Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

L’initiative originale des sans culottes marseillais

La réflexion sur le socialisme entre Etat et contrôle de base que nous propose Baran à partir d’une relecture de Jaurès m’a paru avoir des racines plus anciennes. Celle de ceux que l’on a baptisé les républicains de Marseille ou les “enragés” marseillais qui ont été mal compris même de Robespierre alors qu’ils ne s’agissait pas de girondins mais de jacobins qui simplement voulaient que les réprésentants du peuple, ceux qui gouvernaient l’Etat soient sous le contrôle populaire. Il y a dans cette ville une propension à l’intervention directe des travailleurs que l’on a retrouvé à la libération sous des formes autogestionnaires ouvrières liées au parti communiste. C’est Michel Vovelle qui a ppularisé ces formes d’intervention dont le texte ci-dessous rappelle les grands traits. Dans nos études sur Marseille avec Alain Chenu nous avons souligné cette tradition que les communistes ont hérité du sydicalisme révolutionnaire et peut-être de la tradition qui à travers la Commune de Marseille(1) remontait jusqu’à la Révolution française. (note de danielle Bleitrach pourhistoire et societe)

La propagande sectionnaire à Marseille en 1793.   Epistémologie

Samedi 8 Décembre 2007

Approche sémiotique d’un parcours communicationnel

par Jacques Guilhaumou, UMR “Triangle”, ENS-LSH Lyon

Dans notre enquête historique sur le républicanisme à Marseille, nous avons montré que cette ville était le théâtre tout au long de l’année 1793 d’expériences républicaines inédites, tant de la part des jacobins radicaux que des républicains modérés, qualifiés par la centralité législative détenue par la Convention de « fédéralistes ». Plus récemment, nous avons actualisé cette recherche par diverses études republiées dans la rubrique Dossiers autour du thème du pouvoir communicationnel à Marseille pendant la Révolution française. La plus originale de ces expériences communicatives sur le terrain des identités politiques, ou du moins la moins connue, demeure le mouvement sectionnaire du printemps-été 1793 dont Alessi Dell’Umbria, dans son récent livre sur l’Histoire Universelle de Marseille (2006) a pu faire, à partir de nos travaux, un modèle de démocratie de quartier, c’est-à-dire de démocratie locale basée sur le droit du peuple à l’insurrection contre la tyrannie du pouvoir exécutif, incarnée alors par la Convention Montagnarde. S’il en vient ainsi à mettre en cause, par contraste avec une telle expérience de démocratie directe, l’universalité abstraite des idéologues jacobins, et son pendant, le culte quasi-religieux de l’Etat-Nation, nous retenons plutôt de son analyse de la démocratie sectionnaire l’accent mis sur une manifestation de souveraineté locale « d’où part et revient sans cesse l’universel ».

N.B. Le discours d’une citoyenne de la section 4 analysé dans la quatrième partie de cette étude est en accès sur le site, avec une présentation.

Des circonstances particulières contribuent également à la puissance du mouvement sectionnaire : l’augmentation importante du nombre des présents dans les assemblées de section dès le lendemain du 10 août 1792, comme l’a montré Michel Vovelle (1986) dans son analyse quantitative de la fréquentation des sections, le contexte de « patrie en danger » sans cesse affirmé, enfin les erreurs stratégiques des jacobins radicaux, en particulier lors de leur tentative de désarmer une partie des citoyens à la mi-mars. Cette affaire de désarmement marque en effet le déclenchement du mouvement sectionnaire voir la chronologie des événements. Cependant l’objectif du présent exposé n’est pas de faire l’historique du mouvement sectionnaire, ni d’en décrire le mécanisme démocratique, travail déjà présenté dans notre ouvrage Marseille républicaine et dans des articles complémentaires publiés au sein de la revue Provence Historique (voir la bibliographie en fin d’article). Nous voulons plus précisément rendre compte de l’intense effort de propagande démocratique déployé par les sections à partir de sa spécificité sémiotique.

Lorsque le journaliste Ferréol Beaugard annonce, vers la mi-mai 1793, qu’il transforme son Journal de Marseille en Journal de Marseille et des sections, il prend acte de ce qu’il appelle « la révolution morale » mise en œuvre par les 32 sections marseillaises pour désigner la souveraineté en acte. Ainsi, après avoir retracé, dans son numéro du 23 mai 1793, l’historique, depuis l’affaire de désarmement, de la prise de pouvoir par les sections contre le club jacobin et les commissaires de la Convention, il précise que son journal contiendra désormais « le détail des opérations des sections, et des délibérations qui y sont prises ». S’il devient donc l’ardent propagandiste du mouvement sectionnaire, c’est assez tardivement, plus de deux mois après le déclenchement du processus politique d’autonomisation des sections marseillaises, et en se contentant principalement de reproduire le procès-verbal du Comité Général des 32 sections, sans entrer donc dans le détail des activités délibératives de chaque section. Et de l’activité proprement dite des sections, il retient principalement l’affirmation, certes essentielle, de la toute puissance du principe de souveraineté, à l’exemple toujours cité du procès-verbal imprimé par la section 24 le 10 juin :

« Considérant que, quoique la souveraineté n’admette point de fractions dans le sens absolu, il est cependant une souveraineté relative dont un citoyen ou une portion de citoyen peut revendiquer l’exercice, toutes les fois que les droits qui lui ont été transmis et cédés par le pacte social sont violés à cet égard : faculté qui lui est accordée par la Loi sous le nom de droit de résistance à l’oppression, et que c’est purement de cette souveraineté relative, et pour ainsi dire de localité, que les Sections de Marseille ont réclamé l’exercice ; que cet exercice, bien loin de tendre au fédéralisme, c’est-à-dire à la division de République, ne tend au contraire qu’à consolider son unité et son indivisibilité ».

