitablement ouvrier et révolutionnaire de l’organisation qui a monté le spectacle, et parfois même, des critiques acerbes sont formulées par d’autres forces politiques qui travaillent différemment. En fait, quand ils ne sont pas obligés de polémiquer en utilisant le discours de leurs concurrents, il arrive que pas mal de gens à gauche avouent, avec un soupir agacé, qu’il n’ont aucun lien avec le prolétariat ! Et qu’en fait, ce dernier a déjà presque disparu ! C’est fini ! Il n’existe plus ! C’est pourquoi rien ne fonctionne – ni avec lui, ni avec la révolution prolétarienne…

C’est une boutade, mais en réalité l’histoire est très sérieuse : non seulement les militants des micro-partis, mais les grandes masses de gens sont convaincus de la même chose. Que le prolétariat est une relique historique. On dit, en règle générale, qu’il n’y a plus les usines et les fabriques soviétiques, tout a été détruit, vendu et volé. “Il ne reste que les vendeurs et le plancton des bureaux.” Mais si cela est vrai, alors nous pourrions conclure, ouvertement, ou bien implicitement, que tout ce qui a été dit et écrit sur le fossoyeur du capitalisme n’est pas pertinent. Qu’il n’y a plus personne pour se battre pour un avenir meilleur, pour les idéaux de justice et d’égalité, contre l’exploitation. Il y avait autrefois des gens fiers et forts, au poing levé et au menton viril et volontaire, comme ceux que l’on pouvait voir dans les classiques du cinéma soviétique sur la Grande Révolution d’Octobre, mais ils se sont éteints et tout ce qui reste est notre tribu de pécheurs et de mesquins. Ces gens courageux se mettaient en grève sans craindre les fusils des cosaques ou même les matraques et construisaient des barricades dans le faubourg de Krasnaya Presnya. Tout ce qui nous reste, ce sont des monuments et des bas-reliefs sur les stations de métro et les immeubles. Et jusqu’à ce que le prolétariat réapparaisse, qu’il vienne de quelque part, des montagnes et des forêts, ou comme une armée de héros errants dans des pays lointains, ou qu’une génération d’hommes forts et robustes naisse soudainement sur l’ordre invisible de la Terre-Mère elle-même, il n’y a rien pour vaincre l’ennemi solidement établi dans les sphères supérieures du pouvoir…

Laissons de côté pour l’instant le fait qu’en 1917, le prolétariat était loin d’être la classe la plus importante en Russie, et qu’il était radicalement inférieur à la paysannerie, mais que la révolution rouge, soviétique et socialiste a tout de même eu lieu, en dépit de tous les sceptiques. Posons la vraie question : qu’est-ce que le prolétariat ? Où peut-on le trouver ? Notre conscience nous aide à imaginer le sol de l’usine, les machines-outils, le fourneau à feu nu et le métal en fusion qui jaillit. Oui, il est vrai que les ouvriers d’usine sont le prolétariat. Mais tous les prolétaires ne sont pas des ouvriers d’usine ! Nous l’avons en quelque sorte subrepticement oublié, soit par accident, soit délibérément. Tournons-nous vers la source primaire, la réponse est sans ambiguïté. La définition classique est donnée par Engels dans les Principes du communisme en 1847, et est reprise dans d’autres ouvrages. Elle se lit comme suit : « Le prolétariat est la classe sociale qui se procure ses moyens d’existence exclusivement par la vente de son travail et ne vit pas des profits d’un capital quelconque. » C’est tout, ni plus ni moins. Pas un mot sur les usines et les machines. Et c’est tout à fait correct.

Il aurait été théoriquement et méthodologiquement erroné de réduire le prolétariat aux seuls ouvriers d’usine à l’époque de Marx, ou même avant Marx. Le mineur, le carrier, l’ouvrier de la scierie, le docker, le débardeur, le mécanicien de la locomotive à vapeur, tous sont des prolétaires. Ce sont des personnes qui ne possèdent aucun moyen de production, mais qui sont obligées de vendre leur force de travail et d’en vivre. Et cette dernière est comprise à tort comme une force strictement musculaire, physique. Le développement de la mécanisation et de l’automatisation dans l’industrie en témoigne très clairement.

