Histoire et société

Dieu me pardonne c'est son métier

Sergueï Lavrov : l’Europe est gangrénée par l’atlantisme et la russophobie

Excellent Lavrov comme d’habitude. Même si tout est fait pour donner aux Français la mémoire de poissons rouges, la plupart d’entre eux doivent se souvenir de la manière dont a été accueillie l’annonce du vaccin russe par un accès de russophobie que rien ne justifiait et aujourd’hui alors qu’il s’avère que ce vaccin est très bon et très maniable, alors que la France n’arrive pas à remplir son programme de vaccination, le boycott sur ordre de l’UE se poursuit. A l’image de toute une politique qui joue contre les intérêts des populations et n’existe que par des campagnes de manipulation haineuses dont la seule logique est la guerre. Une démonstration imparable de la manière dont l’UE vassalisée aux USA et à l’OTAN joue contre l’intérêt des peuples qui la composent. ( note de Danielle Bleitrach)

Date: 21 février 2021Author: lecridespeuples0 Commentaires

Interview de Sergueï Lavrov, Ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, accordée au holding médiatique RBC, Moscou, 19 février 2021.

Source : Ministère des Affaires étrangères de la Fédération de Russie

Révision : lecridespeuples.fr

Transcription :

Journaliste : On a le sentiment que l’Occident est très irrité par l’apparition du vaccin russe Sputnik V. Au début, ils se sont vraiment comportés de manière très agressive et ne l’ont pas autorisé. Quand j’ai parlé au Ministre russe de l’Industrie et du Commerce, Dmitri Mantourov, il a déclaré que c’était une « guerre des vaccins ». Cet avis a changé à présent. S’agit-il vraiment uniquement de la qualité du vaccin ou la politique est-elle tout de même mêlée à ces décisions ?

Sergueï Lavrov : Ici s’applique certainement la logique du proverbe russe « J’en veux mais ça me coûte [de le demander et de l’obtenir] ». L’Occident sait que le Sputnik V est effectivement l’un des meilleurs, sinon le meilleur, vaccin. Sinon il n’y aurait pas autant de demandes. Et la demande grandit de manière exponentielle.

D’un autre côté, ils ont conscience du fait que la propagation du Sputnik V et d’autres vaccins russes qui sortiront prochainement sur le marché international signifie une hausse de l’autorité et de la réputation de la Russie sur la scène internationale. Ils ne le veulent pas. Mais ils ont pris conscience du fait que la première réaction était complètement révoltante du point de vue des faits, du point de vue de la science médicale. Quand, en août 2020, le Président russe Vladimir Poutine a annoncé la création du vaccin, les attaques n’étaient pas du tout diplomatiques : elles laissaient transparaître l’irritation, vous avez absolument raison.

Aujourd’hui, plusieurs pays (la République tchèque et d’autres) disent qu’ils veulent attendre que le vaccin Sputnik V soit certifié par l’Agence européenne des médicaments. La Hongrie estime être déjà prête, et les livraisons commencent. Le nombre de requêtes en provenance d’Europe grandit constamment. Il y a à peine quelques jours, le Prince Albert II de Monaco a demandé de fournir des vaccins pour toute la population de la Principauté.

Après la publication des avis scientifiques des structures indépendantes, l’Occident a été contraint de reconnaître que ce vaccin était bon. Néanmoins, les tentatives de le discréditer se poursuivent.

Voir Face à l’annonce par la Russie d’un vaccin contre le Covid-19, les médias basculent dans le camp des anti-vaccins

Hier encore, j’ai lu une déclaration assez équivoque du Président français Emmanuel Macron, dans laquelle il nous a classés avec les Chinois parmi ceux qui tenteraient soi-disant d’obtenir des avantages sur la scène internationale grâce à nos réalisations médicales. Avant-hier, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a prononcé une déclaration avec des insinuations très négatives vis-à-vis des livraisons de vaccin russe dans d’autres pays.

Nous devons rester attachés à la position fondamentale très juste initialement exprimée par le Président russe Vladimir Poutine : nous avons été les premiers à créer un tel vaccin et nous élargirons sa production. Ce n’est pas facile, nous n’aurons pas suffisamment de capacités, c’est pourquoi nous nous entendons avec l’Inde, avec la Corée du Sud et avec d’autres pays. En même temps, il a déclaré que nous étions ouverts à une très large coopération.

Autre point très important. Quand ce problème a été récemment soulevé à l’ONU, le Secrétaire général de l’Onu Antonio Guterres a appelé à ce que les pays qui détenaient ce vaccin ou de l’argent pour l’acquérir n’oublient pas les pays pauvres. Or, on cherche à nous accuser de marquer des points géopolitiques en faisant des livraisons à l’étranger. Il y a clairement une contradiction, et évidemment, l’Occident est mal placé pour lancer une telle discussion.

Journaliste : C’est la même chose quand le Président russe Vladimir Poutine déclare au forum de Davos qu’on ne peut pas vivre uniquement au profit des pays riches, mais de facto nous sommes accusés de livrer des vaccins au profit de ces pays riches. Mais tout de même, cette attitude envers le vaccin est-elle due à son origine russe ?

Sergueï Lavrov : Je ne trouve pas d’autre explication, parce que personne n’a ne serait-ce que tenté d’en réaliser une analyse médicale ou scientifique. Il a été simplement dit immédiatement que cela était impossible parce que cela ne pouvait pas exister :  « Personne ne fait rien aussi vite. » C’est seulement en octobre 2020 que les Occidentaux ont annoncé qu’ils pouvaient expliquer où ils en étaient. Alors que le Président russe Vladimir Poutine a déclaré en août déjà que le vaccin russe était prêt.

Malheureusement, je constate très souvent que la réaction à tous ce que nous faisons, disons et proposons est immédiatement méfiante. Dans le meilleur des cas. En règle générale, on entend que « les Russes jouent encore à leurs jeux géopolitiques ».

Journaliste : Josep Borrell, Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, qui s’est rendu ici récemment et que vous avez rencontré, a déclaré que la Russie s’écartait elle-même de l’Occident. En même temps, le porte-parole du Président russe, Dmitri Peskov, a déclaré que nous étions prêts à coopérer avec l’Europe. Vous avez dit que nous étions prêts à une rupture, mais que nous ne rompions pas les relations. Qu’est-ce qui empêche réellement l’établissement de relations normales entre l’UE et la Russie ?