Si nous voulons donc comprendre comment se met en place la propagande sectionnaire en partant du niveau le plus local, et quel en est le contenu sémiotique, il convient donc d’en revenir aux sources archivistiques de la série L des Archives départementales des Bouches-du-Rhône, en particulier le fonds des sections qui contient non seulement une partie des procès-verbaux des sections, mais aussi de nombreux documents imprimés (Placards au format affiche et In-8) témoignant d’une activité intense de propagande.

Critères méthodologiques

De notre point de vue d’analyste du discours, la sémiotique discursive ne se centre pas sur l’usage linguistique des formes langagières et leur contextualisation ; elle demeure à distance de la description des matérialités discursives dans une conjoncture historique précise (Guilhaumou, Maldidier, Robin, 1994). Elle se focalise plutôt sur la description de la globalité du fait signifiant – ou fait de signification -, donc elle met plus l’accent sur un contenu de signification que sur une forme linguistique, et cela dans le but d’en évaluer les possibles, voire l’effectivité dans un espace communicationnel.

Ainsi, la sémiotique du discours (Fontanille, 2000) ne dissocie pas d’emblée le texte du contexte, dans un geste critique vis-à-vis de l’analyse de discours, mais considère l’ensemble formé du contexte et du texte comme un « tout de signification » dans la lignée greimassienne (Greimas, Courtès, 1979). C’est indéniablement son point fort dans la perspective de la description signifiante d’une totalité historique qui rejoint à sa manière la préoccupation interprétative de l’historien du discours, et son souci, le temps de la description configurationnelle, d’argumenter le texte par la présence du contexte en son sein même.

Une sémiotique de l’évenement (Lamizet, 2006) permet alors d’appréhender l’actualisation discursive d’un tel tout social, et entre en dialogue avec l’approche de l’historien du discours (Guilhaumou, 2006). Il s’agit bien de considérer la manière dont l’événement donne une consistance renforcée à la sociabilité politique, par le fait de la rupture dans le réel, puis de la reconstruction d’un continuum identitaire.

La démarche de l’historien du discours confère à l’archive une place centrale dans le rapport du réel au langage : elle permet ainsi de décrire la médiation discursive du porte-parole faisant du langage un évènement, donc de s’intéresser au moment où le discours fait événement dans l’espace public par sa confrontation avec le réel de la sociabilité. Présentement la sémiotique discursive intègre une telle centralité de l’événement dans une approche certes moins formelle, mais plus globale des processus de médiation constitutifs de l’évènement, en s’intéressant à la vie des signes. Si l’on s’accorde avec Saussure pour définir la sémiologie comme « la sciences des signes ou étude de ce qui se produit lorsque l’homme essaie de signifier sa pensée au moyen d’une convention nécessaire » (2002, 204), une telle vie des signes se déploie d’innovation en innovation, d’un bout à l’autre des territoires de la communication pour permettre aux éléments de la langue de se mêler, de s’égaliser, s’unifier. Il s’agit donc bien de s’intéresser à l’intercourse, selon le néologisme de Saussure (id., 294), sorte de mouvement perpétuel des signes à l’intérieur même de la sociabilité. En effet le phénomène sémiologique comprend la dimension sociale comme l’un de ses éléments majeurs, et touche ainsi à l’ensemble des procédés signifiants de communication sociale dont nous pouvons mesurer l’impact en terme d’agir communicationnel, selon l’expression bien connue d’Habermas (1987).

Si nous considérons avec Pierce (1978, 121), que le signe « tient lieu de quelque chose ; de son objet », quelque chose existe donc pour le sujet parlant dans la référence au fait que l’homme saisit l’idée d’un autre homme, donc confère dans « tout ce qui communique une notion définie d’un objet ». La sémiotique discursive nous introduit ainsi à une ontologie sociale de la langue apte à nous faire comprendre l’activité entre les hommes, leur intersubjectivité agissante. Elle recoupe notre intérêt d’historien du discours pour le référent ontologique du discours (Guilhaumou, 2006). Dans un tel cadre sémiotique, nous pouvons parler, comme le propose Bernard Lamizet (2006), d’une « intelligibilité sémiotique de l’événement » nous permettant de parcourir un trajet discursif où se côtoient la continuité événementielle des faits et la délimitation d’un ensemble social de représentations et de pratiques de communication. De plus, si l’on s’accorde pour considérer que la prise en compte de l’historicité de la communication permet de donner consistance aux arguments des acteurs, de les identifier, de leur donner une identité, une telle approche sémiotique permet bien de rendre visible toutes sortes de médiations consistantes, descriptibles, intelligibles, donc ayant une rationalité propre. Une ontologie sociale des discours, inscrite dans un cadre sémiotique et située à l’horizon de l’historicité, se précise ainsi dans le statut conféré à des sujets construisant les identités sociales par leur énonciation propre.

Multipliant initiatives et acteurs politiques, la propagande sectionnaire construit une nouvelle identité en se déployant tout au long d’un parcours communicationnel où se précisent les médiations susceptibles d’instituer des normes sociales basées sur les principes que nous venons d’évoquer avec la section 24 (souveraineté relative, résistance à l’oppression, unité et indivisibilité de la République). Il s’agit en effet de donner une valeur pratique à ces normes, ainsi de l’exercice effectif de la souveraineté, au titre de la souveraineté délibérante des sections, ou de l’appel aux armes contre l’oppression. Il en ressort un espace de propagande et des stratégies d’influence consistantes et rationnelles.