Il ne fait aucun doute que l’émergence de la production mécanique, c’est-à-dire des usines et des fabriques, a été un événement de grande importance. Mais avant tout en tant que moteur du processus de prolétarisation, un facteur qui accélère radicalement des tendances déjà observées dans les relations sociales dans un certain nombre de cas auparavant. Les ouvriers d’usine, en théorie, ont les meilleures conditions pour l’éveil de leur conscience de classe et le déroulement de la lutte. Le processus même de production dans l’usine, son organisation, y est propice. Les grands collectifs, où le travail de l’un est directement relié au travail de l’autre par le mécanisme du travail à la chaîne, leur permettent de réaliser beaucoup plus facilement leur parenté et la communauté de leurs intérêts. Dans les temps historiques, les travailleurs ne se contentaient pas de se tenir ensemble devant les machines, mais vivaient ensemble, mangeaient ensemble et passaient leur temps libre ensemble. Souvent, lorsque nous parlons de ceux qui venaient d’un environnement rural, l’agent économique initial était l’artel, avec lequel le contrat était passé, et qui, si nécessaire, défendait ses intérêts en tant que structure cohérente.

Mais il est facile de voir que beaucoup de facteurs qui étaient efficaces et avaient une force matérielle au XIXe siècle, au cours des XXe-XXIe siècles, se sont affaiblis ou sont devenus une chose du passé. En outre, les facteurs qui distinguent l’ouvrier d’usine parmi d’autres. Oui, la sphère industrielle de notre pays a subi un coup terrible dans les années 1990 et 2000, et en général et actuellement le processus destructeur continue, mais peut-on dire que le prolétariat est maintenant numériquement inférieur à celui de l’Empire russe de 1917 ou même 1913 ? Non ! De plus, de nombreuses professions et spécialités, qui occupaient autrefois une place différente dans la structure de classe, se sont prolétarisées. Il a été écrit plus haut que le nombre de paysans dans notre pays à la date de la Grande Révolution d’Octobre était de 77,5%, selon le recensement de 1897. La population urbaine dans son ensemble ne représentait que 13%. Au cours des dernières années précédant la Première Guerre mondiale, la situation a quelque peu changé, mais pas fondamentalement – selon différentes données, en 1913, il y avait de 15 à 20 % de citadins. C’est la paysannerie, sa force, sa position qui a été décisive dans le processus révolutionnaire et la guerre civile de 1917-1920. Proclamée seulement sur le plan doctrinal et mise en pratique sous la forme d’un ensemble de mesures, l’union du prolétariat avec la paysannerie a permis aux bolcheviks de remporter une victoire historique.

Le pouvoir soviétique a, entre autres, contribué de manière décisive à l’urbanisation de la Russie. En 1962, le nombre de ruraux est devenu pour la première fois inférieur au chiffre de 50 % du nombre total des habitants. Aujourd’hui, la population urbaine est de 74%. Un citadin ne peut pas être un paysan. Des millions et des millions de personnes occupent désormais une position différente dans la structure de classe de la société. Où sont-ils ? Certains diront “dans le commerce”. Qu’est-ce que ça veut dire ? S’agit-il de commerçants, de propriétaires privés, qui vendent leurs propres biens ? Non. Ce sont des salariés, comme Marx les appelle déjà, des employés de bureau, des vendeurs, etc. “les travailleurs du commerce”. Ce sont des prolétaires ! Les prolétaires débitent les marchandises chez Pyatorochka et Magnit (chaînes de supermarchés)! Les prolétaires tiennent la caisse du McDonald’s et travaillent dans ses cuisines ! Des prolétaires avec des chariots élévateurs à fourche et à mains nues travaillent dans les entrepôts des centres commerciaux. Et que dire des 26% de villageois qui restent en Russie ? Ce sont des paysans ? Pas tous : les exemples de personnes qui possèdent un lopin de terre et en vivent sont comparativement peu nombreux et beaucoup plus nombreux sont ceux qui travaillent pour un employeur, non pas un gros propriétaire ou même un agriculteur, mais pour une grande holding agricole comme par exemple Miratorg, et non pas pour une part de la production, mais pour un salaire. Et ils n’ont pas d’autres moyens de subsistance. En d’autres termes, nous sommes face à un prolétaire rural.