Sergueï Lavrov : Le parti pris, en grande partie. J’ai travaillé avec Josep Borrell, Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, un bon collègue, quand il était Ministre espagnol des Affaires étrangères. Actuellement, en cherchant à donner une dimension de scandale à la visite du Haut représentant en Fédération de Russie, certains oublient comment tout a commencé. Quand, en mai 2019, Josep Borrell a déclaré : « Notre vieil ennemi, la Russie, fait de nouveau parler de lui et représente de nouveau une menace. » Nous avons alors demandé des précisions à son service protocolaire. Il nous a été répondu que c’était une allégorie et qu’il avait été mal compris. Mais la mentalité avait percé à la surface.

Nous sommes considérés comme des étrangers. Quand j’ai accordé une interview à Vladimir Soloviev, à sa question de savoir si nous étions prêts à rompre les relations avec l’UE, j’avais répondu par l’affirmative parce qu’il n’y a déjà plus de relations. Pour reprendre les termes utilisés un jour par l’ex-président américain Barack Obama (en parlant de l’économie russe), les relations sont « en lambeaux ».

Oui, en 1997, l’Accord de partenariat est entré en vigueur. Il contenait plusieurs objectifs déclaratifs consistant à avancer vers des espaces économiques, humanitaires et culturels communs. Pendant des années, nous disposions du mécanisme des sommets organisés tous les six mois par alternance en Fédération de Russie et en UE. Nous organisions des rencontres annuelles de l’intégralité du gouvernement russe avec la Commission européenne pour évoquer les objectifs des acteurs de la coopération dans le contexte de plus de 20 dialogues sectoriels. Nous avions mis en place quatre espaces communs, des feuilles de route sur chacun d’eux, des projets purement objectifs et concrets. Tout cela s’est effondré. Tout comme le Conseil de partenariat et de coopération dans le cadre duquel le Ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie et le Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité passaient en revue l’ensemble des relations. Cela avait cessé d’exister bien avant la crise ukrainienne.

Beaucoup n’attendent que le moment propice pour s’attaquer à la politique du gouvernement russe sur la scène internationale. On nous pose la question de savoir comment nous pouvons parler de la disposition à rompre les relations avec l’UE alors que c’est notre plus grand partenaire commercial et économique. En prenant l’UE en tant que partenaire collectif, alors c’est notre plus grand partenaire en termes de commerce brut. Mais, par exemple, en 2013 (en prenant la période précédant les événements en Ukraine), la Russie est devenue membre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Depuis que nous sommes devenus membres de l’OMC, toutes nos relations commerciales se sont basées sur les principes de cette organisation, et non sur des principes proposés par l’UE. Dans l’ensemble, l’UE en tant que bloc commercial commun participait également à l’activité de l’OMC. Nous commercions avec les pays membres selon les principes de l’OMC. Si l’UE est un partenaire aussi précieux dans le domaine du commerce et de l’économie, voici des chiffres : en 2013, les États-Unis étaient le premier partenaire de l’UE (avec près de 480 milliards de dollars), suivis de la Chine (428 milliards de dollars) et de la Russie (417 milliards de dollars). Autrement dit, c’étaient des chiffres comparables. Qu’arrive-t-il aujourd’hui ? En 2019, les échanges avec les États-Unis ont atteint 750 milliards de dollars, avec la Chine 650 milliards de dollars, avec la Russie près de 280 milliards de dollars, et en 2020 218 milliards de dollars en comptant l’Angleterre et 191 milliards de dollars sans le Royaume-Uni.

La raison ? Les sanctions décrétées par notre « précieux » plus grand partenaire économique pour des raisons qui ne se sont jamais appuyées sur aucun fait. Du moins, ces faits ne nous ont pas été présentés. On comprend qu’ils font référence à la Crimée, au Donbass : l’UE, ayant reconnu son incapacité ou peut-être par réticence à empêcher le coup d’État anticonstitutionnel à caractère franchement russophobe, a décidé de tout mettre sens dessus dessous. Bruxelles a rejeté la faute sur autrui et a décrété des sanctions non pas contre les putschistes, qui se sont moqués des garanties de l’UE qui avait apposé sa signature sous les accords en question, mais contre la Russie en ignorant complètement, comme je l’ai dit, le fait que les actions du gouvernement qu’ils ont soutenu étaient franchement et férocement antirusses.

Journaliste : Nos relations avec l’Occident seraient-elles arrivées au même point en l’absence des événements en Ukraine ?

Sergueï Lavrov : C’est difficile à dire. Après tout, cela a été suivi par des événements liés aux accusations d’ « empoisonnement à Salisbury ». Aucune preuve n’a été apportée. Nous avons été empêchés de rencontrer notre citoyen. Aucune preuve n’a été présentée. C’est approximativement la même situation qu’avec « l’empoisonnement » d’Alexeï Navalny aujourd’hui.

Voir Affaire Skripal : les incohérences de la version officielle, ou les ‘miracles’ de Salisbury & Navalny, Skripal, Nemtsov… : l’absurde et incessante propagande antirusse

Journaliste : Cela donne l’impression que l’Occident cherche un prétexte pour détériorer ces relations.

Sergueï Lavrov : Ils cherchent, mais les motifs sont suffisamment nombreux : il est toujours possible de prendre quelque chose comme prétexte pour diriger les relations dans la direction désirée. Ce n’est pas qu’ils veulent dégrader les relations. Je ne pense pas que cela soit leur objectif principal. Ils veulent s’affirmer. Ils se mettent à agir de la même manière que les États-Unis, notamment en faisant preuve d’une mentalité de cohorte exclusive d’États. J’ai récemment cité le Ministre allemand des Affaires étrangères Heiko Maas. Quand il lui a été demandé pourquoi ils continuaient de parler des sanctions contre la Russie, quels objectifs ils avaient atteint grâce aux sanctions, il a répondu qu’il ne pensait pas que les sanctions devaient être obligatoirement adoptées pour atteindre un objectif. Le fait même qu’ils ne laissent pas impunie une action quelconque de la Fédération de Russie confirme quelque chose à leurs yeux [même si c’est totalement inefficace et improductif par ailleurs].

Le fait de taire les faits qui pourraient confirmer les accusations à notre encontre a commencé bien avant la crise ukrainienne. Rappelons l’année 2007, l’empoisonnement d’Alexandre Litvinenko à l’hôpital. Une enquête médicolégale a été menée. Puis ce procès a été proclamé « public », ce qui, selon la logique de George Orwell, signifie en réalité au Royaume-Uni un « procès secret » dans le cadre duquel il est impossible de présenter les résultats d’enquête des services secrets. Vous savez, ce sont des problèmes systémiques.