Dans la mise en place d’un tel parcours communicationnel, et de son extension hors de Marseille soit par le fait physique de l’envoi de commissaires dans toute la Provence, mais aussi jusqu’auprès des sections parisiennes, soit plus classiquement par les moyens de propagande, essentiellement l’envoi d’imprimés, deux sections vont jouer un rôle prépondérant, centralisateur des normes, rôle quelque peu éclipsé par l’insistance du journaliste sur le Comité Général des 32 sections, bien qu’il soit de formation plus tardive, courant mai, dans le processus décrit. L’une de ces sections, la 10 (Saint-Jaume près des Accoules), est considérée comme « le modèle à suivre » pour des raisons que nous allons préciser, l’autre la 4, près de la Canebière, comme « l’interprète des sentiments » des sections sœurs, avec la présence en son sein d’un groupe de jeunes femmes particulièrement actives, ce qui va nous permettre de déployer les modalités de la propagande sectionnaire jusque sur l’axe masculin-féminin. Nulle surprise si nous trouvons des citoyennes en première ligne dans le mouvement fédéraliste. Ville de tradition civique (Donzel, Guilhaumou, 2006) qui accorde une place importante à l’intercivilité entre hommes et femmes depuis le Moyen-Âge et tout particulièrement pendant la Révolution française, des dames patriotes de 1790 aux républicaines de 1793, Marseille en révolution multiplie les exemples de citoyennes impliquées dans l’action, en particulier pendant le moment sectionnaire (Guilhaumou, 1996).

Cependant, avant d’en venir à la description du rôle propagandiste de ces deux sections, nous allons préciser ce qu’il en est de la propagande sectionnaire au niveau de la diffusion de l’imprimé, et la manière dont se définissent les contenus des textes imprimés diffusés, en lien avec la pyramide des pouvoirs mise en place : sections, comité général des 32 sections, et enfin autorités constituées, en particulier le Conseil provisoire de la Commune.

Diffusion de l’imprimé et hiérarchisation des contenus sémiotiques

Une grande diversité de textes imprimés titrés Adresses, Discours, Procès-verbaux etc., sont disponibles dans le fonds des sections, avec trois types d’énonciateurs, les sections sous la forme de procès-verbaux imprimés, le Comité général des 32 sections de Marseille, et les autorités constituées, essentiellement le Conseil provisoire de la Commune de Marseille, d’une part et une gradation de destinataires récepteurs, des citoyens marseillais à l’ensemble des citoyens français d’autre part. D’après les rares chiffres indiqués dans les archives, le Comité Général de Marseille diffuse chaque imprimé en 1.200 exemplaires pour les brochures, et en 500 exemplaires pour les Affiches. Chaque section reproduit les documents qui circulent entre les sections en 200 exemplaires, après adhésion bien sûr. De manière certes toute théorique, la diffusion d’un document, de reproduction en reproduction, peut donc se situer entre 2000 et 8000 exemplaires pour une agglomération marseillaise d’environ 100.000 habitants. De plus nous retrouvons ces documents imprimés dans d’autres fonds d’archives, à Paris comme en Province, ce qui indique une large diffusion au-delà des Bouches-du-Rhône, dans les départements proches.

Si l’essentiel émane, en quantité d’imprimés distribués, du Comité Général des 32 sections, et fait quelque peu double emploi avec les textes publiés dans le Journal des sections, la confrontation de la chronologie et des contenus sémiotiques des textes de ces trois énonciateurs collectifs donne une vue d’ensemble assez précise de l’enchaînement actantiel entre eux, via l’imbrication hiérarchisée des principes.

Tout commence bien sûr au niveau des sections elles-mêmes, avec la référence insistance à la souveraineté délibérante, qui rend compte du rôle constituant des assemblées primaires (les sections elles-mêmes au moment de leur réunion périodique) et donc légitime la résistance à l’oppression contre la tyrannie de la Convention, et sa conséquence la lutte contre les intrigants et les anarchistes (Guilhaumou, 1989), désignants omniprésents dans les textes sectionnaires. D’un procès-verbal à l’autre, il est donc affirmé que « le peuple est souverain », que « personne ne peut lui ravir sa souveraineté, il ne peut pas même y renoncer » dans un discours à la section 13 du 20 avril 1793 que nous présentons sur ce site. Les textes des sections se situent donc bien au début du processus de mise en place de la propagande sectionnaire : ils en définissent les principes dès avril-mai 1793.

Bien sûr, il conviendrait d’y adjoindre, en termes de contenu et de diversification, les adresses des sections assemblées par le biais de délégués de chaque section, à l’initiative de la section 10. Mais ces textes sont demeurés, à notre connaissance, manuscrits. Ainsi le 11 mai, un texte intitulé, « Les Républicains assemblés en permanence dans les 32 sections de Marseille et de son territoire à tous les Républicains qui composent les diverses sections de la République française » commence de la façon suivante : « Les Marseillais de 1789. Ceux qui au commencement de cette année donnèrent à la France entière le premier signal d’une ‘sainte insurrection’, ceux qui conquirent par la force des armes et par leur courage la Bastille, ceux qui sauvèrent la France du 10 août 1792 », etc.., inscrivant ainsi le mouvement sectionnaire dans une continuité révolutionnaire. Le même jour, des sectionnaires aixois en députation à Marseille écrivent à leurs commettants: “Aux sections, aus sections ! C’est le cri de ralliement”, ce qui précise bien l’énergie déployée par les sectionnaires sur la base de l’appel à la souveraineté.

A ce premier niveau sémiotique, la qualité de la souveraineté, au-delà de ses usages discursifs inscrits dans un trajet d’ensemble plus large (Guilhaumou, 1994), a conjointement une valeur absolue, monadique, qui n’a pas échappé aux sectionnaires lorsqu’ils précisent qu’elle est liée à la République une et indivisible, et une valeur relative dans l’expérience du pouvoir local. Certes le principe de souveraineté, comme tout autre principe, n’échappe pas à l’expérience des faits, présentement l’expérience de « la démocratie pure » au sein des sections (Guilhaumou, 1991). De la qualité du principe à l’expérience du fait démocratique, tel est ce premier plan sémiotique.

Avec les imprimés du Comité Général des 32 sections, en nombre notable nous l’avons déjà souligné, nous sommes d’emblée frappé par la concomitance, le même jour, le 12 juin 1793, du Manifeste intitulé Marseille aux républicains français, largement diffusé dans toute la France – on le retrouve dans divers fonds d’archives en Province – et d’une Adresse des Marseillais à leurs frères des quatre-vingt cinq départements. Ici se met en place la dynamique même du mouvement, au-delà du principe, sans cesse affirmé par les sections, de la souveraineté.