Au XIXe siècle les médecins étaient essentiellement des personnes relativement riches qui possédaient leurs outils, et parfois une pièce pour les patients, menant leur pratique privée, où ils négociaient directement le prix du service avec le patient, ou selon un barème affiché. Dans la Russie d’aujourd’hui, la grande majorité des professionnels de la santé sont, une fois de plus, des travailleurs salariés qui ne disposent que de leurs propres mains et de leur tête. Et c’est la situation tant dans le secteur public que dans la majeure partie du secteur privé de la médecine. Un informaticien dans un département d’une grande entreprise. Une ‘tête parlante’ dans un centre d’appels. Un homme-sandwich qui distribue des brochures promotionnelles. Nous pourrions continuer encore et encore, mais je pense qu’il est temps d’en venir à l’essentiel.

Sans nul doute, la structure de classe de la société russe a besoin d’une étude détaillée, une étude véritablement scientifique, basée sur la sociologie moderne et la méthodologie marxiste. Mais nous pouvons d’ores et déjà affirmer qu’il existe un prolétariat dans la Russie d’aujourd’hui, et que, de surcroît, il constitue la majorité de la population ! Son principal problème est la faiblesse de sa conscience de classe. Ce n’est guère surprenant – la doctrine marxiste est pratiquement éliminée du système éducatif, aucune télévision ne parlera des classes, aucun syndicat ne le fera, parce qu’il s’agit d’un faux syndicat briseur de grèves ou qu’il n’existe tout simplement pas. S’identifier comme un représentant de la classe ouvrière n’est pas à la mode – c’est “ringard” ou un truc de “looser” – et les médias contribuent à la prévalence de cette attitude et de cette approche.

La conscience de classe s’éveille et grandit dans la lutte, mais mener cette lutte s’il n’y a pas de collectif uni ? Le prolétariat est souvent atomisé, désuni, même physiquement. Il n’est pas enclin à théoriser sur sa place et son rôle dans la société, dans la chaîne de production. L’école de l’action collective est presque entièrement absente. S’il advient que des gens s’unissent, d’autres catégories et concepts semblent beaucoup plus évidents : la nationalité et la parenté, la religion, les intérêts communs comme, par exemple, les propriétaires de voitures ou les éleveurs de chiens. Paradoxalement, les ouvriers d’usine du début du siècle dernier, beaucoup moins instruits en moyenne, avaient une compréhension beaucoup plus précise et complète de leurs problèmes, de leurs tâches et des obstacles qui les empêchaient d’atteindre leurs objectifs. Aujourd’hui, des millions de personnes, bien que souvent critiques à l’égard des autorités, ne tirent aucune conclusion pour elles-mêmes de ces critiques. Les quelques personnes qui s’en soucient sont souvent dirigées par des populistes, ou carrément des trompeurs, qui proposent des solutions simples et directes, canalisant la colère des masses vers des individus spécifiques, mais jamais vers les fondements systémiques. Potentiellement, l’énergie révolutionnaire peut servir de carburant à une nouvelle bande d’escrocs pour atteindre le sommet politique.

Dans une telle situation, une responsabilité particulière incombe aux communistes – le parti d’avant-garde de la classe ouvrière. Il doit agir comme un mentor des travailleurs, faire du travail d’explication le cœur de son activité, y compris dans son travail quotidien. Il doit délivrer un message simple et clair : “Tu es un prolétaire ! Et cela signifie premièrement A, deuxièmement B, et troisièmement C”. Sans aucun doute, il existe de nombreuses difficultés objectives, mais elles peuvent difficilement être considérées comme une justification suffisante pour l’inaction. Dans son essence, la référence à “l’inexistence du prolétariat” est la même que la référence au “l’absence d’un leader, d’un nouveau Lénine ou Staline” – c’est une couverture pour le manque de volonté ou l’incapacité à obtenir des résultats ! Ou, pire encore, le révisionnisme – le désir de mettre la locomotive du parti sur une autre voie idéologique. Un écart conjoncturel par rapport aux points centraux a rarement un effet positif, même à court terme, mais stratégiquement, il conduit à une véritable catastrophe – l’effacement de la distinction entre les communistes et les partis bourgeois. Les deux promettent quelque chose, les deux sont “pour tout ce qui est bon et contre tout ce qui est mauvais”. Ce n’est pas pour rien que Lénine a dit : “La politique directe est la meilleure politique. Une politique fondée sur des principes est la politique la plus pratique.” Le prolétariat doit à nouveau être mis à la place qui lui revient à lui seul – au centre même de la vie et de la pratique du parti. Et pas du tout en paroles, mais vraiment, authentiquement.