J’ai énuméré ce qui existait effectivement dans nos relations avec l’UE. Il ne reste plus rien à présent, pas même de contacts sporadiques sur des problèmes internationaux. Au sujet du nucléaire iranien, nous ne participons pas au travail directement en relation avec l’UE mais au sein du groupe collectif de pays qui tentent aujourd’hui de faire revenir ce programme dans un cadre normal. Nous disposons d’un « quartet » de médiateurs pour le Proche-Orient comprenant la Russie, les États-Unis, l’UE et l’ONU. Autrement dit, ce ne sont pas des relations avec l’UE mais une coopération multilatérale.

D’ailleurs, en parlant de ceux qui engagent des démarches pour ralentir la dégradation des relations, quand Josep Borrell, Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, s’apprêtait à venir à Moscou, nous pensions précisément à cela. Il a proposé de se pencher ensemble sur la santé, sur les vaccins. Nous en avons déjà parlé avec vous. L’UE, en tant que structure bruxelloise, ne sera certainement pas autorisée à déboucher de manière autonome sur des établissements russes, à coopérer dans le secteur des vaccins. Nous coopérerons plutôt directement avec les producteurs d’AstraZeneca, comme c’est déjà le cas.

A la veille de la visite de Josep Borrell, nous avons proposé à ses experts de faire une déclaration conjointe du Ministre russe des Affaires étrangères et du Haut représentant de l’UE sur le Proche-Orient, où nos positions sont pratiquement identiques, pour appeler à relancer l’activité du « quartet », appeler aux négociations israélo-palestiniennes directes et au respect des résolutions de l’ONU, entre autres.

Nous leur avons envoyé au départ un texte parfaitement acceptable d’une page et demie. A quelques jours de la visite, on nous a dit : « Ça n’ira pas ». Je vais vous dévoiler un secret parce que c’est un exemple scandaleux. A la table des négociations, j’ai demandé à Josep Borrell : « Pourquoi n’avons-nous pas réussi à faire cette déclaration commune ? » Il a commencé à tourner la tête dans tous les sens, et il est devenu clair, comme il l’a confirmé, que personne ne l’avait prévenu. Ce sont de telles personnes qui sont en charge de ce que certains de nos libéraux appellent les « relations avec l’UE ».

Journaliste : Pour clore ce sujet. Je suis né en URSS. Pour moi, la confrontation entre l’URSS et l’Occident était compréhensible : l’idéologie était différente, l’économie était différente, etc. Puis il m’a semblé que tout était devenu identique : des deux côtés nous étions pour la démocratie, des deux côtés il y avait l’économie de marché. Alors où est la contradiction ? Pourquoi n’arrivons-nous toujours pas à trouver le terrain d’entente qu’il me semblait avoir été trouvé dans les années 1990  ? Et pourquoi c’était le cas à l’époque ?

Sergueï Lavrov : C’était le cas à l’époque parce que personne en Fédération de Russie ne contestait la question de savoir qui était « le boss ». Le Président russe Vladimir Poutine en a parlé à différentes occasions. Ils ont décidé que c’était fini, que c’était la fin de l’histoire. Francis Fukuyama a annoncé que dorénavant la pensée libérale dirigerait le monde. Nous assistons aujourd’hui à une nouvelle tentative de faire passer cette pensée libérale au premier plan dans la lutte pour l’influence sur la scène internationale. Mais quand il s’est avéré que la Russie n’était pas du tout d’accord pour vivre dans une « maison où le maître s’est désigné lui-même », c’est alors que toutes ces complications ont commencé.

Au début, en devenant Président, Vladimir Poutine et son équipe ont tenté de le faire à travers des signaux diplomatiques, qui doivent être décryptés par des personnes intelligentes et sensées. Mais personne ne les a décryptés. Puis il a fallu le formuler, toujours poliment mais franchement, dans le discours de Munich. Quand ce signal a été ignoré (plus exactement, la Russie a été perçue de nouveau comme un « hooligan » sur la scène internationale, on s’apprêtait encore « apprendre » à la Russie les bonnes manières), c’est alors que tout cela a commencé. Du moins, c’est à cette époque que la préparation idéologique de l’Occident pour les actions actuelles a commencé.

Journaliste : En ce qui concerne les sanctions, l’agence de presse Bloomberg a évoqué aujourd’hui la préparation de nouvelles sanctions contre la Russie en lien avec le Nord Stream 2, tout en précisant qu’elles seraient « souples ». D’un autre côté, on entend dire que les Américains voudraient empêcher la construction du Nord Stream 2 mais sans se brouiller avec l’Allemagne. Dans quelle situation sommes-nous ?

Sergueï Lavrovn : Nous sommes un pays qui remplit à 100% les engagements contractuels pris par nos compagnies membres du projet conjointement avec les compagnies des pays de l’UE. La situation actuelle a été principalement engendrée par une décision de l’UE, une décision qui montre clairement ce qu’est cette entité. Quand, il y a quelques années, les Polonais et d’autres ont tenté de bloquer le projet Nord Stream 2, un avis spécial et officiel du service juridique de la Commission européenne a été demandé. Ce service a fourni un document faisant apparaître noir sur blanc que le projet d’investissement avait commencé bien avant les modifications apportées à la directive gazière de l’UE, ledit « Troisième paquet énergie ». Un point c’est tout. La question est close pour toute personne respectueuse de la loi. Mais non : la Commission européenne a formulé cette conclusion pour mener ses propres procédures pseudo-juridiques, à l’issue desquelles il a été dit que le projet avait effectivement commencé bien avant cela mais qu’il tombait quand même sous le coup du Troisième paquet énergie et de la directive gazière. Voilà la qualité de notre partenaire dans ces prétendues « relations ».

Voici comment nous pouvons les « attaquer » et nous dire prêts à rompre les relations avec eux si c’est notre principal partenaire économique, car c’est à cela que ressemble ce partenaire économique. Seule l’Allemagne se bat actuellement pour ce projet.

En réalité, l’administration de Joe Biden n’annulera aucune action de Donald Trump à l’exception du retrait de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) au sein de laquelle les Démocrates veulent revenir.

La réunion des ministres de la Défense de l’OTAN s’est achevée : on n’a constaté aucun « recul » de l’exigence de verser 2% du PIB pour la défense, c’est-à-dire pour l’achat d’armes américaines. Ni de l’exigence adressée à l’Europe concernant le Nord Stream 2 de cesser de participer à des affaires qui saperaient la sécurité européenne. Ils sont mieux placés, n’est-ce pas ? Voilà pour la question de savoir qui est le maître à bord. L’Europe veut elle aussi être le maître à bord, mais Washington la remet à sa place. La situation concernant le Nord Stream 2 est parfaitement claire.