L’énoncé central de cette dynamique actantielle est le suivant : « Dans cet état de crise et d’agitation, une voix se fait entendre du centre et des extrémités de la République. Elle proclame que la Nation est debout pour vaincre ou s’ensevelir. Elle est debout : marchons, vous dit Marseille… ». Il pose, en effet, de manière performative, le pouvoir proclamatoire de la Nation au travers de l’action des Marseillais, ce qui permet de déclarer que Marseille est dans « un état légal de résistance à l’oppression » : « Marseille déclare derechef et solennellement qu’elle est dans un état légal de résistance à l’oppression, et qu’elle s’autorise, par l’effet de la loi de salut public, de faire la guerre aux factieux » (Manifeste). Ici l’ajout du terme légal à la référence principielle au droit de résistance à l’oppression confère une valeur propre à cette action, en quelque sorte une norme de salut public, qui permet de proclamer « la guerre aux factieux » jusqu’à mettre en cause « la faction dominatrice à Paris ». Il s’ensuit, dans l’adresse précitée un appel aux armes contre la Convention Montagnarde : « Français ! entendez-vous ce cri qui vous répète le génie tutélaire de la Patrie : ‘aux Armes !’ ».

A ce second niveau sémiotique, l’élément de lutte contre les factieux, les anarchistes, déjà présent au plan sectionnaire, s’articule à la loi de l’action, en l’occurrence la loi de salut public : la légalité a valeur ici de « principe général actif » (Pierce, 1978, 105). Nous entrons ainsi dans l’espace de la généralisation sémiotique de l’action des sections souveraines, sous couvert de la véracité de ses propositions. Le Comité Général n’est pas un simple organisme administratif, voire bureaucratique qui viendrait prendre la place des assemblées générales des députés des 32 sections. Son action confère une réalité à des principes et des propositions générales dans son effort propre de propagande, il les fait agir dans un espace démocratique.

Nous pouvons donc considérer que la dimension sémiotique de la propagande sectionnaire est en place, dès ses deux premiers niveaux « sectionnaires » imbriqués l’un dans l’autre, dans la mesure où ils définissent la manière de diffuser dans l’espace public les contenus communicationnels qui la caractérisent, avec leurs supports et leurs formulations propres. Ainsi se précise le champ d’intelligibilité sémiotique dans lequel se forge une identité sectionnaire politiquement constituée. Du sujet singulier et souverain de la communication, sous l’égide des 32 sections sœurs de Marseille, au sujet collectif incarné par le Comité Général se précise une « performativité institutionnelle » (Lamizet), donc une forme spécifique d’intentionnalité collective, qui confère de la généralité, donc de la légitimité, à une action unitaire, certes distanciée de « la représentation institutionnelle » incarnée par la Convention.. C’est donc ainsi que les sectionnaires mettent en jeu un exercice du pouvoir particulièrement périlleux pour le pouvoir central, d’autant que a loi de salut public y occupe une position centrale : elle donne alors une consistance réelle, effective à la nouvelle norme démocratique jusque dans l’exercice de la vigilance au quotidien.

Reste alors à évaluer l’intervention des autorités constituées, en particulier du Conseil provisoire de la Commune dans la dernière période du mouvement sectionnaire, l’été 1793. Le thème central des affiches du Conseil porte sur le caractère républicain de Marseille (« Marseille est tout entière à la République une et indivisible ») qui se traduit par deux impératifs, la défense de la sûreté des personnes et des propriétés et son corollaire, une vigilance active. C’est alors à la Commune provisoire d’organiser les occasions de prononciation du serment de soutien à la République une et indivisible, et de respect des personnes et des propriétés. Ainsi en est-il au moment de la commémoration de la Révolution du 14 juillet 1789, puis de la journée du 10 août 1792 dont a résulté l’anéantissement de la royauté. Nous touchons ici à l’espace symbolique d’invariants sémiotiques (la sûreté de personnes, le respect des propriétés) perçus comme naturels, c’est-à-dire de catégories normatives de l’entendement constituées de représentations à but de classification de la réalité sensible de toute société. Il s’agit là d’atténuer l’effet de rupture sémiotique propre à un exercice inédit du pouvoir local, en introduisant des opérateurs de langage présupposés dans l’existence de tout société, encore une fois la sûreté et la propriété.

D’une section à l’autre, un parcours sémiotique

La section 10 au centre

Une fois mis en place un tel cadre sémiotique, il convient d’entrer plus avant dans le processus de propagande imposé par les sections. Une section joue, dès le mois d’avril, un rôle essentiel, la section 10 de Saint-Jaume. Ainsi le 21 avril, un citoyen de la section 23 prononce un discours où il présente la section 10 comme « le modèle à suivre » et propose une pétition à faire circuler de section en section pour « honorer ce bel exemple ». Quelques jours plus tard, un citoyen de la section 10 affirme qu’ « il faut donner à la souveraineté du peuple toute la latitude et l’extension dont elle est susceptible », affirmation de principe qui se traduit par l’initiative de cette section de réunir régulièrement, dès le 16 avril, des commissaires des 32 sections, avant donc la création du Comité Général des 32 sections

C’est alors dans ce premier espace communicationnel de souveraineté locale que se mettent en place les thèmes et les moyens de la propagande sectionnaire dans Marseille, avant d’en venir aux initiatives hors de Marseille. Il s’agit d’abord de proclamer, dès le 16 avril 1793, la permanence de la garde nationale selon le principe encore une fois énoncé que « tous les citoyens ont droit d’opposer la résistance à l’oppression » et sa mise en acte dans le fait que « Dans un mouvement populaire, tous les citoyens sans exception sont tenus de se présenter en armes pour empêcher les assassinats et les voies de faits ». Une telle proclamation du peuple en armes, qui donne donc force à la loi par le fait de pouvoir requérir la force, forme « primaire » de performativité institutionnelle, s’étend rapidement à toutes sortes de mesures pour mettre en place une armée marseillaise, jusqu’à une réunion le 11 juin d’une assemblée générale des commissaires de section pour établir un règlement de discipline au sein de l’armée marseillaise. Tout cela prouve que les rassemblements autour de la section 10 continuent même après la mise en place du Comité Général des 32 sections.