Pourquoi ?

Tout aussi désespérément et avec une actualité brûlante, Lénine a écrit dans les Trois sources, les trois parties constitutives du marxisme : « Les gens ont toujours été et seront toujours les victimes stupides de la tromperie et de l’auto-illusion en politique jusqu’à ce qu’ils apprennent derrière n’importe quelle phrase, déclaration, promesse morale, religieuse, politique, sociale, à déceler les intérêts de telle ou telle classe. » La compréhension par les masses de leur position et de leur intérêt de classe tue littéralement toutes les techniques de la propagande officielle. La croyance en un bon tsar, les appels à l’unité universelle basés sur un pseudo-patriotisme, toutes sortes de protectionnisme, et des peurs artificiellement instillées. La classe qui occupe la position la plus nombreuse et la plus fondamentale dans le système de production possède un pouvoir colossal, inconditionnel. Au moment où une portion suffisante s’en rendra compte, c’est toute la pyramide du pouvoir qui sera condamnée d’un coup !

Ivan Mizerov, KPRF Moscou

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5 Commentaires

  • lemoine001

    Cet article illustre parfaitement la difficulté pour une pensée descriptive de saisir une chose comme le prolétariat. La description est toujours à refaire et se réduit au final à rien : le prolétariat se confond avec les salariés modestes. On reste dans la description.
    Pour sortir de la difficulté il faut penser en terme de rapport (plus précisément de rapport, de système et de devenir). Alors on peut définir le prolétariat comme l’un des pôles du rapport social de production dans le mode de production capitaliste. L’autre pôle étant évidemment la bourgeoisie. Le prolétariat se définit alors par son rapport à la bourgeoisie et il se subdivise en classes sociales selon les forces productives auxquelles il est lié (ouvriers d’industrie, des transports, employés de la distribution etc.). Ces forces productives se développent et ce processus fait apparaitre de nouvelles classes montantes. Ce qui impulse une lutte des classes qui est multidimensionnelle.
    Alors l’idée d’une dictature du prolétariat a un sens : celui du renversement du rapport de domination (le pôle prolétariat s’empare de la position dominante). Autrement pourquoi devrais-je accepter une domination des ouvriers d’usines. Où est leur mérite ?
    J’ai tenté de faire comprendre cela en vain dans plusieurs articles (dont https://lemoine001.com/2015/05/07/proletariat-et-lumpenproletariat/ ) mais maintenant je suis fatigué. L’histoire se fait sans moi, mais elle se fait.

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    • Edmond Gilles
      Edmond Gilles

      Travail remarquable que je découvre à l’instant…

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  • politzer
    politzer

    excellente analyse qui remet les pendules à l heure du prolétariat !

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  • Jean François DRON
    Jean François DRON

    Bonne analyse, je partage ce point de vue qui est aussi valable pour les partis communistes de l’occident

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  • Berraud
    Berraud

    Excellente analyse qui, au-delà du cas russe, nous rappelle l’essentiel. Quel que soient les propos “identitaires” ou “romantiques” sur le prolétariat, il convient de revenir sur l’analyse scientifique des rapports sociaux. A ce titre et sans que les (r)évolutions dans les modalités du mode de production capitaliste ne puissent changer la donne, le prolétaire est celui qui vit de la vente de sa force de travail à celui qui est propriétaire des moyens de production. Le reste “n’est que” la question de la prise de conscience ou pas de son appartenance (la classe pour soi) et donc le travail militant des révolutionnaires. Merci de nous avoir proposé ce texte.

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