Maintenant, ils écrivent ouvertement qu’un marchandage est en cours et qu’on évoque la possibilité d’une entente entre Washington et Berlin pour que la construction du Nord Stream 2, tant pis, se termine, qu’il fonctionne mais que si en parallèle le transit de gaz via l’Ukraine diminuait, alors le Nord Stream 2 serait bloqué. Je ne peux pas décider pour l’Allemagne mais il est évident pour moi que c’est une proposition humiliante. Comme l’a déclaré le Président russe Vladimir Poutine pendant sa rencontre avec des chefs de fraction de la Douma, cela confirme une fois de plus que l’on cherche à soutenir financièrement le projet géopolitique nommé « Ukraine » au détriment de la Russie.

Journaliste : Mais devons-nous payer pour ce projet géopolitique ? Pourquoi pensent-ils que nous devons payer pour cela ?

Sergueï Lavrov : Parce qu’ils ne veulent pas payer eux-mêmes. Ils ont besoin du régime ukrainien uniquement pour irriter constamment la Russie et trouver de nouveaux prétextes pour une politique russophobe. Ils veulent affaiblir par tous les moyens ce qui se trouve autour de nous : la Biélorussie, l’Asie centrale, maintenant la Transcaucasie où après la mission réussie du Président russe Vladimir Poutine pour la médiation entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ils se sont ameutés (car comment serait-il possible de faire quelque chose sans eux) ? Maintenant, ils cherchent à pénétrer et à accroître leur activité dans cette région. Cela n’a rien à voir avec l’idéologie de la Guerre froide, avec la confrontation entre deux systèmes dont vous venez de parler. Tout cela est dû au fait que nos partenaires occidentaux ne veulent pas, ne sont pas prêts et ne savent pas parler sur une base équitable. Que ce soit avec la Russie, la Chine ou qui que ce soit d’autre. Il leur faut créer une structure dont ils seront forcément à la tête. C’est la raison pour laquelle l’ONU leur plaît de moins en moins, parce qu’ils ne peuvent pas la contrôler à 100%.

Voir Macron, bourreau des Gilets Jaunes, ‘s’engage’ pour le peuple biélorusse

Journaliste : D’après vous, l’UE ressemble-t-elle effectivement aujourd’hui à un monolithe où des processus se déroulent, où des pays disent tout de même qu’ils veulent être amis avec la Russie ? Parce qu’en ce qui concerne les sanctions, leurs principaux idéologues sont étonnamment les pays baltes, qui ne jouent pas un grand rôle au sein de l’UE ; mais tout le monde les écoute pour une raison qu’on ignore.

Sergueï Lavrov : Concernant le « monolithe », il n’est pas opportun de poser cette question quelques mois après le Brexit. Ce monolithe n’est plus ce qu’il était. Concernant le monolithe au sens figuré, non. Un très grand nombre de pays entretiennent des relations avec la Russie. La visite de Josep Borrell était une première à ce niveau depuis trois ans, alors qu’au cours de cette même période, des dizaines de ministres des pays membres de l’UE se sont rendus en Russie. Notre dialogue se déroule parfaitement. Nous ne gaspillons pas de temps pour ces problèmes de confrontation et de moralisation. Oui, ils ont tous des « devoirs maison » à faire : lire les deux pages convenues par le « comité régional » de Bruxelles.

Journaliste : Autrement dit, ils viennent avec un carnet d’instructions ?

Sergueï Lavrov: Évidemment. Aucune erreur n’est pardonnée. C’est Alexeï Navalny, par exemple, ou les Skripal, comme auparavant, les droits de l’homme. Et maintenant le chercheur Iouri Dmitriev. Ils rejettent complètement les faits qui prouvent sa participation à des crimes, à de la pédophilie. Ils lisent leur carnet d’instructions, j’avance des contrarguments, j’explique ce que nous voyons dans telle ou telle situation, et demande pourquoi nous ne pouvons pas obtenir de preuves concernant ces mêmes Alexeï Navalny et les Skripal. En réponse, ils relisent simplement la même page, [comme un perroquet]. En dehors de cette discipline de « solidarité de bloc », la conversation est normale. Oui, l’UE détermine à quel niveau ils participent à l’OMC. Or, nous commerçons avec ces pays au sein de l’OMC sur les bases sur lesquelles la Russie y a adhéré. Mais l’UE n’a rien à voir avec ce commerce et la coopération d’investissement, hormis sa tentative d’étouffer nos relations commerciales et économiques via des sanctions.

Voir L’Occident encense Navalny tout en torturant Assange

Vous avez mentionné les pays baltes. Oui, ils « mènent la danse » très fortement. J’en ai déjà parlé plusieurs fois à vos collègues. Quand, en 2004, ils étaient activement attirés vers l’UE, la Russie et Bruxelles avaient à l’époque des dialogues très francs (Romano Prodi était le président de la Commission européenne). En 2005 avait été fixé l’objectif d’adopter un régime sans visa.

Journaliste : Plus personne n’en parle aujourd’hui.

Sergueï Lavrov: Nous le rappelons à ceux qui nous demandent comment nous osons dire que nous sommes prêts à rompre les relations avec l’UE. Vous avez mentionné les pays baltes. Nous avons longtemps négocié la modernisation de l’Accord de partenariat et de coopération entre la Russie et l’UE, suspendu par cette dernière en 2014. Il était appelé à aller plus loin, à dépasser le cadre des normes de l’OMC pour s’entendre sur des préférences commerciales supplémentaires. A une époque, nous avions fixé l’objectif de créer une zone de libre-échange, mais cela est oublié depuis longtemps. Cependant, il y avait des intentions de moderniser l’accord pour libéraliser davantage le commerce en plus des normes de l’OMC. En 2014, cela a été suspendu. C’est encore un exemple de rupture des relations.

L’accord sur le régime sans visa était également prêt en 2013. Nous avons rempli toutes les conditions de l’UE : nous avons convenu que le régime sans visa serait accessible seulement pour les détenteurs de passeports biométriques, que ceux qui enfreindraient les règles d’entrée ou de séjour en UE pendant la période sans visa feraient l’objet d’une réadmission (nous avons signé un tel accord). Tout ce qu’ils avaient demandé et qui nous convenait a été fait. Puis, quand le moment de signer et de ratifier est venu, l’UE a déclaré : « Attendons ». Nous avons rapidement compris la raison, ils ne la cachaient pas. Il a été décidé dans le collectif bruxellois qu’il était politiquement incorrect d’accorder un régime sans visa avec la Russie avant son obtention par la Géorgie, l’Ukraine et la Moldavie.