La section 10 prend également la tête du mouvement qui tend à refuser la délivrance de certificats de civisme au nom bien sûr de la souveraineté du peuple (« Tout citoyen a le droit incontestable de voter dans les assemblées priimaires »), dès le 22 avril : elle précise ainsi que la propagande sectionnaire se fonde exclusivement sur l’exercice effectif des droits de souveraineté. D’autres aspects sont également notables dans l’activité incessante de la section 10 : d’abord le contrôle des autorités constituées (« Si l’on a vu quelque fois intervenir les autorités constituées, celà n’a été que pour la forme, il ne nous reste qu’à agir par nous-mêmes », 27 mai) en conformité avec le schéma sémiotique présenté ci-dessus ; et bien sûr le fait de superviser et d’envoyer des commissaires essentiellement en Provence, mais aussi jusqu’à Paris.

La section 4, interprète des sentiments des sections sœurs

Cependant la section 10 est en lien étroit avec la section 4 (section du centre ville) – la section où elle envoie le plus souvent des députations – dans la mesure où elle y trouve des prolongements de son exercice de la souveraineté qui donne une certain ampleur aux moyens de la propagande sectionnaire.

Pourquoi cette section, d’après son procès-verbal, multiplie les projets d’adresse, prend acte la première de la transformation du Journal de Marseille en Journal des sections et s’y abonne, diffuse des avis par voie d’affiche, tout en prenant une position très avancée dans la lutte contre le club jacobin ? Nous sommes ainsi frappé par la présentation, dans cette section, à la mi-mai d’un Catéchisme contre le club, d’une grande violence contre le club jacobin et qui suscite des réactions négatives dans certaines sections encore attachées à la société populaire. Cette initiative de propagande se déroule au moment même où se discutent, dans les sections (voir l’exemple de la section 16 à la séance du 20 mai) « les inconvénients et les résultats qui peuvent résulter de la présence des femmes aux délibérations des sections ».

Or la section 4 prend en la matière une position avancée, le 30 mai 1793 : « Sur la motion d’un membre, l’assemblée délibère que les citoyens seront tenus de se tenir dans le sein de l’assemblée et que les tribunes ne seront uniquement occupées que par les citoyennes de la section : elle a, à cet effet, nommé deux commissaires qui inviteront les citoyens de ne pas se tenir aux tribunes et d’y laisser entrer que des citoyennes de la section ». De fait nous pouvons identifier, à partir de la liste des suspectes de l’an II, un groupe de femmes, plutôt jeunes, qui participe de manière particulièrement active à la propagande sectionnaire, sur le thème de « la mère patrie ». Il s’agit plus précisément des sœurs Odde, Marie et Claire, âgées respectivement de 25 et 28 ans, des sœurs Reboul, Sabine et Fouquette de 21 et 27 ans, puis de Thérèse Mary (30 ans), Julie Sorel (17 ans), Cosme dit la Catalane (30 ans), Sabine Maisse (19 ans) en enfin Thérèse Clappier, 16 ans, sur laquelle nous avons mené une étude de cas, publiée dans le Dictionnaire des Marseillaises.

Les hommes de leurs familles sont impliqués dans le mouvement sectionnaire, soit comme commissaire de la section et membre du comité secret de la section, soit comme membre de l’armée départementale, pour les Reboul et les Maisse. Nicolas Maisse, négociant-fabricant, sera même guillotiné le 24 germinal an II en tant que « sectionnaire enragé ». Appartenant donc à des familles de boutiquiers, de négociants, de fabricants très engagés dans le mouvement sectionnaire, ces femmes et ces hommes correspondent bien au profil sociologique des sectionnaires marseillais mis en évidence par Michel Vovelle.

Le point culminant de l’intervention de ces citoyennes, hormis leur part active dans la propagande de leur section – elles participent aux délibérations des sections – se déroule autour d’un discours patriotique prononcé par un citoyenne à la section 5 le 7 août, puis repris à la section 4 le 9 août, et que nous avons présenté et publié sur ce site.

Au vu du dossier du tribunal révolutionnaire contre Thèrese Clappier, où elle est accusée d’avoir prononcé un « discours contre-révolutionnaire ». Elle répond que c’est le citoyen Maisse qui le lui avait fait lire, pour la faire passer pour héroïne, alors qu’elle était avec un groupe d’amies. Il apparaît donc qu’elle-même et ses amies constituent le principal protagoniste de cet événement. Pourquoi pouvait-elle passer pour héroïne, en lisant ce discours ? Quelle en est la teneur ? Il s’agit en fait d’un discours patriotique de mobilisation des citoyens pour la défense de Marseille face à la menace de l’armée de la Convention. Nous nous proposons alors de l’intégrer au sein d’une réflexion plus large sur la manière dont se déploie sémiotiquement le sens politique des citoyennes marseillaises, par son extension au thème de la « mère patrie ».

Le sens politique des citoyennes sectionnaires

Sous la Révolution française, et surtout en 1793, un sens social et politique de la représentation maternelle se précise sous l’égide de « la mère patrie » (Heuer, Verjus, 2006). Il correspond avant tout à la quête d’un partage fraternel de l’égalité sous l’égide d’un bien commun à tous. L’héritage maternel est ainsi élevé au plus haut du sens moral : il prend donc un valeur spécifiquement politique. Il participe d’une puissance maternelle revivifiée par les événements révolutionnaires.

Dans le cas marseillais, la référence à la « Patrie, notre mère commune » est bien attestée dans les textes sectionnaires (« Aidez nous à sauver la Patrie, notre mère commune » précise une adresse Aux armées de la République française du 3 juillet 1793). Mais l’accent est surtout mis, par les citoyennes, sur le sacrifice nécessaire des citoyens à la défense de la patrie. Il en est ainsi du discours de la citoyenne de la section 5, lu le 7 août, dont le Président de la séance où il est lu souligne qu’il tend « à exciter le zèle et l’ardeur des soldats qui n’ont pas rejoint leur drapeau ».

Que retenir de ce discours aux forts accents patriotiques ?

D’abord qu’il substitue au tableau édifiant usuel d’une mère éduquant ses enfants dans l’amour de l’égalité, donc dans le souci de défendre ultérieurement leur patrie, un tableau effrayant, certes à titre de repoussoir, d’une mère et d’une épouses expirantes, d’une fille brutalisée sous les coups de l’ennemi si les hommes se laissent aller à leur égoïsme, et se refusent donc à défendre leur patrie. Là encore, la dualité sémiotique de la lutte prend le pas sur le simple sentiment, introduisant ainsi de l’action réciproque opposée là où l’on aurait pu s’en tenir à un simple élément de conscience, sans considération de rien d’autre. Mais il ne s’agit pas ici de rendre compte d’un état (maternel) et de ses effets, mais ce qu’il advient d’un processus avec ses risques.

Continuons sur les nombreuses occurrences de patrie, 9 au total si on y adjoint une référence à patriotisme, qui mettent en valeur l’appel des citoyennes à « défendre votre patrie/mourir pour la Patrie/donner leur sang à la patrie » sous l’invocation du « salut de la patrie » et de « l’amour de la patrie ». Ainsi de conclure, une fois les regards détournés du « tableau révoltant » de citoyens qui pourraient manquer de courage, et portés vers « un spectacle plus digne » : « pour prix de votre triomphe, vous trouverez en rentrant dans vos foyers vos filles et vos femmes ne formant qu’un groupe sur l’autel de la patrie ».

Ce discours patriotique qui part du constat que « les femmes polissent les mœurs, élèvent l’âme, ornent l’esprit » en vient à glorifier l’union des citoyens et des citoyennes dans une future démarche victorieuse. Les femmes occupent alors une place centrale dans ce processus d’héroïsation : « Semblable aux prêtresses de Vesta, c’est à nous de conserver ce feu sacré, image d’une vertu sans tâche et d’en souffler les étincelles dans tous les cœurs. C’est à nous de former de nouveaux Décius qui sauront s’immoler pour le salut de la patrie » précise le discours précité. Et c’est où il est fait référence, dans la réaction du Président de la section 4 à ce discours, aux événements devenus mythiques qui marquent fortement, depuis l’Antiquité, le rôle des Marseillaises dans la défense de leur Cité, ce qui renforce d’autant l’unité des acteures ainsi mises en scène, et leur rôle encore une fois fondateur de l’identité marseillaise. C’est « en leur assignant la fonction de médiations constitutives de l’identité » (Lamizet, 2006, 297) que l’action de ces citoyennes peut être héroïsée.

Nous approchons donc au plus près, avec une telle narration « féminine » héroïsée d’un achèvement du parcours communicationnel, du fait de sa dimension fortement intersubjective, réciproque. Nous pouvons ainsi identifier politiquement le mouvement sectionnaire, en décalage avec la symbolique usuelle en révolution, qu’elle soit religieuse (« la sainte insurrection » est d’abord une insurrection morale, rationnelle), nationale (l’unité de la république est d’abord liée à un principe général d’activité) ou maternelle (la figure de la mère participe aussi de l’effroi propre à la lutte entre acteurs antagonistes).

Une donnée ultime renforce l’identité sectionnaire dans le fait de la réciprocité et de la communication. Elle concerne les relations entre “les sections de la ville” et “les sections de la campagne”. Qu’en est-il en effet des “sections de la campagne,” les sections 25 à 32 (Mazargues), dans ce mouvement général ? Sont-elles à l’écart des “sections de la ville” en pleine activité ? En fait c’est la section 24, dont nous avons vu l’importance dans la proclamation du principe de souveraineté dès le début mai 1793, qui assure la liaison: elle constitue “un lieu central” pour les huit sections des campagnes où elles sont informées, par commissaires interposés, des opérations des sections de la ville, et peuvent y “concourir par leurs voeux et leurs lumières”.

Cependant la section 6, le 30 avril, prend une initiative plus large en matière. Un de ses membres prononce un discours dans lequel il demande de transporter “la communication et l’union la plus intime” qui ” a toujours régné parmi les sections de la ville” hors des murs de Marseille. A ce titre, il propose qu’un commissaire de chacune des 24 sections se portent en leur sein pour “leur participer nos procédés, nos opinions”. Nous avons conservé le procès-verbal de cette intervention collective à Chäteau-Gombert le 5 mai. L’échange entre les 24 commissaires et les sectionnaires dont nos donnons deux extraits, donnent bien le ton:

” Citoyens frères et amis, nous sommes venus en députation pour demander à la section N°27 de vouloir bien cimenter entre elles et toutes les sections de la ville une communication directe pour que nos frères des campagnes ne faisant avec nous qu’une même famille puisse connaître nos délibérations et nous faire part de leurs idées et de leurs lumières.”

Le président de la section répond:

“Citoyens républicains, depuis longtemps, nous brulions du désir de voir resserer les liens qui nous unissent, et de former pour jamais un peuple de frères. L’union et la fraternité peuvent seules être les bases de notre bonheur jaloux du droit que vous acquérez à la reconnaissance du peuple souverain /../ La correspondance que nous allons établir va nous procurer cet avantage. “

La dimension communicative de l’identité politique revendiquée par le mouvement sectionnaire, jusque dans ses aspects réciproque et pratique, ne peut être mieux exprimée que dans ses propres termes, attestés présentement dans cette échange.

En guise de conclusion, l’échec final d’une propagande.