Journaliste : Autrement dit, la Russie dépendait d’autres pays ?

Sergueï Lavrov: Bien sûr. A l’initiative des pays baltes. Cela nous renvoie à la discussion sur la nature de ces relations. Ce sont des relations entre des gens qui ont décidé qu’ils étaient l’Europe, mais ce n’est pas du tout le cas. La Russie perçoit l’Europe dans toute sa diversité. Si le « comité régional » bruxellois ne l’apprécie pas, on ne peut pas le forcer.

Journaliste : L’Europe va au moins jusqu’à l’Oural.

Sergueï Lavrov : Jusqu’à l’Oural. En 2009, quand José Barroso était président de la Commission européenne, nous avons organisé le sommet UE-Russie à Khabarovsk. Les collègues européens sont arrivés dans la soirée. Ils sont sortis se promener sur le quai. Nous leur avons montré la ville. José Barroso avait déclaré : « C’est étonnant, nous avons volé 13 heures depuis Bruxelles, mais cela reste l’Europe. » C’est précisément le sens à l’origine du slogan « L’Europe de l’Atlantique au Pacifique ».

Journaliste : Une question sur un autre pays : la Biélorussie. Les deux Présidents se rencontreront le 22 février 2021. Alexandre Loukachenko se rendra en Russie. Le Ministre biélorusse des Affaires étrangères Vladimir Makeï a récemment accordé une interview à RBC dans laquelle il a parlé de la politique étrangère multivectorielle de la Biélorussie. Selon vous, a-t-on réussi à s’entendre avec Minsk sur l’intégration ? Que faut-il attendre de ces négociations ?

Sergueï Lavrov : Le terme multivectoriel ne doit pas être utilisé comme un mot indécent. Tous les pays normaux souhaitent mener une politique sur plusieurs axes. Ce principe est également présent dans les fondements de notre politique étrangère depuis 2002. Mais selon notre compréhension, une politique multivectorielle n’est possible que sur une base d’équité, de respect et de recherche d’un équilibre d’intérêts et de profit mutuel. Seulement ainsi.

Nous sommes d’abord menacés par des sanctions, puis ces mêmes personnes disent que nous sommes allés trop loin, et c’est pourquoi des sanctions sont décrétées contre nous ; et ensuite ils disent que nous sommes « méchants » parce que nous « regardons vers l’Est ». Tout est mis sens dessus-dessous.

La Russie est une puissance eurasiatique. Nous avons des contacts très étroits avec l’Europe. Ils ont été cultivés pendant des siècles quand personne ne songeait encore à l’UE, alors que les Européens étaient en guerre et en compétition entre eux. Par ailleurs, nous les avons souvent réconciliés et les avons aidés à obtenir un résultat juste dans les guerres.

Journaliste : Nous avons même sauvé des monarchies.

Sergueï Lavrov: Oui, et ils le savent. Tout comme la République aux États-Unis, dans une certaine mesure.

Mais cette partie de notre voisinage rompt pratiquement toutes les relations, laisse seulement des contacts sporadiques sur des crises internationales qui intéressent l’UE pour ne pas disparaître de la scène internationale. En grande partie, ils sont mus par la volonté d’être visibles par rapport à la Syrie et à d’autres sujets. Si nous n’y sommes pas les « bienvenus », alors nous continuons simplement de travailler avec d’autres voisins qui ne sont pas sujets à de tels caprices.

Objectivement, notre commerce avec l’UE a été pratiquement divisé par deux depuis 2013. Sur la même période, il a doublé avec la Chine.

Journaliste : Pour revenir à Minsk, que faut-il attendre des pourparlers du Président russe Vladimir Poutine avec le Président biélorusse Alexandre Loukachenko le 22 février prochain ?

Sergueï Lavrov : Certains veulent voir dans la confirmation par Minsk du caractère multivectoriel de sa politique étrangère sa « non-fiabilité » en tant que partenaire et allié. Je ne le pense pas.

Au Conseil de l’Europe, dont la Biélorussie ne fait pas encore partie, nous prônons l’instauration de relations avec Minsk. Nous avons soutenu l’adhésion de Minsk à certaines conventions du Conseil de l’Europe. Nous avons toujours prôné des relations normales entre la Biélorussie et les voisins occidentaux. A présent, je ne sais même pas ce que le Conseil de l’Europe va faire. La russophobie a submergé la majorité des pays de l’UE représentés, et les plus « agités » dictent l’ordre du jour.

J’ai lu les déclarations du Président biélorusse Alexandre Loukachenko (pas toute l’interview mais des citations) selon lesquelles il ne voyait aucun obstacle à l’approfondissement de l’intégration. Ils avanceront comme ils en conviendront avec le Président russe Vladimir Poutine.

Les pourparlers se tiendront dans deux jours. Je pense qu’il est inutile de prendre les devants. Nous saurons tout très bientôt.

Journaliste : Le Président américain Joe Biden a récemment déclaré que les États-Unis « ne se laisseront plus mener » par les Russes (comme si Donald Trump se faisait mener par nous). Comment nos relations peuvent-elles évoluer aujourd’hui ? Y a-t-il des sujets de conversation avec Washington ? Biden est-il prêt à nous parler ?

Sergueï Lavrov: Ces commentaires concernant qui s’est aplati ou s’aplatira laissent transparaître la très profonde division de la société américaine. C’est allé jusqu’à une aversion personnelle et très agressive, malgré la culture politique américaine. Ils ne lésinaient déjà pas sur les mots pendant les campagnes présidentielles et les élections au Congrès précédentes, mais je ne me souviens de rien de tel.

Nos médias libéraux pratiquant une ligne prooccidentale ferme, à la recherche de raisons pour critiquer la Russie, dépassent les limites de la décence, deviennent grossiers, se comportent de manière très brutale et pas du tout journalistique, comme des propagandistes invétérés, ce qu’ils accusent tant les autres d’être.

La prolongation rapide et à temps du Traité sur la réduction des armes stratégiques (START 3) est une démarche très positive. Il ne faut pas la surestimer, mais pas non plus la sous-estimer. Dans ses discours de campagne, Joe Biden semblait avoir dit être prêt à prolonger le Traité mais il s’agissait tout de même de discours de campagne. Il aurait été possible de violer de différentes manières cette promesse, mais il a prolongé ce document important de cinq ans sans aucune condition, comme nous l’avions suggéré. Sans cela, il ne serait resté aucun instrument juridique international non seulement entre la Russie et les États-Unis, mais globalement sur tout le spectre des relations multilatérales, qui aurait contenu des restrictions en matière d’armement, de maîtrise des armements et de non-prolifération des armes nucléaires.

A quelques jours de la date du 5 février 2021, à partir de laquelle le Traité a été prolongé de cinq ans, le Président russe Vladimir Poutine et le Président américain Joe Biden ont réaffirmé leur intention de poursuivre les négociations sur la stabilité stratégique dans les nouvelles conditions lors de leur premier entretien téléphonique depuis la présidentielle américaine. Depuis 2010, la situation a considérablement changé : nous et les Américains nous sommes dotés de nouveaux armements, et certains d’entre eux tombent sous le coup du START 3. L’an dernier déjà, nous avons déclaré qu’il fallait en tenir compte. Alors que certains armements ne tombent pas sous le coup du Traité, car ils fonctionnent selon des principes complètement différents de par leurs caractéristiques techniques.

Journaliste : Vous parlez des armes hypersoniques ?

Sergueï Lavrov: Oui, et les Américains en disposent également. Les armes hypersoniques tombent en partie sous le coup du START s’il s’agit de missiles balistiques.

Certains aspects sont déjà couverts par le START, et à présent, il faut « incorporer » ces types d’armement dans le Traité pour cinq années supplémentaires et voir comment cela sera vérifié. Et d’autres choses ne seront pas concernées.

Les Américains possèdent un nouveau système, le fameux concept de frappe rapide globale (non nucléaire, d’ailleurs). Nous avons proposé de poser sur la table des négociations tous les thèmes sans exception qui influencent d’une manière ou d’une autre la stabilité stratégique et les intérêts légitimes des parties.

Journaliste : L’ont-ils accepté ? Sont-ils prêts ?

Sergueï Lavrov: En octobre déjà, nous avons transmis à l’administration de Donald Trump le projet de « notions » communes ; c’était un brouillon, une première approche pour savoir comment il serait possible de s’asseoir à la table des négociations pour convenir d’un ordre du jour. Ils n’avaient pas de réponse. Au lieu de s’occuper de cela, l’envoyé spécial du Président américain pour la maîtrise des armements, Marshall Billingslea, a principalement fait des déclarations tonitruantes selon lesquelles « les États-Unis sont absolument prêts, mais les Russes ne veulent pas ».

Quand j’ai parlé au Secrétaire d’État américain Antony Blinken, je lui ai rappelé ce sujet et bien d’autres thèmes, y compris la cybersécurité, les préoccupations vis-à-vis de l’ingérence dans les affaires intérieures mutuelles, ainsi que nos propositions qui ont été transmises à l’ancienne administration. Nous voudrions les relancer pour que la nouvelle administration de Joe Biden nous donne son avis. Nous comprenons qu’ils ont besoin de temps pour prendre leurs marques à la Maison blanche et au Département d’État américain. J’espère que cela ne prendra pas trop de temps. 

Il reste des questions concernant le désarmement. Par exemple, la composition des participants. La position des Américains concernant la Chine, affirmée par Donald Trump, n’a pas changé, tout comme sur bien d’autres questions.

Les négociations multilatérales, premièrement, ne doivent pas annuler les accords russo-américains, car nous possédons bien plus d’armements que les autres pays nucléaires. Deuxièmement, en rendant ce processus multilatéral, il faut créer une entente volontaire entre tous ceux que l’on voudrait voir (c’est avant tout les cinq puissances nucléaires). Nous n’allons jamais chercher à persuader la Chine. Nous respectons la position de Pékin qui veut soit nous rattraper, soit que nous descendions à son niveau avant d’en parler. Mais quelles que soient les circonstances, ce processus multilatéral ne peut pas avoir lieu sans le Royaume-Uni et la France. L’administration de Donald Trump insistait sur la participation de la Chine [pour contrôler ses armes nucléaires] mais disait au sujet de ses alliés qu’ils étaient « les gentils » [et qu’il n’y avait donc pas matière à contrôler leurs armes nucléaires], littéralement dans ces termes. Tout cela est ridicule. 

En dehors du processus de désarmement, qui est complexe et long en soi, nous n’avons pas beaucoup de secteurs où il existe des perspectives de coopération constructive.

Journaliste : Parce que la vision est complètement différente ou parce qu’ils ne veulent pas communiquer ?

Sergueï Lavrov : La mentalité du « maître en la demeure », et à travers celle-ci la désignation d’ennemis (la Chine n’a pas été encore qualifiée d’ennemie mais nous l’avons déjà été deux fois), n’a pas disparu. Qui plus est, les Démocrates ont des raisons supplémentaires de renforcer une telle politique : contrairement à Donald Trump, ils disent qu’ils ne se laisseront pas « mener par le bout du nez » par les Russes.

Question : N’avez-vous pas l’impression que les Démocrates sont venus avec l’objectif de prendre une revanche, que ce que Donald Trump n’a pas fait en quatre ans, ils vont le faire aujourd’hui ?

Sergueï Lavrov : Encore au stade de la campagne électorale, ils s’exprimaient approximativement de cette manière. Joe Biden et son entourage ne disaient pas simplement que c’était de la mollesse ou un flirt permanent, mais que cela revenait à travailler pour les renseignements russes. Donald Trump disait être « le plus ferme envers la Russie ». Il a dit qu’il appréciait Vladimir Poutine, mais il a adopté plus de sanctions que tous ses prédécesseurs réunis.

Les « règlements de comptes de cow-boys » pour savoir qui est le meilleur ont également lieu là-bas. Mais c’est une manifestation normale de la politique américaine, surtout maintenant. Les désaccords entre les libéraux qui considéraient le libéralisme comme une tendance irréversible se sont aggravés dans la plus grande mesure possible. Donald Trump, qui n’aimait pas les principes et les approches libéraux, a soudainement pris le relais. Il a essayé de réfléchir davantage aux intérêts fondamentaux des fondateurs américains, des gens qui ont déménagé là-bas (et cela a toujours été une nation d’immigrants), et qui ont accepté ses lois. Donc, la grande question est de savoir si les gens doivent rester fidèles au pays qui les a acceptés ou s’ils veulent éroder ses principes ?

Journaliste : Est-ce qu’ils doivent s’adapter ?

Sergueï Lavrov : Oui. Et ils veulent être le boss. Tout se résume encore une fois à cela.

Journaliste : Passons au Karabakh. Heureusement, la guerre est terminée, un traité de paix a été signé. Beaucoup de choses ont été dites sur le rôle de la Russie et de l’Azerbaïdjan. Je voudrais également poser une question sur la Turquie. Je me suis rendu en Azerbaïdjan pendant la guerre et j’ai souvent entendu dire que tous les Azéris étaient favorables au Grand Touran (un État qui réunirait les territoires de la Turquie jusqu’à notre Asie centrale). Moscou ne craint-il pas un tel renforcement de la Turquie ?