La vision performative, donc « heureuse » que nous venons de présenter de la propagande sectionnaire ne doit pas nous faire oublier son échec final. Cela tient-il simplement aux circonstances, en l’occurrence la défaite de l’armée marseillaise face à l’armée de la Convention ou faut-il y voir un certain épuisement de la spécificité de « la performativité institutionnelle » mise en place pendant le printemps 1793 ?

Pour y voir plus clair en la matière, nous nous proposons, en conclusion, de préciser les conditions et les motifs de l’échec de la députation des 32 sections marseillaises envoyées à Paris auprès de la Convention, au cours de la seconde quinzaine de mai, et qui devait concrétiser la puissance hors Marseille de la propagande marseillaise. Il nous faut donc revenir sur cet épisode peu glorieux de l’aventure sectionnaire, dans la mesure où, dès sa préparation à Marseille même, une résistance se fait sentir à une démarche qui vise à étendre « la révolution morale » des sections marseillaises aux sections parisiennes.

En effet, dés le début mai se discute, au sein des sections marseillaises, l’adoption d’une Adresse des 32 sections de Marseille à la Convention Nationale, non sans une certaine résistance, au point que trois sections, la 6, la 16 et la 28, d’après les procès-verbaux conservés, voient un certain nombre de ses membres s’abstenir de signer cette adresse sous la pression du club des Jacobins, et tout particulièrement de son Président Isoard (4 mai, « nous regardons comme frères ceux qui ne signeront pas l’adresse des sections à la Convention ou qui retireront leur signature »). Ainsi le Républicain, journal des hommes libres, journal parisien, fait mention d’une lettre de Marseille du 8 mai où il est dit que « le manifeste des feuillants de Marseille vient d’être déchiré dans plusieurs sections ». Une telle résistance au sein même des sections, certes orchestrée de l’extérieur par les Jacobins marseillais, n’empêche pas la section 10 de réunir le 10 mai les commissaires des trente deux sections formant la députation de Paris. A Lyon le 18 mai, la députation arrive à Paris le 22 mai, et s’assemble le 23 mai : elle est autorisée à se présenter à la Convention le 26 mai. C’est là où commencent les difficultés, d’après la correspondance de la députation et le rapport qu’elle présente en juin à son retour.

Soutenue par « le côté droit » de la Convention, et tout particulièrement par Barbaroux, la délégation marseillaise doit subir les attaques de la Montagne, et l’indifférence de la Plaine, ce qui explique la multiplication des « clameurs et des vociférations » des députés de la Montagne, et les « hurlements » de la tribune à leur arrivée, disent les commissaires dans leur compte-rendu. Cependant la Convention vote l’impression de l’adresse, demi-succès, demi-échec donc : l’adresse est bien imprimée, mais La Convention se prononce sur aucune des demandes de la députation, sous la pression de la contre-propagande jacobine, avec le soutien actif des Jacobins marseillais réfugiés à Paris, Isoard à leur tête.

Mais c’est auprès des sections parisiennes, le principal objectif de la députation à vrai dire, que l’échec apparaît flagrant. Si deux sections parisiennes, les sections de 1792 et de la Butte des Moulins, plutôt modérées, les reçoivent fraternellement, le rapport précise bien que « les factieux, sentant combien il leur importait d’arrêter notre marche et l’exemple que nous voulions propager, eurent l’habileté de diriger contre nous une partie des mouvements qui attaquaient la liberté de la Convention… Il fallut perdre l’espérance de nous présenter avec succès dans les autres sections ». Retenons l’accent mis sur l’énoncé « notre marche et l’exemple que nous voulions propager » qui signifie bien, au plan sémiotique, le mouvement propre de la propagande sectionnaire, en conformité avec son identité politique.

Malheureusement, le mouvement insurrectionnel parisien, qui aboutit aux journées des 31 mai, 1er et 2 juin, et à l’arrestation d’une partie des députés girondins, allait en sens contraire des efforts de la députation. Au cours de ces journées insurrectionnelles où il est noté que « la Convention approchait visiblement de sa dissolution », les dangers s’accumulent sur la tête des députés marseillais interdits de correspondance : ils décident donc, face à de telles mésaventures, d’opérer une fuite peu glorieuse de Paris, donc de s’en retourner à Marseille. Cependant, quatre d’entre eux sont arrêtés aux barrières de Paris à l’initiative d’Isoard et subissent toutes sortes d’humiliations et de menaces au milieu d’ « un peuple immense en insurrection », avant d’être mis sous surveillance.

Sous l’égide de « la révolution morale », la députation s’était adressée aux Conventionnels dans les termes suivants : « Représentants, la tête du despote est tombée sous le glaive de la loi ; les ambitieux, les traîtres, les tyrans subalternes doivent éprouver le même sort : les Marseillais, en se levant de nouveau, leur ont porté les premiers coups ; que cet exemple salutaire se propage dans la République ; dès lors, elle est consolidée, et son salut n’est plus un problème ». Un tel souci de propagation de l’exemple marseillais se conclut par un échec.

Nous avons pu circonscrire, du discours sectionnaire souverain à sa pratique démocratique, une sorte de coupure sémiotique dans la mesure où nous avons pu dégager une parole singulière, individualisable à forte teneur démocratique, et qui permet une propagande intensive. En effet, la qualité du principe de souveraineté fait rupture et permet, au sein même de l’expérience démocratique, la traduction de la souveraineté absolue, sorte de monade, dans une souveraineté locale. Cependant l’identité politique ainsi revendiquée peine à prendre une dimension reconnue, identifiable au niveau national, même si la présence d’une composante homme-femme fortement unitaire en étend la valeur exemplaire.