Sergueï Lavrov : C’est l’avis d’une partie de la société. Je ne vais pas déterminer le pourcentage de ceux qui réagissent ainsi. Je ne pense pas que tous ceux qui vous en ont parlé savent ce qu’est le Grand Touran. 

Le thème des relations turcophones a pénétré assez profondément dans le tissu de la coopération entre la Turquie et les pays concernés, dont l’Azerbaïdjan et plusieurs pays de l’Asie centrale. 

Il existe le Conseil de coopération des États turcophones, auquel nous participons en tant qu’observateurs. Plusieurs de nos Républiques souhaitent des contacts. Elles y promeuvent des projets concrets.

Il existe la Türksoy, l’Organisation internationale pour la culture turque. Ainsi que l’Assemblée parlementaire des États turcophones. Toutes ces structures fonctionnent depuis assez longtemps. Elles ont leurs propres projets et organisent des événements. Cela passe principalement par les traditions culturelles, linguistiques et éducatives.

En parlant du Grand Touran en tant qu’entité supranationale dans le sens historique, je ne pense pas que la Turquie vise un tel objectif. Je ne vois pas comment dans la réalité les pays qui faisaient partie de l’URSS et sont devenus des États indépendants peuvent soutenir une telle idée. Au contraire, toute l’emphase dans leur politique étrangère et la pratique de leur activité porte sur la nécessité de renforcer leurs États-nations.

En ce qui concerne la Turquie, elle a ses propres intérêts. Ce sont des compatriotes qui parlent la même langue. Nous voulons également que le « monde russe » ait la possibilité de communiquer. Nous avons créé un réseau ramifié d’organisations de compatriotes qui résident à l’étranger, nous ouvrons des Centres du monde russe dans les universités de différents pays avec des objectifs purement linguistiques, éducatifs et scientifiques.

A Cracovie a été récemment fermé le Centre de la langue russe et de la culture créé par la Fondation Rousskii Mir [organisme public russe destiné à la diffusion de la langue et la culture russes, en soutenant les programmes d’études de langue russe dans les différents pays à travers le monde]. C’est une démarche évidente pour la Pologne, tout comme pour les pays baltes qui luttent contre tout ce qui est russe. L’Ukraine fait la même chose : le blocage de médias russes, l’interdiction linguistique. Nous le savons bien. Nous continuerons de protester auprès de l’OSCE, du Conseil de l’Europe et des structures compétentes de l’ONU. On ne peut pas feindre que cela résulte de la « croissance » et de la « maturité » de la nation ukrainienne qui, dit-on, est « malheureuse ». Les Ukrainiens eux-mêmes disent « descendre d’Alexandre le Grand ». Alors assumez les règles décrétées. Les « dérobades » de l’UE, de l’Allemagne et de la France, en tant que membres du Format Normandie, afin de ne pas remplir leurs fonctions « d’éducation » de l’Ukraine pour que Kiev mette en œuvre les Accords de Minsk, sont devenues chroniques. Cela ne fait honneur ni à l’Allemagne ni à la France.

Journaliste : Il a été déclaré que l’Ukraine avait été reconnue comme un État hostile pour la Russie. Comment cela influencera-t-il nos relations ?

Sergueï Lavrov: C’est simplement une caractéristique de l’État. Qu’y a-t-il d’hostile ? Des écoles russes sont fermées, dans les magasins il est interdit aux acheteurs et aux vendeurs de parler leur langue natale, des nazis brûlent des drapeaux russes. 

Journaliste : Tout cela rappelle les événements qui se sont déroulés dans les pays baltes il y a 20-30 ans.

Sergueï Lavrov : Quand les pays baltes adhéraient à l’UE, nous avons demandé aux bureaucrates européens, aux « bureaucrates de Bruxelles », s’ils étaient sûrs de leurs actes. Il existe à ce jour des problèmes qui ne s’inscrivent pas dans les critères d’un État membre, notamment le respect des droits des minorités nationales russophones en Lettonie et en Estonie. Ils ont répondu que les pays baltes éprouvaient de la phobie envers la Russie (à cause de la guerre, de la prétendue occupation, etc.), que l’UE les prendrait « sous son aile », qu’ils se calmeraient et que les minorités nationales seraient heureuses et satisfaites. C’est exactement l’inverse qui s’est produit. Les Russes n’ont obtenu aucun droit, le problème de la non-citoyenneté persiste.

Journaliste : Revenons à la Turquie : le renforcement d’Ankara, son rôle actif dans la guerre du Haut-Karabakh, la visite du Président turc Recep Tayyip Erdogan en Chypre du Nord (ce que le dirigeant turc n’avait pas fait depuis longtemps)… Qu’en pense Moscou ?

Sergueï Lavrov: Si l’on prend la République turque et ce qu’on appelle Chypre du Nord, nous le considérons comme des relations d’Ankara avec ses « compatriotes ». Je n’ai pas entendu dire que la Turquie avait renoncé à l’ONU aux engagements pris par les belligérants : il s’agit de la recherche d’une solution mutuellement acceptable, de la création d’une fédération bizonale et bicommunautaire. On discute de savoir à quel point elle sera forte ou faible. Mais il n’existe aucun différend quant au fait que cela doit être un État uni. Même si, il n’y a pas si longtemps, certains avançaient encore l’idée que rien ne fonctionnera et qu’il faudra créer deux États. Nous comprenons qu’Ankara souhaite que les Turcs vivent à Chypre dans des conditions d’équité et de garantie de leurs droits. Nous sommes favorables à ce que ces mêmes motifs par lesquels la Turquie explique ses actions en Méditerranée orientale, notamment concernant les hydrocarbures, soient à la base de son dialogue avec la Grèce et Chypre.

Le 17 février, j’ai parlé au Ministre grec des Affaires étrangères Nikos Dendias. Il a déclaré que le 25 janvier 2021 avait eu lieu un contact « de sondage » avec le Ministre turc des Affaires étrangères Mevlüt Cavusoglu. Ils n’ont pas réglé tous les problèmes. Mais le fait que le dialogue soit établi est une bonne chose. Nous avons convenu d’entretenir ce dialogue. Le 18 février, j’ai parlé à Mevlüt Cavusoglu. Nous avons poursuivi l’échange d’avis suite aux entretiens téléphoniques entre les Présidents Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan sur la Syrie, la Libye, le Haut-Karabakh et les relations bilatérales. De nouveaux réacteurs d’une centrale nucléaire sont en construction ; le projet TurkStream est en cours. Il existe de nombreux points communs entre nos pays en matière d’énergie.

En octobre 2019 à Sotchi s’est tenu le premier sommet Russie-Afrique de l’histoire. Un nombre record de chefs d’État et de gouvernement y a participé. Pendant sa préparation, nous avons analysé le développement des relations avec les pays d’Afrique, ce qu’il en était notamment de l’élargissement de notre présence sur ce continent le plus prometteur à long terme aux yeux des politologues. Nous avons regardé comment s’y « intégraient » d’autres pays. Depuis 2002, le nombre d’ambassades de Turquie en Afrique est passé de 12 à 42. Les échanges de la Turquie avec cette région avoisinent les 20 milliards de dollars par an, contre près de 15 milliards de dollars pour nous. Je veux parler de la manière dont la Turquie voit les opportunités.

Journaliste : La Turquie a été peut-être déçue par l’UE car personne ne l’a acceptée ?

Sergueï Lavrov : Je pense que cela joue également son rôle. Dans les contacts avec l’UE, Ankara continue d’insister sur le fait qu’il lui a été promis qu’elle serait intégrée. La Turquie « redresse les épaules «, « prend du poids » malgré ses problèmes économiques intérieurs. Le pays vit en grande partie en accumulant de la dette publique, mais ce modèle est très populaire dans le monde.https://www.youtube.com/embed/PFUBKXYQ_cI?version=3&rel=1&showsearch=0&showinfo=1&iv_load_policy=1&fs=1&hl=fr&autohide=2&wmode=transparent

Journaliste : 2020 est l’année de la pandémie. A de telles périodes, les pays doivent s’unir et s’entraider. D’après vous, est-ce le cas ? Ou les différends ont-ils empêché de consolider le monde même autour de l’infection de Covid-19 ?

Sergueï Lavrov : Nous sommes revenus au début de notre conversation. Il n’y a plus d’idéologies de nos jours [contrairement à l’époque de la guerre froide]. Mais la perception idéologisée et politisée du vaccin russe n’a pas été un très bon signal. Le vaccin Sputnik V a été annoncé en août 2020, plusieurs mois après le sommet du G20 (mars 2020) où Vladimir Poutine prônait activement la coopération dans la production du vaccin. A l’époque déjà, nous étions prêts à former des brigades scientifiques conjointes. Réticents à aider les concurrents, les pays occidentaux et leurs compagnies n’ont pas répondu à cet appel. Voilà en ce qui concerne la cohésion dans le secteur purement médical.

Il existe également le secteur humanitaire. Le Secrétaire général de l’ONU Antonio Guterres et la Haute commissaire de l’ONU aux droits de l’homme Michelle Bachelet ont appelé à suspendre pendant la pandémie toutes les sanctions unilatérales dans les domaines impactant directement la nourriture, la fourniture de médicaments, d’équipements médicaux, afin de faciliter le sort de la population des pays frappés par les sanctions unilatérales (indépendamment des raisons). Les auteurs de ces sanctions (avant tout les États-Unis et l’UE) n’y ont aucunement réagi. Tout comme il n’y a eu aucune réaction à la proposition du Président russe Vladimir Poutine au sommet du G20 concernant la mise en place de « corridors verts » pendant la pandémie  pour la circulation des marchandises dans le régime le plus souple possible, soit sans taxes, redevances, atermoiements et inspections douanières particulières.

Après tout, tout le monde est dans le même « bateau », qui n’est pas si grand. Il existe déjà des pronostics que cela durera, que ce sera une infection saisonnière mais pas comme la grippe ou d’autres maladies : qu’il faudra l’application permanente des mesures de précaution et le port de moyens de protection individuelle. Cette prise de conscience devrait inciter les pays à une plus franche coopération, notamment ceux qui en doutaient jusqu’à récemment.

Parmi les avantages constatés : le retour des États-Unis au sein de l’OMS. Certaines « têtes brûlées » de Washington pensent qu’à leur retour ils prendront le contrôle de tout. Le Secrétariat de l’OMS compte moins de 50 Chinois, nous sommes 25, les Américains sont plus de 200 et les membres de l’OTAN dépassent 2 000 personnes. L’ancienne administration américaine disait que la Chine manipulait l’OMS. C’est faux. Ou alors il y aurait une impuissance totale des 2 000 otaniens qui doivent représenter la majorité au Secrétariat de l’OMS.

Voir Sergueï Lavrov : aux yeux de la Russie, l’Occident est déjà mort

Il y a bien quelques résultats positifs. Mais ce problème a été récemment examiné à l’Assemblée générale des Nations Unies et au Conseil de sécurité. Il est important maintenant de se concentrer sur une collaboration équitable au sein de l’OMS. Outre les tentatives de mener des « coups d’État en douceur » et d’établir leurs propres règles dans l’Organisation, nullement fondées sur un consensus, une idée a été suggérée pour déplacer les principales décisions sur les politiques de santé mondiales en dehors de l’organisation universelle qu’est l’OMS. Nous signalons cette tendance depuis un certain temps déjà, celle de remplacer le droit international par un ordre mondial fondé sur des règles. En réalité, ces règles se résument à élaborer toutes les décisions dans un cercle de pays qui sont d’accord avec vous plutôt que dans un groupe à représentation universelle où vous devez argumenter votre cause et rechercher des équilibres et des compromis. Et à la fin, ils présentent simplement leur décision comme « la vérité ultime » et exigent que tout le monde la respecte.

Cela sous-tend l’initiative franco-allemande pour un nouveau multilatéralisme et des partenariats limités en Occident. Par exemple, Paris a lancé un partenariat international contre l’impunité pour l’utilisation des armes chimiques. Dans le cadre de ce partenariat non universel et non onusien, l’UE crée le régime dit « horizontal » de sanctions à imposer à toute personne visée par le partenariat initié par la France. Un régime de sanctions similaire est en cours de création pour la cybersécurité. Au lieu de toute discussion ouverte, les Français encouragent un partenariat pour défendre la liberté dans le cyberespace. C’est un autre exemple de règles sur lesquelles « l’ordre » sera basé.

Il y a des tentatives pour créer des groupes similaires en dehors de l’OMS. Mais la santé des gens n’est pas un domaine où l’on peut jouer à la géopolitique. À moins qu’il n’y ait une conspiration derrière cela pour réduire la population de la Terre. Beaucoup commencent maintenant à développer de telles théories et concepts.

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