Inscrit dans la tradition civique marseillaise et disposant ainsi d’une forte identité civique, le mouvement sectionnaire n’acquiert pas pour autant une identité nationale en dépit de ses efforts de propagande. S’il fait événement, il lui manque une capacité propre à construire, au-delà d’une identité commune, une opinion légitime au plan national. Le choix réitératif de la négation de l’autre, sous les désignants de factieux, anarchistes, intrigants, etc., introduit une trop forte adversité symbolique, une sorte de tête de Méduse, qui tend à suspendre les institutions, ici la Convention et les médiations, là les commissaires de la Convention dans les départements, au risque d’une perte de sens, si spécifique du temps de guerre au plan sémiotique selon Bernard Lamizet (2006, p. 235), par la survalorisation de la violence discursive, et à distance de toute esthétique de l’événement, point fort de l’hégémonie jacobine.

Un temps, « la performativité institutionnelle », bien marquée part l’intense effort de propagande du Comité Général des 32 sections, s’est avérée efficace à Marseille comme dans sa région. Mais elle s’est épuisée dans la dénonciation contre-identitaire, si l’on peut dire, de Paris comme lieu de ralliement de tous les scélérats, les anarchistes, les factieux, au point d’y voir l’intervention d’une main invisible : « Une main invisible entassait les scélérats dans ce foyer de tous les crimes pour les y entourer de l’indignation de toute la France et les livrer plus sûrement à la vengeance publique », écrivent les députés revenus de Paris, une fois dans « le calme de nos âmes déchirées ». Ici l’usage d’une métaphore, la main invisible, déplacée du lien entre Dieu et les hommes vers des voies plus proprement humaines, rend compte de l’invisibilité qui s’instaure pour le sectionnaire face au lien unissant les acteurs de l’insurrection parisienne du 31 mai 1793. Cette métaphore signale aussi une incertitude sur les prévisions, en disjoignant la partie – le local souverain – du tout, la nation souveraine. Le mouvement concret des actions du mouvement sectionnaire se trouve alors irrémédiablement entaché d’échec.

N.B. Cette analyse communicationnelle orientée vers la sémiotique discursive résulte d’un dialogue avec Bernard Lamizet, en particulier autour de la notion de « performativité institutionnelle », et sur la base de son dernier ouvrage, La sémiotique de l’événement. Elle fait contraste avec nos critères méthodologiques usuels d’historien du discours, tout en restant au plus près de l’archive, et de notre intérêt pour une ontologie sociale de l’événement langagier dans notre récent ouvrage sur Discours et événement. Elle essaye donc d’explorer une voie sémiotique en matière d’analyse communicationnelle du contenu langagier, susceptible d’intéresser l’historien, souvent peu à l’aise dans une analyse de discours centrée sur la description quelque peu technique des formes linguistiques, certes contextualisées. Elle a fait l’objet d’une première présentation orale dans une journée d’études de l’UMR “Telemme” (MMSH, Aix-en-Provence) sous la direction de Christine Peyrard.

Références bibliographiques

Dell’Umbria, Alessi (2006), Histoire Universelle de Marseille, Marseille, Agone.

Donzel André, Guilhaumou Jacques (2005), « Marseille, ville de tradition civique », revue électronique FaireSavoirs N°5.

Fontanille Jacques (2003), Sémiotique du discours, Limoges, Pullin.

Greimas Algirdas J, Courtés Joseph (1979), ”Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage”, Paris, Hachette.

Guilhaumou Jacques (1989), « L’intrigant dans le discours sectionnaire marseillais (avril-juin 1793) », Dictionnaire des usages sociopolitiques (1770-1815), fascicule 4, Paris, Klincksieck (diffusion Champion), p. 145-165.

Guilhaumou Jacques (1991), « Le fédéralisme sectionnaire à Marseille (avril-juin 1793)”. “Démocratie pure” et communication politique », Provence Historique, fascicule 163, p.35-48

Guilhaumou Jacques (1992), Marseille républicaine (1791-1793), Paris, Presses de Science Po.

Guilhaumou Jacques (1994), “Un argument en révolution: la souveraineté du peuple. L’expérimentation marseilllaise (1793-1794)”, Annales Historiques de la Révolution française, N°4-1994, p.695-714.

Guilhaumou Jacques (1996), “Conduites politiques de Marseillaises pendant la Révolution française”, Provence Historique, fascicule 186, octobre-décembre, p.471-489.

Guilhaumou Jacques (2006), Discours et événement. L’histoire langagière des concepts, Presses Universitaires de Franche- Comté.

Guilhaumou Jacques, Maldidier Denise, Robin Régine (1994), Discours et archive. Expérimentations en analyse de discours, Liège, Mardaga.

Habermas Jûrgen (1987), Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard.

Heuer Jennifer, Verjus Anne (2006), « Les mères de la patrie révolutionnaire : entre représentation et incarnation du politique (1792-1801) », in Les mères de la patrie. Représentations et construction d’une figure nationale, sous la dir. de Laura Fournier-Finocchiaro, Maison de la recherche en Sciences humaines de Caen.

Lamizet Bernard (2006), Sémiotique de l’événement, Paris, Lavoisier.

Pierce Charles S. (1978), Ecrits sur le signe, Paris, Seuil.

Saussure Ferdinand de (2002), Ecrits de linguistique générale, Paris, Gallimard.

Vovelle Michel (1986), « Le sans-culotte marseillais », Histoire & Mesure N°1.


Jacques Guilhaumou, “La propagande sectionnaire à Marseille en 1793. Approche sémiotique d’un parcours communicationnel”, Epistémologie, Révolution Française.net, mis en ligne le 8 décembre 2007, URL: http://revolution-francaise.net/2007/12/08/182-propagande-sectionnaire-marseille-1793

(1) Il y a 150 ans, la Commune Révolutionnaire de Marseille fut la première à se mettre en place, avant celle de Paris. Entre août 1870 et avril 1871, le gouvernement du peuple parvint à s’imposer sur la ville. Ce déclenchement d’événements révolutionnaires à Marseille avant Paris a également eu lieu pourla Révolution française qui a débuté à Marseille avant Paris.

Vues : 88

Suite de l'article

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.

La modération des commentaires est activée. Votre commentaire peut prendre un certain temps avant d’apparaître.